Chronique Livre :
BRASIER NOIR de Greg Iles

Publié par Dance Flore le 03/07/2018
The author
Greg Iles est un romancier américain, également guitariste – il a fait partie d’un groupe de rock dans sa jeunesse -. Il a écrit d’autres romans dont un thriller centré sur le criminel nazi Rudolf Hess qui a obtenu un grand succès. Il figure régulièrement dans la New-York Times best-seller list (un genre de Top10 Quatre Sans Quatre légèrement amélioré quoi). L’un de ses romans 24 Hours a été adapté au cinéma sous le titre Trapped ( Mauvais Piège).
In a hurry
Le Sud profond, le Mississippi pour tout dire. Tom Cage est un médecin bienveillant et dévoué qui a passé toute sa vie à soigner les habitants de Natchez. Son fils, Penn, ancien procureur, est le maire de la ville. Mais voilà que le bon docteur est accusé d’avoir tué son ancienne infirmière noire, Viola Turner. Et il ne se défend même pas ! Penn se jette dans la bataille pour innocenter son père, inconscient des dangers qui les menacent...
What about this ?
« Ce fut le bruit de verre brisé qui tira Albert d’un sommeil sans rêve. Instinctivement, il tendit la main vers le calibre .32 qu’il gardait sur sa table de nuit, mais il avait été trop ivre pour penser à le rapporter de son bureau en se couchant. Quelqu’un tomba sur une batterie et une cymbale s'écrasa au sol. Puis le faisceau d’une lampe torche coupa à travers l’obscurité du court couloir menant à l’espace de vente.
« Qui est là ? appela Albert. Pooky ? C’est toi ? »
Les bruits cessèrent puis reprirent et, cette fois, des voix étouffées lui parvinrent. Albert se leva en luttant contre un vertige, puis se précipita vers le bureau. Son pistolet se trouvait exactement là où il l’avait laissé. Il prit le Charter Arms .32 et remonta le couloir à pas feutrés. Il perçut alors un gargouillement profond, comme si quelqu’un était en train de vider un bidon de deux cents litres d’herbicide. Puis il sentit l’odeur de l’essence.
Une vague de panique et de pressentiment le paralysa. Il eut envie de fuir mais la boutique était tout ce qu’il possédait. Le bâtiment lui appartenait - une prouesse rare pour un Noir à Ferriday, en Louisiane – mais il n’avait aucune assurance. Tout l’argent qu’il gagnait, Albert l’avait utilisé dans de nouveaux achats pour son stock, ces guitares électriques que tous les gamins blancs voulaient depuis que les Beatles étaient passés à la télévision. Albert se précipita au bout du couloir, puis s’immobilisa quand il vit deux silhouettes dans l’obscurité. Des ombres d’hommes déversaient de l’essence sur le piano de la vitrine et en éclaboussaient les guitares suspendues au mur.
« Qu’est-ce que vous faites ? cria-t-il. Arrêtez tout de suite ! Qui êtes-vous ? »
Les hommes continuèrent de vider les bidons.
« Je vais appeler la police ! Je vous jure que je vais le faire ! »
Les types éclatèrent de rire. Albert plissa les yeux et, dans la faible lumière qui s’immisçait par la vitrine, il distingua leur peau pâle. Dans le noir, sur sa droite, Albert sentit plus qu’il ne vit une troisième silhouette, mais elle paraissait plus grande qu’un homme, un peu comme un astronaute du programme Gemini, avec ses bouteilles d’oxygène sur le dos.
« J’ai une arme ! cria Albert, honteux de sa voix qui trahissait la peur.
S’il tirait maintenant, l’éclair du coup de feu ou les ricochets de la balle embraseraient les émanations aussi sûrement que le frottement d’une allumette.
« Je vous en prie ! supplia-t-il. Pourquoi voulez-vous détruire mon magasin ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? »
Un pick-up passa dans la rue et, dans le reflet des phares, Albert reconnut les visages des deux hommes dans la vitrine. L’un était Snake Knox, le frère de Frank, le membre du Klan qui était passé à la boutique dans l’après-midi. L’autre était Brody Royal. » (p. 29 et 30)
Now I take my time
I say wow ! Un roman comme ça, c’est tout ce que j’aime ! Le Sud des États-Unis, poisseux et angoissant, la plongée dans l’histoire américaine ségrégationniste et raciste, dans les guerres de Corée et du Vietnam… Et une histoire qui mêle les passions des hommes, leurs désirs, leur complexité…
On en passe du temps avec eux, à les voir se battre pour la justice, récolter des coups, des balles, des cicatrices en tous genres, on respire court quand entrent en scène les vrais méchants qui prennent leur pied à dépecer ou à crucifier – in real – ceux qui se mettent en travers de leur chemin de haine, ceux qui sont plus faibles, ceux qui sont noirs.
1056 pages, ça ne se raconte pas comme ça, rien n’égale l’immersion totale dans ce roman, l’impression de connaître ses personnages depuis toujours, et l’envie de vivre quelques jours avec eux.
Tom Cage est médecin généraliste, oui, exactement du genre de celui qui semble appartenir au passé : celui qu’on peut appeler en pleine nuit, qui vient à la maison, qui soigne toute la famille depuis toujours. Un médecin que tout le monde aime, empathique et terriblement humain. Le docteur Cage, c’est un homme qui compte dans la petite ville de Natchez, Mississippi, un homme bon. Un juste.
Du moins c’est ce que tous pensent, y compris son fils, Penn, ancien procureur maintenant maire de la ville.
Mais Tom est accusé d’avoir tué son ancienne infirmière, noire, au stade ultime d’un cancer, revenue à Natchez après 30 ans passés au loin, finir ses jours chez sa sœur. Elle était belle Viola, calme, efficace et intelligente, la meilleure infirmière possible. Même dans un endroit aussi raciste que l’était, - que l’est encore Natchez ?- tout le monde le reconnaît et tous les hommes en sont plus ou moins amoureux. Même les petits garçons.
Pour Penn, il est inconcevable que son père, l’irréprochable Dr Cage ait pu tuer, sauf s’il s’est agi de libérer un malade sans espoir de ses souffrances. C’est ce qu’il a fait pour la femme de Penn, Sarah, atteinte d’un cancer quelques années auparavant. Par amour, par humanité, pas autrement.
Mais à Natchez, le camp des justes ne se rejoint pas sans risques, et les anciens du KKK, quelque soit le nouvel avatar qu’ils se donnent, alliés à la mafia toute puissante locale, sont en embuscade, prêts à en terminer pour de bon avec ceux qui les combattent.
le Mississippi à Natchez
Les Aigles Bicéphales, complètement dingues, cruels et suprémacistes, à la solde du pire des salauds, voilà les ennemis. À force de meurtres, de viols, de cruautés en tous genres et d’escroqueries, les anciens Aigles Bicéphales (le groupe est dissous mais les liens demeurent), toute leur clique et Brody Royal, un homme d’affaires, toutes sortes d’affaires, tout puissant – mafieux notoire - et effrayant se sont rendus invincibles. Ou presque.
« « Vous avez été élevé dans l’esprit chrétien, comme moi, monsieur Thornfield. Comment pouvez-vous faire ça ? »
Sonny secoua la tête et détourna le regard vers l’eau noire, sur sa droite. Le gamin avait raison concernant la torture, mais il ne paraissait pas saisir toute la nature de la guerre raciale. Partager une foi commune ne pesait pas lourd. Les Nègres n’étaient pas de vrai chrétiens, après tout. En tant qu’esclaves, ils s’étaient seulement raccrochés par désespoir à la foi de leurs maîtres, sans comprendre que le maître se servait juste de la religion pour les dominer. »
Pour sauver son père de la justice, corrompue bien sûr, Penn va tout mettre en oeuvre, tout risquer aussi.
Il va devoir d’abord enquêter sur son père, qui refuse de s’expliquer sur ce qui a eu lieu le soir où Viola est morte. « Secret médical », dit-il. Est-ce une excuse commode pour se dérober à des questions embarrassantes ? Que cache le bon Dr Cage ?
Petit à petit, Penn, d’abord certain que son père – maintenant malade lui-même, affaibli par son coeur défaillant - ne peut être coupable de quoi que ce soit de répréhensible, se laisse envahir par le doute. Et ce n’est pas l’abondance de ses ennemis et leur acharnement à le détruire qui le mine : ce serait plutôt le signe que Tom Cage est un être droit et juste. Non, ce sont les photos sur lesquelles on le voit en compagnie de Brody Royal et des membres les plus puissants des Aigles Bicéphales, les incohérences de son emploi du temps, et la rencontre avec un homme noir, très en colère, très agressif, Lincoln Turner, le fils de Viola, qui lui annonce tout à trac qu’il est son frère. Tom Cage et Viola Turner ? Possible, après tout.
« Tous les fils finissent par découvrir un père aux pieds d’argile. Il se trouve simplement que tu as un père à la droiture singulière, alors il t’a fallu attendre quarante-cinq ans. »
Penn, avec l’aide d’un journaliste local Henry Sexton, qui enquête depuis des années sur des meurtres de Noirs commis, il en est sûr, par les Aigles Bicéphales et commandités par Brody Royal, va devoir remonter le temps, revenir aux origines du mal, au début des années 60, avec ces crimes atroces jamais élucidés… et prendre le risque de déboulonner la statue immaculée du père, de le tuer peut-être, au propre comme au figuré.
Kermit Ruffins joue son propre rôle dans la série Treme
Impossible de rendre justice à ce roman – attention, le premier d’une trilogie !!!- je suis extrêmement frustrée de ne pouvoir en dire davantage. Il faudrait parler de Katrina, de la façon dont les autorités ont littéralement laissé les quartiers pauvres crever et ont ouvert la voie aux spéculateurs immobiliers qui se sont engouffrés dans la brèche : pactole à la clé et disparition des Noirs, des miséreux, de tous les indésirables en somme. L’envers du décor dont on a pu prendre conscience à travers une série comme Treme par exemple, la saloperie des autorités et la volonté rapace et criminelle de laisser pourrir des quartiers entiers pour mieux spéculer dessus ensuite.
Il faudrait parler des guerres, des vétérans, de tout ce qu’on y apprend de violence, de cruauté et des liens indissolubles qu’on y crée. Il faudrait parler de revanche sociale, d’injustices, de la concurrence instaurée à dessein par les entrepreneurs et les banquiers entre les pauvres blancs et les Noirs, de blessures narcissiques qui ne se refermeront jamais.
La question du racisme est très finement analysée et Greg Iles en montre l’évolution dans le temps : certains Noirs d’aujourd’hui sont prêts à s’allier à des racistes si cela sert leurs intérêts personnels. La question de la communauté noire est évacuée, elle ne présente aucun intérêt à leurs yeux. Seule compte la recherche du pouvoir. Ainsi, le racisme et la corruption vont de pair, s’alimentant l’un l’autre, machine inexorable qui enrichit les Brody de ce monde.
Ce roman est indéniablement porté par un grand souffle littéraire et historique : fermement ancré dans l’histoire des États-Unis, il parle aussi bien des tourments et interrogations communes qui forment le tissu collectif américain que de leurs répercussions sur la vie intime de tous.
J’attends avec impatience les deux autres tomes…
Music, of course
Et de la bonne ! Jugez plutôt, outre la sélection ci-dessous, vous croiserez : Ray Charles, BB King, Muddy Waters, Jerry Lee Lewis, Steve Cropper (technique de la slide), Guns ‘n Roses - Live and Let Die...
Natchez Burnin’ - Howlin’ Wolf
Little Walter - Blues With a Feeling
Ella Fitzgerald - Blues in the night
Jim Reeves - He’ll have to go
The Family Stone - If you want me to stay
David Gray - Please forgive me
BRASIER NOIR - Greg Iles - Éditions Actes Sud - collection Actes Noirs - 1056 p. mai 2018
Traduit de l’anglais (E.U.) par Aurélie Tronchet
photo : dégâts de Katarina et Natchez la nuit (Pixabay) - Kermit Ruffins (Wikipédia)