Chronique Livre :
55 DE FIÈVRE de Tito Topin

Publié par Psycho-Pat le 20/11/2018
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Casablanca, 1955. Après une fête, Georges raccompagne une jeune femme. Il aimerait que les choses n’en restent pas là et, quand la fille refuse ses avances, tout bascule. Mais, en cette année où le Maroc connaît les dernières heures du protectorat français, une Blanche victime d’un Blanc, cela ne sert les intérêts de personne.
Et si l’on cachait la responsabilité de Georges ? Si à sa place, on accusait ce groupe d’Arabes qui vit près des lieux du crime ? Il n’en faut pas plus à Casablanca pour s’embraser, tandis que Georges prend goût aux crimes impunis et que d’autres cherchent à tout prix à faire régner un semblant d’ordre.
Dans un Maroc chauffé à blanc et pétri de racisme ordinaire, 55 de fièvre est un polar addictif où la traque d’un homme sombrant dans la folie se mêle aux ambitions politiques de ceux qui préfèrent le pouvoir à la justice.
L'extrait
« - Guglielmi ? C'est Malatesta ici ! On me dit que c'est vous qui êtes sur l'affaire du viol de cette nuit...
- Exact, Monsieur le Contrôleur Civil.
- Alors démerdez-vous comme vous voudrez, mais je veux donner une grande publicité à cet événement tragique. Alertez la presse. N'hésitez pas à donner des détails horribles. Présentez la jeune fille comme un modèle de vertu... Faites-en une vierge, une sainte ! Et naturellement, trouvez-moi un ou plusieurs coupables parmi les bicots, de préférence des habitants du douar Embarek... Compris ?
- Sans problème, Monsieur le Contrôleur.
- J'insiste bien, Guglielmi... Je veux un coupable crouille ! Quel qu'il soit... Et surtout pas d'Européen mêlé à ça...
- Soyez tranquille...
- Comptez sur ma gratitude... Ah, autre chose ! Envoyez immédiatement une équipe sur Anfa pour évacuer la vermine et protéger mes bulldozers qui vont raser le douar... ensuite, vous passerez un coup de fil à Présence Française pour qu'ils nous mijotent une manifestation spontanée... Après le défilé, naturellement.
- Naturellement.
- Faites-moi ça comme il faut et vous avez dès maintenant mon appui – total – pour un poste de commissaire divisionnaire, Guglielmi...
- Comptez sur moi ! Ce sera fait.
Il posa le combiné, sortit une Kébir d'un paquet informe. Des gouttes de sueur tombées de son front dégarni mouillèrent la cigarette qui creva instantanément. Il la cassa en deux et alluma la moitié la plus longue à son mégot.
Elle avait un goût de trouille et la première bouffée lui serra l'estomac. » (p. 56-57)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Un parfum de décadence imprègne Casablanca dans ce roman, le premier de Tito Topin, originellement paru dans la Série Noire Gallimard en 1983. La fin du protectorat français au Maroc est pour bientôt, la décomposition est bien avancée, et l'Algérie ne tardera pas à suivre. Décidément, les Arabes ne respectent plus rien, la vie serait pourtant si belle ici sans eux, pensent les colons... Ici, justement, les flics torturent sans interruption les malheureux qui leur tombent dans les pattes, mais comme le dit le commissaire Guglielmi : « On ne les interroge pas pour qu'ils parlent, on les interroge pour qu'ils crèvent ! », on sait déjà que la fin est inéluctable, que ce n'est plus qu'une question de temps.
Dans cette ambiance de fin de règne, on découvre une bande de copain : Ferton, fainéant, nauséeux dès qu'on lui parle de travail, voleur, menteur, tapeur invétéré, mais un bon fond, Miquette, belle et toujours prête pour le sexe (sauf avec Georges), Scooter, Gonzalès, Louise, Manu, l'ancien spahi qui en revient justement. Des jeunes qui vivent en équilibre dans un monde instable. Celui qu'ils ont toujours connu s'écroule, devant eux se dresse un exil qui les effraie. Ils comprennent les revendications du peuple marocain, sont témoins des exactions des colons et de la répression sauvage et aveugle qui s'abat sur les quartiers arabes.
La résistance s'est organisée, les attentats se multiplient pour libérer le territoire. Les rues sont chaudes comme la braise et un rien suffit à déclencher émeutes et fusillades. Ce rien, ce pourrait être Georges, fils à maman, riche et con, qu'aucune fille ne supporte. Enfin pas celles que lui désire, la vie est mal faite. Il a pourtant une Buick rutilante, vraiment c'est à n'y rien comprendre. Alors il viole. Ce ne sont pas ces petites putes qui vont faire la loi tout de même !, pense-t-il, pas à un paradoxe près, puisque les putes, justement, sont les seules avec qui il peut coucher. Cette Buick, justement, sera le fil rouge du roman, elle changera de mains, de destinations, mais ne quittera à aucun moment la scène, c'est un personnage à part entière de l'intrigue.
Le docteur Bellanger, mère de Georges, est la maîtresse du Contrôleur Civil du Maroc, le gouverneur si vous préférez, elle possède une clinique et énormément d'argent, beaucoup d'atouts donc. Georges est un malade, elle le sait, n'empêche, elle le protégera quoi qu'il fasse. Alors elle fait jouer ses relations après le viol de Gin par son fils. Celui-ci l'a laissé en très sale état. Heureusement pour elle, une vieille guérisseuse arabe est venue à son secours avant qu'elle ne soit accueillie dans la fameuse clinique du docteur Bellanger.
Gin est une chic fille, elle attendait, pour le lendemain, Manu, son petit ami, qui devait revenir du désert où il servait dans l'armée. Il va bien entendu se lancer à la poursuite de Georges, alors que la police fera tout son possible pour coller le crime sur le dos d'un autochtone. Même si Schumacher, le flic chargé de l'enquête, doute très fortement des déclarations de Georges dans lesquelles il décrit une attaque par une quinzaine de bicots qui lui aurait pris sa voiture, après avoir violé Gin, et l'avoir molesté lui. Mais Malatesta veille et son subordonné Guglielmi également, pas question que le coupable soit blanc, Schumacher va risquer sa place pour oser aligner des preuves de la culpabilité du fils Bellanger.
Sûr de son impunité, Georges va récidiver, commettre des agressions de plus en plus graves. Pourtant Manu s'est lancé à ses trousses, en compagnie de sa bande de potes, il sillonne Casablanca pour venger sa belle et stopper les exactions de ce salaud. Au même moment, la résistance marocaine prépare un attentat, la sarabande dans les rues de la cité n'en sera que plus animée.
Dans une ville aux nerfs à fleur de peau, autorités coloniales comme résistants, Georges, Manu et ses copains se pourchassent, se croisent, se battent. Les manifestations dégénèrent, on y dégomme du Marocain à la mitraillette, les policiers flinguent les suspects s'il n'y pas assez de places disponibles dans les paniers à salade, l'ordre ne règne pas mais les représentants de l'autorité de l'État se défoulent comme ils peuvent entre deux séances de torture. L'humour est loin d'être absent, un humour désabusé, cynique parfois, et le dévouement également, l'amitié face aux flics corrompus et aux coups du sort.
Un polar chaud bouillant, rythmé, politique, bourré d'action et de suspense, qui a très bien vieilli et livre une tranche d'histoire de France pas franchement reluisante...
Notice bio
Né en 1932 à Casablanca où son père fut commissaire de police puis détective privé, Tito Topin a été graphiste, illustrateur, écrivain et scénariste. Ami de Jean Yanne avec lequel il collabora à de multiples reprises, célèbre pour avoir créé le personnage de Navarro, dont il scénarisa les 108 épisodes, il publiera son premier roman policier en 1982 à la Série Noire. Suivront une vingtaine de livres distingués par plusieurs prix littéraires. Il a publié La Métamorphose des cendres chez Rivages en 2014 et L'exil des mécréants en 2017 à La Manufacture de Livres.
La musique du livre
Zutty Singleton – Drum Face
Louis Armstrong & Louis Jordan - You Rascal You
Etta James - At Last *Duke Ellington
Steve Lawrence & Eydie Gorme - Besame Mucho
55 DE FIÈVRE – Tito Topin – La Manufacture de Livres – 191 p. octobre 2018
photo : crépuscule sur Casablanca - Pixabay