Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
3 MINUTES de Anders Roslund et Börge Hellström

Chronique Livre : 3 MINUTES de Anders Roslund et Börge Hellström sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Piet Hoffmann est l’homme le plus recherché de la planète. Après s’être évadé de Suède en se faisant passer pour mort, il travaille désormais pour le compte des renseignements américains. Sa mission : infiltrer la mafia colombienne, reine du trafic de cocaïne, en échange de sa protection et de celle de sa famille. Mais au sein du milieu le plus violent et sanglant de la pègre, leur vie semble plus que jamais menacée.

Lorsque le cartel enlève le président de la Chambre des représentants au cours d'une visite officielle en Colombie, Hoffmann se retrouve au cœur de ce que l'on appelle bientôt la « guerre finale contre la drogue ». Alors que la liste des personnes les plus recherchées par le gouvernement devient une liste de cadavres, la DEA interrompt tout contact avec son infiltré, et la seule personne qui puisse aider Piet Hoffmann n’est autre que son pire ennemi : l’inspecteur Ewert Grens qui n’a jamais renoncé à le retrouver mort ou vif…


L'extrait

« Piet Hoffmann n'aimait pas la voix de Vásquez. Il lui manquait quelque chose. De la profondeur. C'était ainsi, une personne ayant de mauvaises intentions rétractait inconsciemment ses cordes vocales et cela affectait sa façon d'articuler.Hoffmann se leva lentement de son siège, ouvrit la lunette arrière de la cabine et se glissa sur le plateau bâché. Le fusil était tenu par deux simples attaches qu'il défit. Il déplia la béquille, s'allongea, tira la culasse vers le haut puis vers lui tout en passant le canon de l'arme à travers le trou dans la bâche prévu à cette fin.
- Tu as été payé.
- Pas assez.
La lunette le rapprocha. C'était comme s'il était près d'eux, entre eux, avec El Mestizo d'un côté et le capitaine Vásquez de l'autre.
- Tu as eu ce que tu as demandé, Vásquez.
- Mais ça ne suffit pas.
Assez près pour se confondre avec le visage d' El Mestizo. Ou de Johnny, comme il l'appelait le plus souvent. Luisant, comme toujours quand il quittait Cali ou Bogotá pour la jungle, les lèvres serrées, les yeux à l'affût. Jadis, ces yeux effrayaient Piet, mais il avait appris à les apprécier, même s'il passait trop souvent de la gentillesse à la cruauté. Et le visage de Vásquez – son épaisse moustache noire comme du charbon, ses sourcils hérissés dans tous les sens comme des antennes égarées. Comme sa voix, ses mouvements étaient différents, pas emportés ni hargneux, plutôt confiants, voilà, lents, presque trop explicites. Il n'avait pas cet air-là quand il avait traité avec lui et l'avait payé, dans le restaurant pourri derrière l'église de Florencia. Assez pour qu'il laisse passer trois livraisons. Ce jour-là, Vásquez était venu en civil, il avait semblé nerveux. Il n'avait retrouvé sa contenance qu'une fois l'enveloppe déchirée et les billets comptés, un par un, en marmonnant.
- Tu n'as pas mentionné l'importance de la livraison. Tu n'as pas dit la vérité.
- Nous avons un accord.
Je ne savais pas combien ça valait. Maintenant, je le sais.
Piet Hoffmann visa à travers la lunette et ajusta sa mise au point sur les yeux d'El Mestizo. Il connaissait ça par cœur. C'était le même mouvement à chaque fois – en un éclair, la pupille s'élargissait, captait plus de lumière pour accumuler de la puissance et parer à l'attaque.
- Tu plaisantes ? Tu as été payé.
- J'en veux le double. » (p. 26-27)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Piet Hoffmann est le modèle de l'infiltration réussie, le nec plus ultra. Non seulement il est entré dans un des plus puissants cartels colombiens mais il y occupe de surcroît une place de choix auprès d'un de ses principaux dirigeants. Il est devenu l'homme de confiance – le seul et unique – d'EL Mestizo, alias Johnny, le trésorier-passeur de la guérilla du PRC. C'est dire qu'il est aux premières loges pour convoyer des cargaisons importantes de cocaïne vers les différents ports et points de passage, afin de mieux en avertir les autorités américaines ensuite. Sous le nom d'El Sueco, il s'est fait une solide réputation de fine gâchette et son patron (et presque ami) remet sans hésiter sa vie entre ses mains. Ce qui arrive relativement souvent dans ce type d'activité. Piet n'est pas de ces infiltrés qui renâclent à enfreindre la loi, s'arrange pour garder les mains propres, il tue lorsque cela s'avère nécessaire, aussi bien flics que militaires ou truands récalcitrants à payer leurs dettes. À noter que le pays est tellement ravagé par la corruption qu'il n'y reste guère d'innocents. Même les plus jeunes garçons, à partir de huit ou neuf ans, attendent avec impatience de devenir sicario (tueur à gages) afin de gagner quelques sous.

Son infiltration n'est connue que de trois personnes dans le monde : Lucia Mendez, responsable de la DEA en Colombie, son agent de liaison, Erik Wilson, l'agent suédois qui lui a permis de s'échapper de sa prison européenne avant de le mettre en lien avec les Américains, et Sue Masterson, la directrice de la DEA à Washington. Piet relève les coordonnées GPS des labos, transmet les lieux de passage des livraisons à ses employeurs officieux et permet ainsi à le DEA d'enregistrer de grands succès. Tout ne va pas trop mal pour lui, même s'il est sans cesse sur le fil du rasoir, même si son épouse Zofia veut changer de vie et retourner en Suède, quitte à ce qu'il aille en prison, plutôt que de le voir poursuivre son travail immoral, même si les cadavres qu'il laisse derrière lui deviennent de plus en plus difficiles à supporter. Zofia craint pour sa vie, sa santé mentale, et souhaitait protéger leurs deux jeunes garçons. Jusqu'à ce que le président de la Chambre des représentant, Crouse, un combattant acharné des cartels ait l'idée saugrenue de se rendre sans une protection efficace contre une attaque des PRC sur le site d'un labo clandestin récemment démantelé, en pleine jungle. Ce qui devait arriver arrive, Crouse est capturé et les USA décrétent la guerre totale à l'organisation qui le détenait. Comme ils savent la faire : éliminations ciblées, drones chargés de missiles et dommages collatéraux dans les familles et voisins des suspects.

Une liste des ennemis publics, l'ensemble des coeurs d'un jeu de carte, est présentée sur toutes les chaînes de télé. Comme en Irak, il s'agit des personnes à abattre, El Sueco est le 7 de cœur. Dès les premiers jours, les assassinats ciblés débutent. Sue Masterson tente vainement de faire revenir l'administration US sur la présence de Piet dans la liste, mais il n'y a rien à faire, elle risque juste de perdre son poste. En désespoir de cause, Erik Wilson envoie en Colombie le plus ancien ennemi de Hoffmann, l'homme qui a plusieurs fois failli avoir sa peau, le commissaire Ewert Grens.

El Sueco entretient des rapports compliqués avec El Mestizo. El Mestizo est un individu cruel, sans aucune pitié, capable des pires horreurs, Johnny, homme qu'il redevient lorsqu'il réintègre le bordel qu'il a racheté, celui où sa mère lui a donné le jour, peut se révéler un père plein d'attention pour sa petite fille, son épouse ou sa maîtresse officielle. Il traite bien mieux les filles qui travaillent pour lui que n'importe qui à la ronde. Le dilemme devient pesant pour Piet. Autant infiltrer une organisation est son pain quotidien, il l'a déjà fait de longues années au sein de la mafia polonaise pour la police suédoise, autant s'insinuer dans l'intimité d'un homme devient vite plus délicat à gérer lorsque vient le temps de passer à l'action. Malgré tout, il va bien falloir se sortir de cette maudite liste et forcer la main des Américains. Le président de la Chambre des représentant est le troisième personnage le plus important de l'État, sa croisade contre la drogue donne déjà de spectaculaires résultats grâce à la force paramilitaire qu'il a lui-même fondé en Colombie, l'enjeu est de taille...

Tout ceci n'est qu'une infime partie de ce récit tentaculaire qui joue aussi bien sur la multiplicité des scènes d'action et du suspense le plus intense, que sur la profondeur psychologique de ses protagonistes. Piet, le traître trahi, va bien évidemment devoir tout faire pour sauver sa peau et préserver la vie de sa famille, tout en conservant sa liberté, même si pour cela il doit collaborer avec le vieux commissaire Grens qui est son meilleur ennemi. Encore que, rien n'est simple et limpide dans ce roman, toute face y a son revers et, mis à part quelques cas isolés archétypaux, aussi bien les trafiquants que les politiques ou les agents de narcotiques peuvent surprendre à tout instant. Trahir El Mestizio n'est ni sans danger ni se faire sans quelques scrupules pour Piet qui cultive des sentiments très ambivalents envers son patron, ce qui rajoute à l'intérêt de l'histoire.

3 minutes est un grand roman d'aventure, exotique, âpre, sauvage, empli de soubresauts scénaristiques, la jungle omniprésente, la forêt colombienne et ses recoins secrets inaccessibles, les combats féroces au sein des buildings de l'administration US où la raison d'État et le carriérisme balaient toutes les objections morales. C'est aussi un scénario à grand spectacle bien moins manichéens que les blockbusters habituels. Piet Hoffmann n'est pas un innocent pris entre le marteau de la vilaine DEA et l'enclume des abominables trafiquants, il a été dealer, garde du corps/tueur et n'hésite pas à user de tous les stratagèmes pour se tirer d'affaire.

En évitant les poncifs du genre, les auteurs ont su mettre en avant la réalité sociale de la Colombie, l'environnement dans lequel grandissent ces petits sicarios à l'espérance de vie guère supérieure à une vingtaine d'année, la violence de la misère qui fait de la prostitution, du trafic, du meurtre, les seules solutions pour survivre à Cali ou Medellin. Le croisade de Crouse n'est pas une action humanitaire, c'est une vengeance : sa fille est morte d'overdose et il s'est juré d'avoir la peau des trafiquants. Avec un tel but, les moyens importent peu, si la droiture du personnage n'est pas à mettre en cause, ceux qui l'assistent dans son combat sont loin d'être des enfants de choeur. Reste le vieil Ewert Grens, parachuté en Colombie pour assister El Sueco, tâche qu'il va s'évertuer d'effectuer au mieux, l'occasion de purger entre eux-deux un lourd passif.

Un thriller remarquable, documenté, les passages dans les arcanes de la fabrication de la came et les astuces afin de leurrer les douanes sont aussi intéressants et réalistes que pouvaient l'être les descriptions d'un roman comme Les rapaces de Thierry Brun (Le Passage – 2016) sur le même sujet. 3 minutes se termine par un cliffhanger, il fallait s'y attendre puisque ce n'est que le deuxième volet d'une trilogie dans laquelle le temps semble se dilater au fur et à mesure : 3 secondes, 3 minutes, 3 heures...

Il vous faudra un peu plus du temps imparti par le titre pour venir à bout du pavé, mais on ne voit vraiment pas le temps passer tant les intrigues sont multiples et les sujets traités divers, ce thriller époustouflant a toutes les qualités pour se retrouver sur les plages cet été.


Notice bio

Anders Roslund est un journaliste suédois dont le travail d'investigation a été couronné de prix. Il est aussi un des auteurs de polar les plus célèbres de Scandinavie. Écrite avec Börge Hellström, la trilogie 3 SECONDES, 3 MINUTES, 3 HEURES a été récompensée par le CWA International Dagger, le Prix du Polar Scandinave et le Prix des Auteurs de Polar suédois.

Börge Hellström, décédé en 2017, était auteur et expert très prisé des médias suédois sur la toxicodépendance et le soutien des jeunes en prison.

Ils sont les auteurs également de trois autres excellents thrillers mettant en scène Ewert Grens : La bête (2009), Box 21 (2010) et La fille des souterrains (2012), tous parus aux Presses de la Cité.


La musique du livre

La musique nostalgique du commissaire Ewert Grens...

Siw Malmkvist – Lyckans Ost

Siw Malmkvist – Tunna Skivor

Connie Francis – Every Body's Somebody's Fool

LaVern Baker - Tweedle Dee


3 MINUTES – Anders Roslund & Börge Hellström – Éditions Mazarine – 554 p. mars 2019
Traduit du suédois par Philippe Bouquet et Catherine Renaud

photo : labo clandestin de cocaïne en Colombie

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