Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
ARÈNE de Négar Djavadi

Chronique Livre : ARÈNE de Négar Djavadi sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Benjamin Grossman veut croire qu’il a réussi, qu’il appartient au monde de ceux auxquels rien ne peut arriver, lui qui compte parmi les dirigeants de BeCurrent, une de ces fameuses plateformes américaines qui diffusent des séries à des millions d’abonnés.

L’imprévu fait pourtant irruption un soir, banalement : son téléphone disparaît dans un bar-tabac de Belleville, au moment où un gamin en survêt le bouscule. Une poursuite s’engage jusqu’au bord du canal Saint-Martin, suivie d’une altercation inutile. Tout pourrait s’arrêter là, mais, le lendemain, une vidéo prise à la dérobée par une lycéenne fait le tour des réseaux sociaux.

Sur le quai, les images du corps sans vie de l’adolescent, bousculé par une policière en intervention, sont l’élément déclencheur d’une spirale de violences. Personne n’en sortira indemne, ni Benjamin Grossmann, en prise avec une incertitude grandissante, ni la jeune flic à la discipline exemplaire, ni la voleuse d’images solitaire, ni les jeunes des cités voisines, ni les flics, ni les mères de famille, ni les travailleurs au noir chinois, ni le prédicateur médiatique, ni même la candidate en campagne pour la mairie. Tous captifs de l’arène : Paris, quartiers Est.


L’extrait

« À cette hauteur, le boulevard s’étale à perte de vue, avec ses arbres maigrichons et nus. Elle aurait aimé - ça aussi c’était nouveau - que les fenêtres de son salon donnent de ce côté-là, au lieu de la cour intérieure, histoire de pouvoir se raccrocher parfois à son spectacle, fût-il pitoyable. C’est l’heure des couche-tard, des buveurs, des jeunes à la lisière des responsabilités. Et ces pauvres Chinoises frigorifiées, emmenées jusque-là pour trimer gratuitement dans les ateliers clandestins, les restaurants et rembourser les milliers d’euros qu’avait coûté leur voyage. Pas plus tard qu’il y a quelques mois, l’une d’elles avait été violée et laissée pour morte dans l’immeuble à trois numéros du sien. À cause de leur présence, personne n’avait acheté le trois-pièces des Mariani au premier, même bradé.
Qu’ont-ils en commun, eux tous qui partagent ce quartier ? Aucun événement fédérateur, aucune fête, et même plus l’indifférence. Parfois, Cathie a l’impression de voir la ruine se construire autour d’elle sans pouvoir agir. L’air lui-même sent de plus en plus la misère et la violence. Maintenant, il y a des soldats devant la synagogue de la rue de Belleville, des bandes de dealers à la Grange-aux-Belles et des prostituées assassinées. Quand elle dit qu’elle habite sur le boulevard de la Villette, on lui rétorque avec un accent complaisant « Ah, mais c’est un quartier de bobos ! ». Comme si une poignée d’intermittents du spectacle et de professions libérales, eux-mêmes bien souvent précaires, pouvaient quelque chose contre la pauvreté, le chômage ou la drogue ! Toutes ces phrases à l’emporte-pièce, entendues ici ou là, à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux, que les gens vous balancent comme des vérités incontestables, la fatiguent. Elles lui donnent le sentiment d’évoluer dans un monde réduit aux dimensions d’une classe de primaire, avec des équivalences faciles à comprendre et des équations simples à résooudre. Pas besoin de déployer trop de neurones ni de secouer sa matière grise, il suffit de mémoriser quelques croyances et préjugés et de les recracher à l’identique. Il n’y a pas que notre vie qui est robotisée, pense-t-elle, notre pensée l’est aussi. Comment pourrait-il en être autrement dans un monde où des multinationales et leurs applications gèrent notre temps libre, nos loisirs, nos déplacements, nos relations, le contenu de notre assiette, de notre placard, notre sexualité ; où des objets exigent de nous des codes de reconnaissances, où des puces sont implantées sous notre peau ? Nous ne pourrions nous adapter à ce nouveau monde si nos attentes ne changeaient pas, si nous continuions à vouloir discerner les nuances et à chercher des explications au-delà des apparences. » (p. 57-58)


L’avis de Quatre Sans Quatre

L’arène n’est pas si étendue : un quartier populaire de l’est parisien, le triangle Belleville-Jaurès-Buttes-Chaumont, avec un projecteur plus particulièrement centré sur la place du Colonel Fabien. Pas si grande donc, et pourtant Négar Djavadi en fait tout un monde. Un cirque contemporain avec gladiateurs et combats à mort, clowns sinistres, bateleurs, bonimenteurs, empereurs et impératrices éphémères s’imaginant au-dessus de la mêlée. Un univers cosmopolite, complexe, tendu, au bord de la rupture, dans lequel se croisent, s’affrontent, se manipulent une bonne centaine de personnages de toutes origines ethniques, toutes professions, toutes catégories sociales. Rien d’étonnant, désormais la planète est à portée de nos doigts sur l’écran de nos smartphones. Tout est dans tout aujourd’hui, ma bonne dame, et inversement. Un simple téléphone qui devient le déclencheur de l’histoire, le fameux soir où Benjamin Grossman égare son portable à la mémoire truffée de numéros de stars, de producteurs, de cuistres, de gens dont les coordonnées sont aussi secrètes que les codes nucléaires.

Benjamin Grossman n’est pas n’importe qui, il dirige la branche française de BeCurrent, la plateforme de streaming directement concurrente des Netflix, OCS et autre Amazon Prime. Après avoir gravi un par un les échelons au sein de la maison-mère de Los Angeles, démontré sa capacité de travail et son talent de négociateur, tant avec les clients qu’avec les stars qui rechignent parfois à signer pour des œuvres de télévision jugées mineures, il a gagné son bâton de maréchal et est revenu à Paris, sa ville natale. Pour peu de temps puisque les bureaux de la firme doivent déménager à Dublin. Pas pour des raisons fiscales, pensez-vous, quelle horreur de songer à de telles bassesses, parce que les clients sont majoritairement anglophones, voilà tout. Tandis qu’Ariane, son épouse, cherche la maison idéale dans la capitale irlandaise, Grossman renonce à une énième soirée mondaine et vient rendre visite à Cathie, sa mère, qu’il a délaissée depuis son retour.

Cathie, monteuse et restauratrice de pellicules anciennes, ne lui tient pas rigueur de cet abandon, c’est lui qui se vexe de savoir sa chambre désormais occupée par Amir, un réfugié afghan que Cathie héberge. Benjamin se sent spolié, victime d’un « petit remplacement », « l’abandonneur abandonné », nous voici déjà dans le cinéma des frères Lumière... Désappointé, il quitte l’appartement, un carton d’affaires sous le bras, afin de libérer de la place pour l’intrus exotique, contrarié, il lui prend l’envie de fumer. Lui qui s’est mis au régime californien (sport, vie saine et tout le toutim, avec coach Big Brother électronique) rompt avec ses bonnes habitudes et entre dans un bureau de tabac bondé. Bousculade, serveur et clients pressés, Benjamin ne se rend compte qu’une fois sorti qu’il n’a plus son téléphone. Ce sera bien évidemment le jeune Arabe juste derrière lui dans la file qui fera le suspect idéal, il n’y a pas à chercher plus loin.

Poursuite, algarade, le jeune nie, chute, Benjamin pense qu’il n’a déjà plus l’appareil qui a dû changer de mains. Obsédé par cette perte, agacé par l’attitude de Cathie, Grossman passe une nuit effroyable avant de visionner, au matin, une vidéo virale sur les réseaux sociaux. On voit une policière en tenue donner un coup de pied à un homme à terre sur les berges du canal Saint-Martin. L’agent Asya Baydar pensait avoir sous les yeux un toxico endormi, un migrant ivre, quelqu’un à faire déguerpir. D’origine turque, elle a toujours respecté le règlement à la lettre, à en énerver ses collègues, ce matin-là, des soucis plein la tête, sous l’œil goguenard de ses équipiers de patrouille, sans trop savoir pourquoi, elle a shooté dans cet homme sans vie. Sans savoir non plus qu’elle l’a fait face à l’objectif de Camille Karvel, la fille-caméra, traqueuse de violences policières, qui ne tolère le monde qu’à travers le filtre de ses images, une ado ballotée entre des parents qui se déchirent qui s’est trouvé un rôle social en surveillant la police.

En toile de fond de ce fait divers, Négar Djavadi expose une société en délitement accéléré : des bâtiments insalubres, des murs tagués de rage sociale, des citoyens au bord de l’embrasement, avides de certitudes creuses et avares en réflexions, une jungle intranquille où chacun pousse ses propres pions, et malheur aux faibles. Le quartier vit au rythme des règlements de compte entre la bande de la Grange-aux-Belles et celle de la Cité Rouge, véritable vendetta à la mode albanaise ou corse où chaque assassinat en appelle un autre, où l’on ramasse des cadavres d’adolescents chaque matin, d’un clan ou de l’autre. Guerre de territoire dans lequel chaque coin de rue mérite qu’on y risque sa peau parce que le scénario de leurs vies est ainsi écrit. Au fur et à mesure de l’avancée de l’intrigue, dans les pas de Benjamin, entrent et sortent des dizaines de personnages-archétypes, du prédicateur islamique dingue à une gamine-ninja, du pauvre travailleur clandestin surexploité par des réseaux mafieux à une candidate à la mairie opportuniste, chacun va subir les conséquences terribles de la perte du téléphone de Benjamin, ou essayer d’en tirer profit.

BeCurrent et ses concurrents noient leurs milliards clients de séries TV, regardables sur tous les supports, jour et nuit. Le progrès qui jusqu’à il y a peu nous faisait gagner du temps ne nous laisse désormais plus une minute entre un travail omniprésent et les cultissimes Breaking Bad, The Wire ou les Soprano qu’il faut ab-so-lu-ment avoir vues. À tel point que l’on se demande en lisant Arène si les fictions déversées à flot continu sur nos écrans s’inspirent de la réalité, ou si nous nous ingénions à les singer, privés du temps disponible afin de penser nos vies. L’autrice nous laisse des pistes afin d’y répondre, comme cette série prometteuse dont Benjamin est si fier : Another Us, dont le titre n’a pas été choisi au hasard, comme l’ensemble des clins d’œil de ce roman très fin.

J’ai parlé plus haut de personnages archétypaux, en ce sens où on les attend, on sait qu’ils doivent arriver, ils peuplent chaque soir nos salons, mais Négar Djavadi, en respectant certains codes du roman noir, ne se contente pas de s’y conformer. Avec un œil acéré, elle passe avec talent derrière les clichés, les décompose, les reprend, pour chacun de ses protagonistes, et y injecte une bonne dose d’humanité, de complexité, de nuances, tout ce qui concourt à l’unicité des êtres et rend impossible les amalgames faciles. Tout ce qui fait également une grande autrice.

Benjamin lui-même, au sommet de sa carrière, n’est qu’en équilibre fragile, un faux pas avec un gros client ou en présence de son patron, et il tombe dans les oubliettes du système. D’où sa panique face à la perte de son téléphone, d’où une panique encore plus importante lorsqu’il se voit en potentiel responsable de la mort du jeune supposé voleur... Lui qui vit dans un univers factice, surveillé jour et nuit par les applications de son portable, prend, dès son arrivée dans son ancien quartier, une overdose de quotidien qui le déstabilise. Il y retrouve ses racines, celles qu’il a voulu oublier. Il y évoque son père, décédé, régisseur de plateau, ivrogne invétéré, infatigable conteur d’anecdotes dans son bar favori, sa mère prenant soin des vieilles pellicules. Ah quelle belle allégorie que cette femme chargée de sauver ces images du passé de leur propre poison, alors que son fils ne songe qu’à ses tournages futurs, tout en ayant dans ses trésors volés un film des frères Lumière... Complexité, je vous disais...

Avec un regard d'une acuité peu commune, Négar Djavadi sait aussi bien explorer les recoins les plus sordides de la ville que les réunions feutrées, non moins sordides parfois, et parvient à mettre le doigt sur cette fusion de plus en plus prégnante entre fiction et réalité dans un monde en apparence dirigé par l’émotion, abandonné par la raison. Oui, il y a eu Désorientale, son fantastique succès tout à fait mérité, l’autrice a su éviter le piège d’en réécrire une autre version, pris le risque de surgir là où on ne l’attendait pas, et confirme ainsi l’étendue de son talent. L'écriture est toujours aussi fluide, percutante parfois, elle sait se faire intimiste, voire nostalgique sur certains passages. L'irruption de messages d'alerte plus vrais que nature dans le coprs du texte, ou de tweets, de SMS, renforce la modernité du récit, contribue à la confusion entre réel et imagination. Sans parler du travail de modelage, de mise en images du discours, particulièrement au début du roman, par l'emploi de quelques espaces démesurés entre deux phrases, des instants en suspens vous projetant dans l'esprit du personnage bien plus vite qu'avec de longues descriptions.

Arène est une fresque, une réflexion profonde, crue, juste, sur nos rapports à l’image, à l’illusion, à la manipulation de masse. Un roman majeur de notre époque plus que trouble qui remet la réalité en face des trous de la raison.


Notice bio

Négar Djavadi naît en Iran en 1969 dans une famille d’intellectuels opposants au Shah puis à Khomeiny. Elle a onze ans lorsqu’elle arrive clandestinement en France. Diplômée de l’INSAS, une école de cinéma bruxelloise, elle travaille plusieurs années derrière la caméra avant de se consacrer à l’écriture de scénarios. En 2016, Désorientale, son premier roman est un succès de librairie unanimement salué, traduit en une dizaine de langues. Elle vit à Paris.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : DMX, The Arctic Monkeys, Albinoni - Adagio, Pete Rock, Nirvana - Rape Me, Bruno Mars, XXXTentacion, Cheikh El Afrit, Antonio Vivaldi...

Lana Del Rey - Video Games

The Strokes - Trying Your Luck

The Red Hot Chili Pepper - Under the Bridge

Eminem Ft. Sia - Guts Over Fear

Nick Cave & The Bad Seeds - Carry Me

The Smiths - I Know It’s Over


ARÈNE - Négar Djavadi - Éditions Liana Levi - 426 p. août 2020

photo : Master Tux pour Pixabay

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