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Chronique Livre :
188 MÈTRES SOUS BERLIN de Magdalena Parys

Chronique Livre : 188 MÈTRES SOUS BERLIN de Magdalena Parys sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Berlin, 1998. Klaus Kreifeld reçoit la visite d’un certain Foerster, accompagné de son garde du corps. Peu après, il est assassiné. Vingt ans auparavant, en 1981, Klaus avait été chargé de diriger la construction d’un tunnel de 188 mètres de long entre Berlin Ouest et Berlin Est. L’objectif officiel de l’opération était d’organiser l’évasion d’un haut fonctionnaire communiste, le trouble Franz.

Peter, un des membres de l’équipe ayant participé à la mise en œuvre de cette entreprise périlleuse, décide de mener l’enquête pour découvrir le meurtrier de son ami. Persuadé que la mort de Klaus est liée au tunnel, il retrouve ses camarades de l’époque et recueille leurs témoignages pour tenter de faire toute la lumière sur cette étrange aventure souterraine.

Après toutes ces années, il reste encore beaucoup de zones d’ombre. Comment se fait-il que le tunnel ait été creusé pour un seul homme ? Pourquoi la NBC voulait-elle filmer l’évasion ? Pourquoi les membres de l’équipe ont-ils été aussitôt interceptés et interrogés par les Américains ? Un accord avait-il été conclu entre les services secrets est-allemands et les renseignements occidentaux ? Dans quel but ?

Au fur et à mesure qu’il déroule la pelote de cette intrigue, Peter va découvrir une réalité bien plus complexe qu’il ne l’imaginait. Et s’ils avaient tous été manipulés ?


L'extrait

« La voisine porte un tablier sale et elle a parfois des ennuis avec ses voisins, mais elle sait très bien ce qui se passe en face de chez elle. Elle patiente. Elle a le temps. Quand elle entend quelque chose, elle se lève et regarde par le trou de la serrure ou par le judas.
Sur le trajet cuisine-couloir, un sillon profond a creusé la moquette. Pas étonnant. Le voisine l’effectue une dizaine de fois par jour. À la cuisine, il y a une grande fenêtre. La voisine a installé un coussin bien confortable sur le rebord, et elle observe. L’hiver, elle préfère le couloir ; l’été, le fenêtre, mais ça dépend.
Elle a mal partout à force de rester assise sur sa chaise. C’est pourquoi elle a rapporté son fauteuil de la chambre. Dans ce fauteuil, parfois elle somnole, ou bien lit son journal. Parfois elle se lève et entrouvre la porte.
Aujourd’hui, par exemple, à l’aube, elle a vu deux hommes et une femme entrer dans l’appartement voisin. La femme, c’était Victoria, la soeur de cet ivrogne, Klaus, celui qui habite en face. Elle vient souvent ici. Une femme très élégante.
D’habitude, la voisine entrebâille la porte pour voir comment elle est habillée, quelle robe elle porte, quelles chaussures, si Klaus est soûl, mais depuis que ces deux types rôdent par ici, elle préfère fermer à double tour. Il vaut mieux ne pas se faire remarquer, ne pas allumer la lumière. Mais par le judas on peut voir beaucoup de choses aussi. » (p. 24-25)


L'avis de Quatre Sans Quatre

RDA, RFA, ça vous dit encore quelque chose ? Une histoire de mur bien gardé avec des hommes en arme qui tiraient et tuaient les candidats au passage de l’est à l’ouest. Berlin-Ouest, enclave occidentale dans le bloc de l’est, barrée de barbelés puis du Mur, rêve difficilement accessible pour ceux qui étaient du mauvais côté du check-point. Situation ubuesque dans laquelle on risquait sa peau pour traverser la rue sans les visas nécessaires pratiquement systématiquement refusés.

En cette année 2010, le Mur est tombé, l’Allemagne est réunifiée mais Peter Michalski n’a pas oublié qu’il a participé, avec un groupe d’amis, au creusement d’un tunnel illicite. Klaus, autre membre de la bande a été assassiné en 2000, soit plus de dix ans après la chute du Mur, ce meurtre demeure une énigme que Peter va tenter d’élucider en interrogeant tous les survivants de cette folle équipée souterraine. Il n’oublie rien cet homme, c’est d’ailleurs pour cela qu’il a été mis à la retraite anticipée - avec bien des égards - de son poste de fonctionnaire ministériel ayant accès à beaucoup de secrets, il faisait si bien son travail, sa mémoire était tellement remarquable, qu’il devenait gênant pour le pouvoir.

188 mètre sous Berlin est, avant d’être un polar, un roman d’atmosphères. Au pluriel parce que ses personnages parlent de différentes époques, de la bataille de Berlin en 1945 à aujourd’hui, le lecteur voit ainsi défiler les comportements et les sentiments des habitants des deux côtés de la séparation. Évidemment, la majeure partie du récit relate la vie dans Berlin du temps des deux Allemagne : la suspicion permanente, la Stasi, les Vopos, une paranoïa érigée en mode de domination de masse par les services de renseignements est-allemands. En face, la CIA n’était pas en reste dans la manipulation et l’utilisation des citoyens de part et d’autre de la ligne de démarcation. Le jeu qui se jouait à Berlin à l’époque de la guerre froide broyait les individus sans état d’âme.

Klaus, Roman, Magda, Victoria, Peter, Jürgen, tous les protagonistes de cette affaire d’évasion ont vécu une histoire différente. Les temps étaient à la dissimulation, aux pseudonymes, à la discrétion la plus totale, puisque la peur des conséquences du moindre acte de rébellion était omniprésente. Ce culte du secret explique en partie comment Roman a réussi à embringuer ses ami(e)s dans les travaux de terrassements. Creuser un tunnel pour faire passer une seule et unique personne, en l'occurrence son frère Franz, reste une aberration que Peter veut résoudre. Même s’il fut question plus tard d’en faire transiter une trentaine d’autres, l’énigme reste de taille. Et puis il y a cette histoire de la chaîne américaine NBC qui voulait diffuser des images du passage au point de financer les travaux, dans quel but ? Éatit-ce bien NBC ou la chaîne servait-elle de paravent à une agence gouvernementale quelconque ?

Roman et Franz sont d’origine polonaise, leur famille a été traversée par la division autant que la ville. Leur père, membre du Parti, communiste convaincu, restera à l’est avec Franz, leur mère passera à l’ouest avec Roman. Bien plus tard, au bout du tunnel, parvenu à l’ouest, Franz changera de nom, deviendra Alfred Zollner et dirigera une école très élitiste où étudieront de nombreux talents venus des pays du bloc de l’Est. Leur lien familial ne suffit pas à expliquer le projet insensé dans lequel s’est lancé Roman qui n’aimait pas son frère. Tour à tour, Peter va rencontrer puis recueillir les précieux témoignages des survivants, démêlant l’écheveau des intrigues amoureuses et politiques liant tous les protagonistes de l’histoire.

Tels le plan des réseaux d’évasion et de tunnels entre l’Est et l’Ouest, Magdalena Parys, sans perdre son lecteur, trace les schémas complexes des événements et des hommes en cette période si embrouillée. Les points de vue et les souvenirs se succèdent au fur et à mesure des rencontres de Peter faisant lentement émerger une vérité examinée quasi cubiste puisque vue sous toutes ses facettes. Par-delà les poncifs recuits sur la dualité de la ville, elle raconte les humains dans la tourmente, leurs multiples réalités, leurs passions, leurs erreurs. leurs fourberies également, dans un style très agréable à lire. Magda, la femme bafouée, humiliée mais amoureuse malgré tout, Victoria, le femme de Franz qui, de sa naissance à sa mort, vivra sans jamais connaître la vérité sur ses origines, Thorsten, le courageux, le premier à se mettre au travail sans arrière-pensée, enthousiaste, grugé lui-aussi par le mensonge généralisé qui entoure cette affaire.

Comme un enquêteur, le lecteur doit recouper les témoignages, écouter attentivement tous les acteurs afin de se forger sa propre opinion sur ce mystérieux tunnel et les motivations des acteurs de cette aventure singulière.

Tout en finesse, 188 mètres sous Berlin livre un pan de l’histoire allemande, voire européenne puisque les pays de l’est y sont très présents, une véritable découverte littéraire passionnante, de très beau x personnages et une intrigue tordue à souhait qui ne se dévoile que lentement au fil des pages.

Un excellent roman noir !


Notice bio

Magdalena Parys est née en 1971 à Gdansk. À l’âge de 13 ans, elle émigre avec sa famille à Berlin-Ouest. Elle vit aujourd’hui à Berlin, où elle a fondé la revue littéraire Squaws. Lauréate en 2015 du prix de littérature de l’Union européenne, 188 mètres sous Berlin est son premier roman, largement salué par la critique.


La musique du livre

Elvis Presley à toutes les sauces, la grande passion de Klaus, une sélection, il y a d'autres titres dans le roman.

You'll Never Walk Alone

Blue Suede Shoes

Don't Cry Daddy

Promised Land

et, une chanson, presque intruse :

Pete Seeger - We Shall Overcome


188 MÈTRES SOUS BERLIN – Magdalena Parys – Agullo Éditions – Collection Agullo Noir – 375 p. septembre 2017
Traduit du polonais par Margot Carlier et Caroline Razska.

photo : Pixabay

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