Chronique Livre :
BON GENRE d'Inès Benaroya

Publié par Dance Flore le 01/02/2019
Inès Benaroya est cheffe d’entreprise et a déjà écrit deux romans, Dans la remise et Quelqu’un en vue, publiés chez Flammarion.
« Elle porte sa jupe rouge, celle qui flotte sur sa peau brunie quand elle revient de vacances, une soie satinée qui capte la lumière. Un vent frais soulève quelques feuilles de marronnier rabougries, un mini-tourbillon d’automne et la vie valse, bientôt son anniversaire en hiver quand il fera froid et triste. Il lit toujours. Les pages tournent comme la roue de l’infortune, une poulie en entraîne une autre, le temps se roule en boule et une autre année sera passée. Elle pose la main sur le tissu. Son verre vide, il va partir. La ville va le happer et elle aussi va se faire dévorer. La soie patine sur sa peau. Elle fait glisser l’étoffe, découvre ses genoux ronds comme des galets, la naissance de ses cuisses profilées. Elle y travaille d’arrache-pied, le profilage, ce n’est pas inné. Elle s’incline, à peine un léger biais, vers l’allée où le serveur ne passe plus, la pause, la fin de son service ? Elle saisit son téléphone, beaucoup de mails arrivés pendant le déjeuner, elle soupire mais n’en fait pas trop, elle n’est pas tapageuse. Pour mieux lui faire face, elle pivote, les jambes de son côté dans l’allée, le buste en torsion, les coudes sur la table et l’air dégagé, elle écarte.
Attention. N’allez pas croire. Ce n’est pas une habitude. Certes comme tout le monde elle a eu vingt ans, elle a profité, pas cul-serré, mais pas marie-couche-toi-là non plus, d’ailleurs elle avait des principes, jamais le premier soir, jamais un inconnu, pas touche aux mecs des copines, et elle s’y tient, à ses principes, à la vie à la mort, la fidélité, l’honnêteté, elle a ses raisons, un paquet de bonnes raisons. Allez comprendre alors. Comment expliquer la chimie de l’instant, l’oblique d’un rayon de soleil sur ses genoux patinés, la lassitude qui couve sous des dehors joviaux, le très léger parfum des feuilles en décomposition, et même le plateau de la table paraît doux sous sa main, toute cette douceur, quand c’est trop, c’est vraiment, trop.
Son genou droit s’en va vers la droite, en droite ligne des yeux rivés sur le livre. Elle écarte un peu plus, très concentrée sur son téléphone, débordée par ses obligations, tandis que ses jambes, ces folasses, n’en font qu’à leur tête, comme si elles s’étaient disputées, va-t’en toi, plus loin, me faire ça à moi! L’air frais s’engouffre jusqu’à sa culotte rouge – le rouge, c’est pure logique, une mise en conformité des sous-vêtements avec sa tenue. Faut-il y voir un signe, le jour où elle se décide sur un coup de vent frais de fin d’été à écarter les jambes à la barbe d’un inconnu même pas beau ou jeune, sa culotte est rouge. » (p. 13, 14 et 15)
Claude est une femme de pouvoir, elle occupe un poste « d’homme » dans une entreprise et elle fait passer son travail d’abord. Avant sa fille, Thaïs, sage lycéenne qui ne cause aucun des problèmes traditionnels des adolescents. Avant son mari, Paul, qui a plaqué son job rémunérateur pour ouvrir un site d’infos avec des amis journalistes qui ne marche pas mal mais ne génère pas d’argent, pas encore, et qui compte sur celui que touche sa femme pour continuer à faire vivre son rêve. Avant son frère François (Oui, oui, Claude et François, tout le monde n’a pas la chance d’avoir une mère à ce point fan…) à qui elle parle aussi peu qu’elle pense et avant ses parents qui la bassinent lors des déjeuners dominicaux.
Ses parents sont juste l’antithèse de ce qu’elle souhaite être : figés dans leur couple à l’ancienne mode, sa mère fait à manger et s’occupe des tâches domestiques quand son père se laisse servir, Claude se sent totalement étrangère à leur façon de vivre et de penser le couple.
Sans qu’elle sache pourquoi, mais elle accepte de ne pas comprendre, c’est une part du plaisir, elle s’offre au regard d’un inconnu, à la terrasse d’un café. Vêtue d’une jolie jupe rouge assortie à ses dessous, elle écarte les cuisses, cherchant elle ne sait quoi exactement, à provoquer le désir, à susciter l’envie d’un homme pris au hasard, juste un mec parmi des milliers d’autres. Elle s’exhibe discrètement, prenant plaisir à chercher à mettre cet homme, qui semble absorbé par sa lecture, en émoi. Mais rien ne semble le distraire, elle renonce finalement, tant pis. Mais, au moment, où il s’en va, il place un petit mot plié sur sa table, la remerciant de ce qu’elle lui a offert et lui donnant rendez-vous pour le lendemain.
Victoire surprise !
Bien qu’elle n’aille pas au rendez-vous, la machine est lancée et Claude va d’étreinte furtive en étreinte furtive, dans les toilettes, dans tous les lieux discrets qu’elle rencontre, avec des hommes dont elle peinerait à décrire même l’allure générale. Petit à petit, elle devient une autre, son double désinhibé, Crystal, qui a envie de sexe. Elle donne son corps à n’importe qui, peu importe, elle baise tant et plus, sans même toujours chercher la jouissance, pour être une force, celle qui décide, qui tient l’autre sous sa coupe. Elle ira même dans un club libertin assouvir les fantasmes des autres, le sien étant de n’être qu’un corps sans affect, sans pensée, sans rien d’autre que la capacité à faire jouir les autres. Parfois les hommes la payent sans qu’elle le demande, parfois non, presque toujours ils affichent une mine coupable et se fendent d’un petit mot gentil, qu’ils pensent être un compliment, du style « jolie chatte »...
Jamais le texte ne flirte avec l’érotisme, il n’y a rien d’autre que l’accouplement le plus cru, le plus banal, rapide, secret et sans lendemain. Une façon presque désincarnée de baiser, un acte charnel, pas d’affect, ce qu’elle imagine être comme un homme le ferait.
Elle a voulu s’élever dans la hiérarchie de sa boîte, être l’équivalent d’un homme ? Elle l’est. Maintenant, c’est à elle qu’on confie la tâche de mener à bien une compression de personnel drastique. Ne pas le faire ? Impossible, elle assume, sans état d’âme.
Elle sent bien qu’il manque quelque chose à sa vie. Elle n’est pas proche de sa fille, elle n’a qu’une hâte, c’est que les conversations avec elles se terminent, par exemple. Ni de sa mère qu’elle a classée depuis longtemps dans la catégorie « femme telle que je ne le serai jamais ». même quand son cancer récidive, elle ne prend pas vraiment le temps de partager autre chose avec elle que des instants convenus auxquels elle ne saurait échapper. Quant à son mari, à force de ne pas s’intéresser à lui, la voilà qui se demande s’il serait possible qu’il baise ailleurs, une femme qu’il a aimée et qui refait justement surface dans sa vie ? Possible, mais elle se laisse vite convaincre par les dénégations de Paul. Même sa meilleure amie Delphine est à la recherche du grand amour, quelle idiotie, quel cliché de bonne femme.
Crystal prend toute la place dans la vie de Claude, elle colore son existence entièrement, elle la rend encore plus aveugle et sourde aux autres et à elle-même. Claude ne voit pas que sa fille veut partir vivre chez son père en Australie, elle ne voit pas que Delphine souffre de solitude et a besoin d’amour, ni que son mari va partir, lui aussi, la laissant seule avec son salaire mirobolant et son coeur inatteignable. Ses certitudes – en avait-elle encore ?- sont petit à petit ébranlées par l’abandon de tous ceux qui formaient le socle de sa vie : son mari, sa fille, son amie partent, sa mère est rattrapée par le cancer.
Elle est passée à coté d’eux, sans leur accorder l’attention qu’elle leur devait, sans accepter de réviser ses idées toutes faites sur les autres. Qui aurait pu deviner, par exemple, que ses parents, tout ringards qu’ils soient, s’accordaient une infidélité annuelle ? Que sa mère a avorté en secret ? Que son frère avait une compagne dont il ne parlait jamais ? Que sa fille était en lien étroit avec son père ?
Puisque tout lui échappe et qu’elle se retrouve seule, puisqu’elle s’est perdue et qu’elle n’est plus ni Crystal ni Claude, elle plaque tout et s’en va, elle aussi, sans but, sans rien, à l’aventure. Pas celle d’un instant dans les toilettes, la vraie, celle qui exige un face-à-face avec soi-même.
Musique
Adryano - Alegria
BON GENRE - Inès Benaroya - Éditions Fayard - 253 p. janvier 2019
photo : Pixabay