Chronique LIVRE :
1793 de Niklas Natt och Dag

Publié par Psycho-Pat le 28/04/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
1793. Le vent de la Révolution française souffle sur les monarchies du nord. Un an après la mort du roi Gustav III de Suède, la tension est palpable. Rumeurs de conspirations, paranoïa, le pays est en effervescence.
C’est dans cette atmosphère irrespirable que Jean Michael Cardell, un vétéran de la guerre russo-suédoise, découvre dans un lac de Stockholm le corps mutilé d’un inconnu. L’enquête est confiée à Cecil Winge, un homme de loi tuberculeux. Celui-ci va bientôt devoir affronter le mal et la corruption qui règnent à tous les échelons de la société suédoise, pour mettre au jour une sombre et terrible réalité.
L'extrait
« Il se débarrasse de sa redingote avec la gaucherie du manchot. La perruque de laine oubliée dans la doublure tombe dans la boue. Bah, peu importe. Cette cochonnerie lui a coûté trois sous, la mode est en train d'en passer, et il ne la porte que parce que bien se présenter augmente les chances d'un vétéran de guerre de se faire offrir un ou deux coups à boire. Cardell lève les yeux. Tout là-haut, les étoiles brillent au-dessus de la baie d'Årstafjärden. Il ferme les yeux pour garder en lui ce sentiment de beauté, puis entre de la botte droite dans Fatburen.
La vase détrempée ne porte plus le poids de Cardell. Il s'enfonce jusqu'au genou et sent l'eau s'engouffrer dans sa botte, qui reste coincée dans la boue quand sa chute en avant en extirpe sa jambe. Mi-nageant, mi-rampant, il s'éloigne du bord.
L'eau est épaisse, lourde sous ses doigts, chargée de tout ce que même les taudis de Södermalm ne jugent pas bon de garder.
L'ivresse a altéré soin jugement. La panique le saisit au creux du ventre quand il ne sent plus le fond sous ses pieds. L'eau est plus profonde qu'il ne l'avait cru, et le voilà replongé devant Svensksund, trois ans auparavant, dans l'effroi de la tempête, au large du front suédois.
Il embrasse le corps, dont ses battements de pieds l'ont rapproché. Sa première pensée est qu'il avait raison : ceci n'est pas une créature humaine. C'est le cadavre d'un animal, coulé là par les grouillots de l'abattoir, et transformé en bouée par les gaz de putréfaction qui ont rempli ses intestins. Puis le paquet se retourne et il se retrouve face à lui.
Ça n'est pas du tout décomposé, mais les orbites qui le regardent sont vides. Derrière les lèvres déchirées, plus de dents. Les cheveux ont gardé leur lustre – la nuit et l'eau gluante de Fatburen ont fait de leur mieux pour éteindre son éclat, mais c'est sans aucun doute une claire chevelure blonde. À force de haleter, Cardell boit la tasse.
La quinte de toux passée, il reste immobile à flotter près du cadavre. Il observe ses traits déformés. On entend plus les enfants sur le rivage. Ils attendent son retour en silence. Il fait demi-tour et se met à battre l'eau de son pied nu, pour regagner le rivage. » (p. 20-21)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Une puissante odeur du Parfum...
Tout commence dans les remugles immondes de Fatburen, une étendue d'eau où viennent se jeter tous les déchets des quartiers pauvres qui l'entourent et des divers abattoirs et industries. Un bouillon de culture à ciel ouvert qui ne choque guère dans le Stockholm de 1793. Le peuple vit dans une misère effroyable, l'espérance de vie n'excède guère le trentaine, et encore, pour les plus prudents, les maladies infectieuses déciment à tour de bras enfants, prostitué(e)s et travailleurs pauvres. C'est dans cet égout à ciel ouvert que Michael Cardell repêche quelques restes humains : un tronc auquel est encore rattachée une tête aux orbites vides, à la langue tranchée...
Vétéran de la guerre navale contre les Russes, Cardell est manchot. Son bras amputé, remplacé par une prothèse en buis, le rend redoutable dans les bagarres. Il officie dans la « garde séparée », une sorte de milice chargée de surveiller les différents trafics, d'arrêter les fugitifs, d'empêcher les bagarres, les départs de feu, bref de maintenir l'ordre, tout en fournissant un emploi aux anciens soldats suédois handicapés. L'affaire du corps horriblement mutilé est confié à Cecil Winge, un homme brillant, à l'intelligence vive et fine, aimant la logique implacable et qui ne se laisse guère impressionné par les pressions qui ne vont pas manquer. Hélas, Cecil est au bout du rouleau, rongé jusqu'à la moelle par une phtisie au stade terminal qui l'affaiblit de jour en jour. Outre la complexité de l'enquête, s'ajoute donc une dimension de course contre la montre, Winge sachant très bien que nul ne reprendra ses investigations s'il disparaît avant d'avoir eu le fin mot de l'histoire. De trop puissantes personnes semblent mêlées à ce crime odieux pour que la hiérarchie de police s'y risque, voilà aussi pourquoi c'est lui qui a hérité du fardeau.
En lisant 1793, on ne peut s'empêcher de penser au roman Le parfum de Patrick Süskind, le Stockholm de l'auteur sent aussi fort que le Paris de Jean-Baptiste Grenouille, la misère y est aussi criante, les miasmes et morts violentes tout autant omniprésentes. Le conflit avec la Russie a laissé des traces profondes dans les esprits des plus pauvres. Une guerre pour rien, des dizaines de milliers de morts et de blessés méprisés par un roi qui n'a même pas songé à exploiter la victoire si chèrement acquise. Le typhus, ramené par un vaisseau du tsar a fini une partie de travail des boulets des canons. Ce qui explique que l'idée venue de France, qu'il était tout à fait possible de se passer de la caste dominante, n'était peut-être pas si mauvaise. Cardell et Winge vont donc faire traverser l'époque aux lecteurs, les entraîner dans les recoins les plus obscurs des ruelles des quartiers mal-famés de la capitale, en compagnie d'autres personnages-clés dont on découvre au fur et à mesure l'histoire tragique : les incendies gigantesques, la prostitution, les usuriers, l'esclavage auquel sont réduits les endettés, la brutalité des gardiens, la corruption... Une société ultra-violente, faite de privilèges exorbitants pour un très petit nombre, financés par les conditions de vie déplorables de la multitude, dont la soumission est assurée par la religion et ses pasteurs.
L'enquête fourmille de faits réels dont l'auteur donne quelques exemples dans sa postface, le suspense propre à l'intrigue est entrecoupé de récit des batailles auxquelles a participé Cardell, des mésaventures terribles de protagonistes essentiels dont les existences passées expliquent les fils de l'énigme du cadavre mutilé, son origine et les mobiles de son ou des ses tortionnaires. En lisant 1793, outre la captivante enquête de Cardell et Winge, l'agonie lente du détective passant ses nuits insomniaques à monter et démonter les rouages de sa montre - afin, peut-être de maîtriser le peu de temps qui lui reste -, on plonge très vite dans l'atmosphère délétère des taudis des bas-quartiers de Stockholm, dans les manœuvres des puissantes confréries alternant fausse générosité et criminalité la plus vile. Les descriptions ne nuisent en rien à la fluidité de la narration, elles sont habilement mêlées à l'action, aux nombreux longs trajets pédestres inévitables. Les ambiances de tavernes bondées de marins saouls, les bordels misérables, les pièges tendus à ceux qui se croient plus malins que la pauvreté par les rapaces s'engraissant sur la misère, tout cela est parfaitement rendu.
L'affaire du cadavre flottant sert de fil rouge à un panorama de la Suède de 1793. Certes, il s'agit bien d'un thriller, nourri de scènes terrifiantes ou horrifiantes, de famine, de sang, de combats, d'évasion, des crimes les plus abjects, mais l'aspect politique n'est jamais loin, jamais oublié. Cecil Winge est un beau personnage, complexe, torturé par la maladie et ses questions existentielles incessantes, Cardell, au contraire, fonce, cogne, se fait assommer, boit comme un trou, mais est d'une fidélité absolue et loin d'être sot, sa ténacité sera précieuse pour venir à bout de l'énigme. Et il en faudra, à tous les protagonistes, certaines scènes sont éprouvantes, dures, d'un réalisme terrible, ce sont celles qui se rapprochent le plus des faits réels...
Un très bon thriller historique, une intrigue complexe, une enquête captivante et une description passionnante et détaillée du Stockholm de l'époque.
Notice bio
Niklas Natt och Dag est né en 1979. L’histoire familiale de l’auteur est intimement liée à l’Histoire de Suède. Il est issu de la famille suédoise noble la plus ancienne qui ait survécu. Ses ancêtres furent responsables du meurtre du rebelle Engelbrekt en 1436. Ils dirigèrent l’armée qui céda la ville de Stockholm aux Danois en 1520. Sa famille fut contrainte à l’exil après avoir demandé l’abdication de Charles XIV en 1820.
Le nom de famille de l’auteur, Natt och Dag, peut se traduire littéralement par « Nuit et Jour ». L’origine de ce nom provient des armoiries familiales qui représentent un bouclier scindé horizontalement, en doré et en bleu.
Quand il n’est pas en train de lire ou d’écrire, l’auteur s’adonne à une autre de ses passions, la musique. Il joue de la guitare, de la mandoline, du violon ou encore du shakuhachi, une flûte en bambou japonaise.
Niklas Natt och Dag vit à Stockholm avec son épouse et leurs deux fils.
1793 - Niklas Natt och Dag – Sonatine Éditions – 437 p. avril 2019
Traduit du suédois par Rémi Cassaigne
illustration : La bataille de la baie de Vyborg par Ivan Aïvazovski (détail) - Wikipédia