Chronique Livre :
ATTENTIFS ENSEMBLE de Pierre Brasseur

Publié par Psycho-Pat le 26/05/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Paris et sa proche banlieue sont le théâtre d’actions spectaculaires (pillages de commerces bobos, enlèvements de cadres supérieurs) mais toujours imprévisibles et parfaitement orchestrées. Entre le happening et l’acte terroriste, chaque action est revendiquée par un mystérieux FRP qui se manifeste sur les réseaux par des vidéos iconoclastes et anti système.
Les autorités commencent par croire à des farceurs isolés mais doivent bientôt se rendre à l’évidence : ce mouvement est dangereux pour l’ordre établi et le capitaine Wouters, spécialisé dans la lutte contre les « nouveaux terrorismes » s’est fixé pour objectif de le mettre hors d’état de nuire.
L’extrait
« « Aucun geek n’a été blessé », affirmera la vidéo.
Thomas Ruffier a eu trop peur pour essayer de résister. Il craignait d’être assassiné : même sans bâillon, il n’aurait pas crié. Pourtant, l’homme roux cagoulé, qu’il a pris pour le chef, l’a juste fouillé pour prendre son smartphone, jeté par la portière brièvement ouverte, et son portefeuille, pour lire ses papiers. Il a alors semblé, chose surprenante, découvrir son identité. Le véhicule est enfin entré dans le garage d’une maison ; le chef roux l’a interrogé dans une cave, pendant qu’un comparse le filmait ; et sans violence, ils l’ont rembarqué, pour le libérer dans une rue de banlieue, en lui offrant un sac plastique pesant un certain poids.
Sur sa gauche s’élèvent à présent des HLM de douze étages. Aucune voiture ne passe, mais cinq gaillards noirs écoutent du rap en parlant dort sous un abribus. La peur persiste : Thomas s’éloigne en restant dans l’ombre, jusqu’à une zone d’immeuble d’après-guerre où les arbres du trottoir le cacheront si une voiture passe. Sans téléphone, c’est un homme perdu, qui marche au hasard.
Une plaque l’informe de sa situation : boulevard de la Boissière, toujours à Montreuil, mais malgré quatre années de travail chez Ubisoft, il ignore où cela se trouve. Un panneau lui indique enfin la direction du centre-ville. Alors seulement, il s’inquiète du contenu du sac, qu’il avait failli abandonner : un album de photographies historiques de Montreuil, des CD de Charles Trénet, de Fréhel, de Piaf, et un litre de bière Valstar.
Il est à peine une heure du matin et tout est fini. Déjà Franck repart à moto sur le périphérique et Antoine retrouve la devise de Stendhal, « se foutre carrément de tout », avec sa chère vodka. La peur des flics ne viendra que plus tard, avec l’étonnement d’avoir réussi. » (p.38-39)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Tout commence par une sorte de happening à la Robin des bois : la « réquisition » par quelques individus des marchandises d’un magasin de primeurs bio à Clichy. Des activistes s’emparent de cageots de légumes, paient à l’épicier l’équivalent de ce qu’ils auraient déboursé dans la distribution discount pour une quantité identique, et s’en vont redistribuer leur butin aux personnes en situation précaire de cette banlieue. Pas de quoi déplacer le GIGN ni la section antiterroriste, pourtant une vidéo circulant sur les réseaux sociaux commence à avoir de l’audience et il n’est jamais bon que ce genre de choses prospèrent, manquerait plus que les pauvres s’aperçoivent qu’il est possible d’imaginer le monde autrement que tel qu’il est...
L’affaire ne s’arrête pas là, deux enlèvements, coup sur coup, commis par le même groupe, dont sont victimes des employés de grandes entreprises, aussitôt libérés ou presque, dont l’une avec un cadeau, commencent à susciter l’émoi de la police et de l’administration. Des kidnappings de personnes aux profils banals, des travailleurs anonymes, classe moyenne, sans aucune demande de rançon commencent à occuper les unes. Le pouvoir s’irrite de ces petits clips, se multipliant, qui viennent raconter ces faits aux internautes. Là où le bât blesse, c’est que les auteurs de ces actes se réclament du gaullisme. Gaullisme « canal historique », certes, celui de Londres, de la Résistance, pas celui qui avait laissé Papon devenir préfet de police, mais tout de même. La droite et ses organes de presse s’indignent : on ne touche pas au Général ! Icône sacrée s’il en est. Même le parti d’extrême-droite national, fondé par des collabos et d’anciens factieux de l’OAS, n’oublie pas de venir lui rendre hommage tous les ans à Colombey-les-Deux-Églises.
Le capitaine Wouters, flic dépenaillé - à tel point que sa concierge, mauvaise langue un peu facho, le prend pour un assisté chronique -, aigri et falot, responsable de la cellule de lutte contre les nouveaux terrorismes est chargé de l’enquête. Les actions, toutes en banlieue parisienne, s’enchaînent, plus ou moins réussies, plus ou moins importantes, et les films suivent, trouvant un public de plus en plus large, via des serveurs difficiles à identifier ou bloquer.
Les rebelles, qui signent leurs actes par le sigle FRP, un mélange entre les FTP des Francs-Tireurs et Partisans communistes de la Résistance et le parti gaulliste, enlèvent, par hasard, une vraie personnalité, et la farce va se virer au drame. Les services de renseignements vont prendre le dossier des mains de Wouters ; et les médias principaux vont faire ce qu’ils savent faire le mieux : peur. À grands renforts d’informations au conditionnel, puisque personne ne sait quoi que ce soit, de supputations absurdes et d’éditoriaux bidons, ils vont métamorphoser, aux yeux du public, la quinzaine d’activistes, pleins d’humour et sans véritable but politique, en monstres assoiffés de sang voulant détruire notre magnifique société.
C’est l’histoire de cette poignée d’activistes, proches de situationnistes de la fin des années 60, créateurs de provocations censées faire réagir le peuple assoupi que des cellules révolutionnaires, que conte Pierre Brasseur. Marion, Basile, Karim, Hendrix, Isabelle, Tamara et leurs ami.e.s sont tout sauf des idéologues. Isabelle, pour ne citer qu’elle est cadre et travaille dans le quartier de la Défense. Ils n’ont en commun que le goût de l’aventure, une lassitude de leur quotidien, et l’envie de défendre la banlieue contre son embourgeoisement. Celui qui exclut de fait les classes populaires, les repoussant de plus en plus loin de la capitale. Bref, d’inciter une société apathique à réagir.
Ils ne défendent pas d’idéologie, plus personne n’en a depuis que le libéralisme idéologique au pouvoir a décrété ce mot tabou. Depuis que son idéologie a triomphé, il a été décidé que seuls les névrosés tristes et le malfaisants professaient ce genre d’horreurs. Ce qui n’était, au départ, qu’une suite de farces, un peu brutales parfois, de guignolades, destinées à réveiller les consciences endormies, va se transformer peu à peu en tragédie par la grâce de manipulations médiatiques et politiques.
On suit quelques-uns de ces personnages au fil des pages, leurs désirs, leurs failles, leurs contradictions - et elles sont nombreuses -, l’ingéniosité dont ils font preuve, mais aussi leur impréparation et la faiblesse de leur organisation qui vont peser lourd. Attentifs ensemble n’est pas un pamphlet politique, il n’y a ni leçon ni recette à l’intérieur, mais un constat assez déprimant des dérives de la gentrification, ainsi que de beaux portraits de femmes et d’hommes de tous les horizons, poussés par divers ressorts à s’engager, de la jeune militante anarchiste italienne au vieux révolutionnaire retrouvant un second souffle, en forme de baroud d’honneur, après tant de défaites. On est loin du polar, de l’enquête, de la procédure, les flics passent largement au second plan, Wouters n’est là que pour démontrer l’absurdité du système.
Un très original roman noir donc, social, politique, très habilement construit afin de maintenir un suspense et une tension tout au long de la lecture et fort bien écrit, Attentifs ensemble raconte la lutte contre une urbanisation de plus en plus inhumaine. On y perçoit l’exclusion des classes populaires des banlieues proches après avoir été chassées des centres-villes, un thème devenu fréquent, que l’on peut retrouver chez Eva Dolan dans Les Oubliés de Londres (Liana Levi 2020), par exemple, ou chez Valérie de Saint-Do, Très grand Paris (Arcane 17 - 2018).
Beaucoup d’ironie, de la tendresse aussi, mais surtout de la colère, celle des exploités, des exclus, des marginaux, contre un système capitaliste suicidaire, Attentifs ensemble est un pied-de-nez à la société sécuritaire se mettant peu à peu en place, un traité de situationnisme et de joie de vivre face aux comptables aigris au pouvoir.
Notice bio
Pierre Brasseur réside en proche banlieue parisienne. Inspiré par les changements urbanistiques et sociaux des villes qui entourent Paris, il a voulu en montrer l'ampleur dans un roman noir à l'humour jouissif, construit comme un thriller, dans l'esprit des situationnistes et de Jean-Patrick Manchette. Il est l'auteur d'un précédent roman intitulé Je suis un terroriste paru aux éditions Après la lune.
La musique du livre
Jul, Franckie Vincent - Vas-y Franckie, Charles Trénet, Fréhel, Édith Piaf, Nine Inch Nails, Neubauten, Frère Jacques (la comptine), Renaud - Hexagone, Booba, Wagner - Walkyrie, Amy Whinehouse, Adriano Celentano...
Bob Marley - I Shot the Sheriff
Suprême NTM - Seine Saint-Denis Style
Sofiane Ft. Bakyl - Ma cité a craqué
Carte de Séjour - Douce France
Tandem - 93 hardcore
Toto Cutugno - L’Italiano
ATTENTIFS ENSEMBLE - Pierre Brasseur - Éditions Payot & Rivages - collection Rivages Noir - 253 p. mai 2020
photo : Wikipédia