Quatre Sans Quatre

Chroniques Des Polars et des Notes Fiction Top 10 Recherche

Chronique Livre :
APRÈS LES CHIENS de Michèle Pedinielli

Chronique Livre : APRÈS LES CHIENS de Michèle Pedinielli sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Printemps 2017. Ghjulia Boccanera découvre à Nice le cadavre d'un jeune Érythréen. Si l'enquête de police est confiée à son ex, le commandant Santucci, Diou décide de remonter elle-même la piste pour découvrir l'identité du mort. Une piste qui la mène du côté du village-frontière de Breil sur Roya...

Automne 1943. Un jeune garçon emprunte régulièrement le sentier qui traverse la frontière franco-italienne pour faire passer en Italie des Juifs traqués par l'occupant nazi.

Près de trois-quarts de siècle séparent ces deux histoires qui se font écho lorsqu'il s'agit de franchir une frontière pour sauver sa vie.


L'extrait

« En attendant la cavalerie, je retourne auprès du gars. Ses cheveux ras sont recouverts par du sang noir, des mouches sont déjà à l'oeuvre. Le bout de profil que je vois entre le haut du T-shirt et la pierre sur lequel il s'est écrasé est indéfinissable : il n'y a plus vraiment de nez, l'arcade sourcilière et la pommette sont enfoncées et une croûte marron recouvre le reste du visage. J'ai l'impression qu'il est très jeune. Sur la peau brune de son dos, en plus des traces de coups, je remarque une tache ronde plus foncée au-dessus de la ceinture du pantalon. Je contourne lentement le corps en essayant de comprendre. Je remonte par la droite de l'arbre et je remarque des traces qui maculent les arêtes des pierres du côté du buisson. Je suis cette piste rouge sombre et rejoins le chemin de ronde. Comment ai-je pu courir sur des taches de sang sans m'en apercevoir ? Mais il n'y a rien sur le gravier. Je lève la tête pour scruter les environs familiers.
Sur un tertre entre la douve et le sentier, on a fixé un banc de bois. C'est une position idéale, légèrement surélevée pour méditer en regardant la mer. Je me rapproche pour constater que les herbes à proximité sont salement piétinées. Que la terre est imbibée en plusieurs endroits. Et que le banc de bois est encroûté sur un côté. Scène de crime.
J'entends un bruit de moto. Le commandant Santucci arrive en éclaireur. Tel que je le connais, il a dû sauter dans son pantalon sans même boire une tasse de café. Je le vois avancer à grand pas dans la montée. Plus il vieillit, plus il me plaît avec cet air perpétuellement soucieux et concentré, et cette ride du lion qui se creuse au fil du temps. Lorsqu'il s'approche, je remarque une barbe de trois jours bien taillée. La colonie de poils sauvages qui passe habituellement une tête par ses narines et ses oreilles a été totalement éradiquée. Il m'embrasse et je sens le parfum mentholé de son dentifrice qui me renvoie à ce que j'imagine être mon haleine de chacal en fin de vie.
« Tu étais avec quelqu'un ?
- Quoi ?... Qu'est-ce que tu... ? Alors, petit a ça ne te regarde pas, petit bé tu serais la dernière informée, petit cé où est le corps ? » » (p. 18-19)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Oh la bonne nouvelle ! Revoilà Diou Boccanera dans une nouvelle enquête ! Ce n'est pas peu dire que le premier volet de ses aventures avait un peu secoué le monde parfois un peu ronronnant du polar. La privée niçoise, libre comme l'air, fière, rebelle, antifasciste par essence, obstinée et n'ayant pas froid aux yeux ni ailleurs avait fait une entrée en scène tonitruante dans Boccanera, son petit monde avec elle. Dan, son colocataire, le commandant Santucci, ex-amant, toujours aimé, et ses Doc Martin's coquées prêtes à remonter les gonades des saligauds rapaces ou des crânes rasés, idiots de souche, qui ne manquent pas du côté de la Promenade des Anglais.

Diou s'est mis au sport, l'âge venant, il faut s'entretenir. Elle souffre mais s'astreint à son footing quotidien, surtout qu'elle a accepté de garder le chien de ses copines Dag et Clara et que le clébard a besoin de prendre l'air dès six heures du mat. N'importe quel pékin y récolterait au pire un point de côté, au mieux une pièce de deux euros perdues sur un trottoir, elle, elle découvre un cadavre dans un sale état. Chacun son hobby. Un jeune migrant, tabassé, assassiné, jeté en bas d'un escarpement. Santucci, averti illico, essaie de dissuader son ex de se lancer sur la piste des assassins du jeune homme, sans trop se faire d'illusion. Et il a tort car une autre affaire va être confiée à Boccanera : la recherche d'une jeune fille disparue, Melody.

Vous vous doutez bien que les deux énigmes finiront pas se rejoindre par de tortueux chemins escarpés, mais, pour une fois, Diou, obéissante et occupée, ne contrariera pas le commandant et va remonter les pistes pouvant mener à la disparue. Ou presque. Elle n'y peut rien, c'est plus fort qu'elle, comme Nestor Burma, rien ne l'excite plus qu'un mystère bien épais et des méchants à sa mesure. S'il y a des gnons à prendre et un parfum de mystère, il faut qu'elle aille y fourrer son nez.

Parallèlement, le lecteur découvre l'histoire d'un adolescent au cours des années 1942/1943, habitant le village proche de la frontière italienne, Breil sur Roya. La fameuse vallée de la Roya dont on entend tant parler aujourd'hui lorsque la police française s'acharne à harceler les humanitaires venant en aide aux pauvres gens ayant réchappé aux périls de la Méditerranée, risquant de mourir sur les sentiers dangereux de l'exil. À cette époque, le but de ceux, juifs pourchassés par Vichy ou opposants politiques – on pouvait être les deux - qui tentaient la traversée était inverse, il s'agissait de gagner via l'Italie des contrées plus sûres, afin de ne pas tomber dans les pattes de la Gestapo ou de la SS. Maquis, angoisse permanente, courage des jeunes qui mettaient quotidiennement leurs vies en jeu afin d'aider ceux qui en avaient besoin, mépris du danger, Michèle Piedinielli raconte là-aussi une histoire remarquable, en miroir avec celle des braves gens qui, aujourd'hui, risquent leur liberté pour ne pas abandonner ceux qui ont déjà tant souffert pour arriver là. Bien sûr, le danger n'est pas de même nature, nul ne sera fusillé pour avoir sauvé un migrant, mais elle rappelle qu'il faut prendre garde que la solidarité et l'humanité ne disparaissent à force d'être traquées.

Sur la piste de Melody, Diou se heurtera à des gens qui n'hésitent pas à jouer de la batte de baseball, avancera à découvert en terrain miné, entourée de fachos fâchés fanatiques. Cet enquête est plus sombre encore que la première, sans doute est-ce dû qu sujet qui prête peu à la légèreté, la privée s'enfonce dans un monde opaque où la haine remplace la pensée et guide les actes, tant mieux, elle y gagne en profondeur, il est bon de changer les atmosphères et de surprendre le lecteur. L'atmosphère de la frontière est empuantie par les relents de peste brune, déjà installée en Italie, prête à prendre ses aises en France. Quand on voit comment sont traités les migrants, on se demande même si ce n'est pas trop tard...

Aussi passionnant et bien écrit que son premier roman, Après les chiens installe Michèle Pedinielli dans le paysage polar avec son remarquable personnage de flique privée, Diou, dont on attend la prochaine enquête, pressés de retrouver son univers niçois et chaleureux, ses amis, ses meilleurs ennemis, et l'évolution de sa relation plus que compliquée avec Santucci, souvent là pour la protéger, inquiet de ses imprudences, mais pas encore guéri de sa colère contre Diou... Peut-être un jour. Ou pas.

Un excellent polar, rythmé, très actuel, social, politique, sombre, la confirmation d'un beau talent !


Notice bio

Michèle Pedinielli née à Nice d’un mélange corse et italien, est « montée à la capitale » pour devenir journaliste pendant une quinzaine d’années. Aujourd’hui de retour dans sa ville natale, elle a décidé de se consacrer à l’écriture, ce qui est une très bonne idée vu le succès (mérité) de son premier polar, Boccanera qui a obtenu le prix Lion Noir 2019 !


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Serge Gainsbourg, Jacques Brel, Nina Hagen, The Pogues, Bella Ciao

The Stranglers – The Raven

Gorillaz – Clint Eastwood

Willy DeVille – Cadillac Walk

Joe Strummer – Redemption Song

Johnny Clegg – Asimbonanga

Peter Gabriel - Slegehammer


APRÈS LES CHIENS – Michèle Pedinielli – Éditions de l'aube – collection l'aube Noire – 247 p. mai 2019

photo : La vallée de la Roya - Wikipédia

Chronique Livre : LA RÉPUBLIQUE DES FAIBLES de Gwenaël Bulteau Chronique Livre : UNE DÎNER CHEZ MIN de Qiu Xiaolong Chronique Livre : LA BÊTE EN CAGE de Nicolas Leclerc