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Chronique Livre :
AVENUE NATIONALE de Jaroslav Rudis

Chronique Livre : AVENUE NATIONALE de Jaroslav Rudis sur Quatre Sans Quatre

photo : Pixabay


« Alors, assieds-toi, sers-toi à boire et écoute. »

Écoute bien ! C'est Vandam qui va te raconter la vie, qui va t'expliquer ce qu'il a appris avec ses poings et la souffrance de son corps. Ses potes l'appellent comme ça parce qu'il fait deux cents pompes par jour, peut-être aussi parce qu'il philosophe en zig-zag, comme l'autre... C'est pas du sang sur ses mains, rassure-toi, c'est de la peinture. Il est peintre en bâtiment à Prague et habite une banlieue où les touristes ne viennent jamais. Sinon faut aussi tout leur expliquer la vie et ils pissent le sang par le pif après.

Sa tête à Vandam, elle est rayée grave. Par la meth cuisinée dans ses gamelles, l'alcool et les merdes qu'il s'est envoyé. Un peu cassée par la prison aussi, et la vie de con qu'il a subie. Dedans son cerveau embrumé, il reste les anciennes guerres, les grands généraux, les glorieux soldats germains ou romains, qui s'entretuèrent majestueusement, avec la noblesse féroce qui sied aux antiques combattants, dans la forêt de Teutoburg.

Son vrai chez-lui, c'est la taverne. La Severka, où il peut picoler avec son pote Mrazak, faire le malin devant Lucka et se battre avec ceux qui ont pas compris la vie. D'ailleurs, c'est lui qui a mis le premier coup sur l'avenue Nationale, le jour où la révolution de Velours a commencé. Il en est vachement fier. Lucka, la serveuse, c'est un peu sa femme, enfin pas vraiment, mais si quand même, y a quelque chose en tout cas.

Tout ça pour te dire que rien n'est vraiment simple dans le cerveau de cet hooligan fascisant, perdu tant en lui-même que dans cette démocratie tchèque où il ne se reconnaît pas, un monde où ses quelques pauvres repères délirants ne valent pas grand chose...


« Je sais ce que tu veux dire. Mais ne dis rien »

« Je dis pas que j'ai quelque chose contre les étrangers et les immigrés et les Ukrainiens ! Ou bien qu'ils n'ont rien à faire ici. Qu'ils nous piquent notre travail. J'ai rien contre eux. Eux aussi, c'est des Européens. Ils sont modestes, ils sont silencieux, c'est tous des ingénieurs, et des médecins et des profs. Ils triment sur les chantiers et des fois, j'ai l'impression qu'ils se laissent un peu trop traiter comme de la merde et ça, faut pas. J'ai rien contre eux, tant qu'ils foutent pas le bordel. S'ils se taisent comme les bridés avec leurs épiceries de nuit dans des locaux à poussettes. Ceux-là, j'ai rien contre eux, même s'ils sont pas complètement européens, mais bon, tu t'habitues. Ils font de leur mieux ; et toi, t'as un endroit où acheter de la bière et du pain et des clopes le soir ; moi, j'ai vraiment aucun problème avec ça. Je suis peinard quand ils foutent pas le bordel dans les locaux à poussettes. Et quand on sent pas monter l'odeur de leurs soupes aux nouilles en sachet.
Quand ils foutent le bordel et qu'on sent monter l'odeur de leurs soupes aux nouilles en sachet, là, j'ai un petit problème avec eux et je vais les trouver pour leur dire que ça me fait vaguement pleurer, pour leur dire d'arrêter la cuisson. Et en général, ils l'arrêtent. Il suffit de leur dire. Enfin, j'y peux rien si je peux pas supporter, si ça me fait pleurer ! Probablement une allergie ou autre. » (p.36/37)


« Mais maintenant, c'est moi que t'écoutes. »

Pour expliquer, il explique, Vandam ! Répète, encore et encore, des fois que vous n'ayez pas bien tout pigé du premier coup. Juste avant le coup de boule salutaire qui devrait vous éclairer définitivement. Il harangue, vitupère, interpelle en rafale, vous, moi, la terre entière. Tellement fort qu'il en postillonne un peu partout. Elle éclabousse sa vérité. Elle tache. Elle montre, sur le cuir des pauvres, les marques des promesses non tenues par les politiciens corrompus, les coups fourrés des financiers rapaces qui ont pillé les peuples, les espoirs évanouis de liberté et d'égalité, les déceptions violentes d'un paradis perdu aussitôt qu'entrevu. Le Grand Soir métamorphosé en crépuscule crasseux, pathétique, où les voiles de fumée laissent apparaître les peaux nues, sanguinolentes et ravagées des exclus. La belle révolution repeinte aux couleurs de la sociale démocratie sirupeuse qui, peu à peu, écoeure par sa médiocre duplicité.

Vandam expectore les glaires acides qui lui dilapident la capacité respiratoire. Son discours-mitraillette procède de ses ruminations, il s'en étouffe, vomit des sentences gluantes, précipitées, urgentes, hallucinées. Il se bat à vide. Assis dans le coin du ring, personne en face ! Ou tout le monde, ça revient au même.. Alors il peuple. Il convoque les mannes des héros, les guerres anciennes et sans pitié, l'orme magique sous lequel les Dieux écoutaient encore les hommes qui savaient leur offrir des sacrifices. Aujourd'hui, les sacrifiés, ce sont les guerriers eux-mêmes, emmenés à l’équarrissage par ceux qui promettaient la lune, tous vaincus par les dettes et la mondialisation.

Côté famille, c'était pas Byzance pour le petit Vandam. Le père qui digère mal le symbolique plat national, qui picole religieusement et cogne une mère insignifiante. Perdu dans la fumée de ses clopes et ses horizons forestiers, le vieux, attiré par le néant qui lui permettra, enfin, de les avaler ces saloperies de porc-chou-boulettes qui font du Stalingrad dans ses boyaux. Et ce boulot abrutissant qu'il faut bien oublier, quand on peut, mais qu'il faut bien abattre, pour le Petiot, qu'il ait une belle vie...

Jaroslav Rudis balance un poème épique, une ode fastueuse et minable. Il donne chair à ceux qui ne disent plus rien de sensé, tendus uniquement dans le refus, dégoûtés du reste du jeu. Avenue Nationale récite le credo d'un cinglé aux neurones dégommés qui décrit mieux le monde des sans-grades que les experts des chaînes d'infos hypnotiques scandant tous le même mantra : « Ils te mettent dans le crâne que le capitalisme égale liberté et démocratie. »

Vandam soliloque, déroule sa logique illogique, sa lente dérive vers encore plus de radicalité. Il faut dire qu'il essaie, tant bien que mal, de dissimuler ses tendances fascisantes derrière ses histoires de glorieux Romains et Germains. Il aime, pendant les matchs, lever la main bien haut en un salut, romain, bien sûr, pas l'autre, l’obscène... Pas lui, pas le mec qui a donné le premier coup qui a déclenché la révolution qui allait libérer la Tchécoslovaquie du joug soviétique, imposs... Quoi que...

Il hurle à la mort ce pauvre Vandam. Des phrases courtes, lapidaires, indiscutables. Pas d'argument opposable, il a tout compris lui, le reste, « Ça, c'est une autre histoire ». Comme un condamné qui ne veut pas aller à l'échafaud, condamné par il ne sait qui à payer des dettes qu'il n'a pas contractées. Les charges qu'il accumule contre la société sont lourdes, elles sentent toutes la rancoeur de celui qui s'est fait avoir, qui y a cru un peu et qui, maintenant qu'il s'est bien fait baiser, va tout balancer dans la gueule des responsables. Les autres, tous les autres. Pas ceux qu'il connait, les étrangers, les riches, les flics... Il est en colère et lâche la vapeur, comme un type qui explose, il crache tout et n'importe quoi, forcément, dans le tas, il y a des trucs qui font très mal. Ses mots le soulent mieux encore que le myslivec, whisky local, qui dézinguait déjà son père.

Sa diatribe sent le prolétariat déchu, la friche industrielle délocalisée et ses locaux rouillés, le mec à bout qui ne désire plus qu'en mettre encore une à ceux qui lui ont fait croire que. Juste pour leur expliquer la vie. « Ils te mettent dans le crâne qu'il faut que tu sois satisfait. Mais moi, je sais comment c'est. »

Blessé, abimé par la vie, il lui reste l'amour, enfin, ce qui y ressemble le plus, et même ça... Lucka, c'est quasiment la chance, en anglais, presque celle de Vandam le Tchèque, presque seulement...

Avenue Nationale est un pur bijou ! Inclassable, insaisissable, violent, ardent. Ce texte raconte ceux qui n'ont plus rien que la hargne et la rage, qui ont renoncé parce que, leur a-t-on dit, le monde est trop complexe pour eux. Alors ils vont au plus simpliste, qui sait les séduire et leur faire croire qu'ils sont le pouvoir et la connaissance. L'ultime recours du capitalisme, le nationalisme rance de l'extrême-droite fascinée des gloires anciennes. Ils sont les dindons d'une farce sinistre des idéologies contemporaines qui n'en sont plus vraiment, juste des faux-semblants, des nez rouges pour amuser la galerie pendant que les marchés, frileux, les pauvres, engrangent le produit des sacrifices jamais consentis, toujours arrachés.
« Et quelqu'un dit : Moi, ça m'emmerde vraiment, la politique. Et moi je dis : C'est toujours pareil. »


« Tu te souviendras de moi, tu verras. »

Jaroslaw Rudis, auteur tchèque né en 1972, a travaillé comme portier d'hôtel, manager d'un groupe punk et journaliste. Outre plusieurs pièces de théâtre, des scénarios de films et une bande dessinée, il a écrit une dizaine de romans, traduits dans douze pays et lauréats de nombreux prix littéraires. En France, il a déjà remporté un magnifique succès critique pour La Fin des Punks à Helsinki (Books Éditions, 2012).


« Lucka, passe-nous quelque chose, d'accord ? »

Pas de musique dans ce long poème, il est le rock, du brutal, du qui pète les tympans. Celui que vous voulez, moi, je vous propose pour finir cet article un groupe tchèque, Jig-Ai et son titre, Rising Sun Carnage, qui m'évoque les glorieuses batailles dans la forêt de Teutoburg...


AVENUE NATIONALE – Jaroslav Rudis – Mirobole Éditions – 201 p. octobre 2016
Traduit du tchèque par Christine Lafferière

Toutes les citations entre guillemets sont extraites du livre

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