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Chronique Livre :
115 de Benoît Séverac

Chronique Livre : 115 de Benoît Séverac sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Sans Adamat, Hiérosé n’aurait rien à perdre. Sans son fils, la jeune Albanaise n’aurait pas de raison de vivre. D’ailleurs, elle serait déjà morte. Noyée dans la mer Adriatique parce qu’elle se serait laissée couler lorsque le bateau s’est retourné entre Durrës et Brindisi. Les passeurs les ont sortis de l’eau et les ont amenés jusqu’en France où la jeune Albanaise est forcée à se prostituer.

Planquée dans un container pour échapper à ses proxénètes, elle est découverte par Nathalie Decrest, chef de groupe de la Brigade Spécialisée de Terrain de la Police Nationale, lors d’une descente dans un camp de Gitans. La vétérinaire Sergine Hollard, elle, a un projet : créer une clinique ambulante qui accueillerait les animaux des SDF, seuls liens entre les indigents et le monde.

Lors de la mise en oeuvre de son projet, elle rencontre Cyril, un jeune autiste qui vit dans la rue sous la coupe de deux soeurs jumelles surnommées Charybde et Scylla par les sans-abri et les travailleurs sociaux. Les deux jeunes femmes, policière et vétérinaire, connaissaient les lisières de ce monde de la misère : elles vont y pénétrer pour en découvrir la violence.


L'extrait

« Une vingtaine de véhicules en tout, s’étirant sur plus de quatre-vingt mètres d’un bout à l’autre du parking de l’Esméralda - la boîte de nuit de Toulouse-Nord, où les collègues de Nathalie interviennent régulièrement à cause des cowboys de la sécurité qui oublient que, dans « service d’ordre », il y a « ordre ».
Sans oublier le docteur vétérinaire Sergine Hollard, réquisitionnée d’office pour s’occuper des volatiles qui seront saisies. Elle est censée évaluer leur état de santé avant qu’ils ne soient confiés à la fourrière. Nathalie Decrest l’a même installée dans le fourgon des services municipaux compétents, venus lui prêter main-forte. Attraper les coqs surexcités et survitaminés risque d’être épique. Ils ne seront pas trop de quatre.
La vétérinaire est à l’arrière, le menton enfoncé dans son col fourré. Ce n’est pas tant à cause de la température que pour signifier sa mauvaise humeur. Sergine Hollard est outrée que la policière ait fait appel à ses services malgré le contentieux qui demeure entre elles depuis l’été dernier. En volant au secours de Samla - une jeune Maghrébine qui travaille désormais comme bénévole à la clinique -, Sergine Hollard a marché sur les plates-bandes de la police et mis le feu au quartier des Izards. » (p. 17)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Sujet original et angle d’attaque singulier, deux bons points, d’entrée, pour le 115 de Benoît Séverac. Une véto aux velléités humanitaires, c’est, en effet, plus que rare dans la littérature noire, quand à la santé des animaux accompagnant les SDF, autant dire que je n’en ai jamais entendu parler dans un polar . La vétérinaire, c’est Sergine Hollard, elle a du caractère et de l’obstination, ce ne sont pas les oppositions ou la tiédeur qui accueille son idée d’ouvrir une clinique ambulante pour les animaux de compagnie des SDF qui vont la décourager. On s’aperçoit assez vite que rien ne lui fait lâcher son os quand elle en tient un, ni la mauvaise volonté, ni les flics, même s’ils font les gros yeux.

Elle est associée dans une belle clinique vétérinaire de Toulouse où elle protège et emploie Samia, une jeune Maghrébine qui envisage de suivre ses pas dans le métier. Son planning clientèle surchargé devrait amplement suffir à l’occuper mais sa vie personnelle étant un peu vide, elle a besoin de se trouver une mission, d’être utile à quelqu’un. La santé des animaux de ceux qui n’ont déjà pas le minimum pour se soigner lui pose question et Sergine pense qu’avec peu de moyens et de la bonne volonté, elle devrait réussir à apporter au moins quelques bienfaits prophylactiques dans ce domaine. Elle commence donc à contacter les associations prenant en charge le public qu’elle vise.

Forte tête, on l’a dit, la véto a, par le passé, a eu maille à partir avec Nathalie Decrest, une policière de terrain, chef de groupe de sécurité, avec qui elle doit pourtant travailler au début du récit. Bien que tout les oppose, les deux femmes ont une forme de respect mutuel qui se construit peu à peu alors qu’elles s’intéressent, sans vraiment collaborer, au cas de deux prostituées albanaises et d’un très jeune enfant découverts lors d’une descente chez des Gitans qui les cachaient de leurs proxénètes. Ces deux femmes mises à l’abri précaire d’un hôtel préoccupent Nathalie et Sergine tant leur détresse est grande et les dangers qui les guettent importants. À commencer par leurs proxénètes qui, maintenant qu’elles ne sont plus dans le secret du camp, risquent de remettre la main dessus rapidement.

Le docteur Hollard ouvre finalement sa clinique ambulante après bien des démarches auprès de bénévoles agissant aux marges de la loi. Les temps sont à l’ouverture de parapluies et aux restrictions partout, son initiative suscite l’enthousiasme mais elle ne peut pas être soutenu officiellement, elle doit se résoudre à agir à la marge. C’est là que Sergine va rencontrer Odile, une SDF fortement alcoolisée vivant dans un campement de fortune avec plusieurs autres individus dont certains aux personnalités inquiétantes.

À partir de cette base, Benoît Séverac nous plonge en plein coeur des détresses diverses et variées qui touchent les exclus du système libéral : misère affective, sociale, économique, sexuelle… Aucun misérabilisme cependant, les salauds de pauvres en prennent autant pour leur grade que les profiteurs en tous genres. La bassesse est équitablement répartie, c’est ce qui donne sa force à ce roman qui ne déverse pas une soupe fadasse à base de gentils pauvres et méchants riches ou truands. Aussi bas qu’il soit dans la chaîne alimentaire, l’être humain trouve toujours, lorsqu’il en a le vice, un plus faible que lui à exploiter et spolier. C’est ainsi depuis des millénaires, nous n’avons pas évolué, quelques signes me disent même que nous régressons légèrement dans ce domaine, ce n’est pas 115 qui vous fera penser le contraire...

Récit rendu puissant également par les personnalités de ses deux héroïnes, Decrest et Hollard, deux femmes qui savent ce qu’elles veulent, qui se donnent les moyens d’y parvenir, quitte à se tromper mais ne baissant jamais les bras Leur détermination est une force, même si elle les pousse à s’affronter parfois, elles vont finir par s’apprivoiser quelque peu et se faire confiance. Ce qui n’est pas superflu, les affaires qui les attendent sont complexes, superbement bien traitées et amenées par l’auteur qui a su mêler problèmes sociaux et failles intimes dans un roman noir choral qui a le grand mérite d’aborder des sujets difficiles - la prostitution des jeunes immigrées ou l’existence au quotidien des sans-abris, ceux qui vivent aux marges de la société, en sont les victimes, ce qui ne les empêche pas de se transformer en bourreaux lorsque l’occasion se présente.

De beaux personnages dans une histoire originale, sans concession, les deux pieds dans le réel, il y a urgence à lire 115 !


Notice bio

Benoît Séverac enseigne l'anglais à l'école vétérinaire de Toulouse où il vit. Il a publié à la Manufacture de livres, Le Chien arabe, Prix de l'Embouchure 2016, paru chez Pocket en 2017 sous le titre de Trafics. En 2016 a paru chez Syros, Little Sister. Il est aussi l’auteur de Les Chevelues aux éditions Tme, traduit aux USA et de Silence, adapté au théâtre.


La musique du livre

Francis Cabrel – Ma Place dans le Trafic


115 – Benoît Séverac – La Manufacture de Livres – 286 p. octobre 2017

photo : Pixabay

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