Chronique Livre :
CABOSSÉ de Benoît Philippon

Publié par Psycho-Pat le 13/11/2016
photo : Pixabay
Le pitch
Raymond est moche. Déjà son prénom est pas top, alors il se fait appeler Roy. Pour le visage, c'est pas juste une appréciation subjective. Ça fait quarante-deux ans qu'il se trimballe un tronche de tomate écrasée à Clermont, il a l'habitude des regards désolés ou effrayés qui se posent sur son minois. Par contre il est taillé comme un Minotaure, balèze, résistant, il gagne sa vie grâce à ses poings. Pas vraiment dans la boxe où sa carrière n'a jamais décollée mais dans le milieu où ses talents sont reconnus.
Au hasard du web, il rencontre Guillemette qui sera sa lumière au bout du tunnel. Sa luciole tremblotante qui ne reculera pas devant sa bouille sinistrée et ses manières un peu rudes. C'est le shazam immédiat, l'alchimie du grand amour en quelques clics. Sauf qu'il y a un ex, qu'il s'appelle Xavier et qu'il est con et agressif. Et la rencontre qui ne devait pas avoir lieu se produit entre Roy et l'abruti, fatale, évidemment...
Roy et sa luciole vont tailler la route, baiser beaucoup, revisiter leurs vies, croiser des existences noires ou lumineuses, se construire un monde à leur image après un chemin jalonné de gueules cassées et d'amitiés étonnantes...
L'extrait
« Quand Roy est né, il s'appelait Raymond. C'était à Clermont. Il y a quarante-deux ans. En avril. Le premier pour être exact. Si la vie avait le sens de l'humour, on aurait pu croire au fameux poisson dudit jour tant la tronche de cet enfant ressemblait à une blague. Et pas de bon goût encore. À peine expulsé de l'utérus de sa mère, Roy s'est retrouvé dans les bras d'une sage-femme bien embêtée. Elle a tourné le dos aux parents pendant plusieurs minutes. Eux, inquiets, ont craint le pire : un bras en moins, un chromosome en plus, une maladie grave et irréversible. Non, il avait juste une sale tronche. Et la sage-femme a voulu retarder la révélation au maximum. Elle a même tenté de masquer une partie de la vérité à coups de peigne. Roy avait du cheveu hirsute par mottes entières qui masquait ses yeux gonflés. Les dernières heures à batailler à travers l'utérus de sa mère, abimé par un précédent avortement mal opéré, avaient lancé l'ambiance. Mec, pour toi, la vie va ressembler à un accouchement, ce sera étouffant, y aura du sang et des cris, et tat tronche aura rien à envier à une tomate écrasée aux rangers taille 46. Au moins, y a pas eu tromperie sur la marchandise.
Ses parents, par contre, on les avait pas avertis et le choc a été dur à encaisser. L'amour maternel a compensé dans le déni, un temps. Le paternel, lui, a jamais vraiment pris. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
Cabossés, ils le sont tous les deux, y a pas de doute. Certes, Roy, ça se voit au premier coup d'oeil, les blessures de la Luciole sont moins tonitruantes, internes, mais n'en ont pas moins fait de dégâts considérables. Raymond, y a pas que sa tronche qui est en bouillie, les sentiments aussi, il traîne des cicatrices au cœur qui auraient pu le rendre fou furieux s'il n'avait pas rencontré des gens comme Bobby et René qui l'ont initié au noble art, lui ont donné une discipline et de sages conseils qu'il n'a pas toujours su suivre mais qui sont là, tapis en lui. Il a développé tout un trésor en lui, des réserves de douceur et d'amour, et c'est de cet aspect-là dont Guillemette va tomber raide dingue.
Cabossé, c'est du noir de gala, des personnages magnifiques de saloperie ou d'humanité, lancés dans les pattes des amoureux transis au cours de leurs existences et qui reviennent tenter de gâcher la belle histoire à peine est-elle née. Le passé et le présent se télescopent rudement, Roy et Guillemette mêlent peu à peu la totalité de leurs deux vies au cours d'une fuite en avant aux obstacles révélateurs et sanglants. Il n'y a pas que des embûches sur le parcours, on y trouve beaucoup d'humour, parfois très noir, parfois léger, de la tendresse, du sexe à revendre, les tourtereaux n'économisent pas leur énergie de ce côté, au mépris souvent de la sécurité routière la plus élémentaire.
Des bisous, des baisers, des pulsions irrépressibles, de petites attentions et de grandes chevauchées, ils sont beaux Raymond et Guillemette, c'est la magie d'internet, l'improbabilité faite couple, le méga coup de foudre qui repeint tout le paysage et transforme profondément les êtres. Une vingtaines de mails, quelques clics sur un smartphone pour un Roy esseulé et il percute sa fée de plein fouet. Mais si elle pèse trois tonnes de moins que lui, c'est le Minotaure qui va être stoppé net dans son élan comme un setter devant un garenne. Cette luciole va métamorphoser sa vie, faire passer le chameau dans le chas de l'aiguille. Même si Roy n'est pas foncièrement tranquille...
Roy a peur. Peur de lui. Il sait qu'un monstre est caché au fond de son âme. Guillemette l'a vu lors de la rencontre avec Xavier, qui ne rencontrera plus personne d'ailleurs. Le couple va profiter de la cavale pour remonter aux sources, découvrir les failles de l'autre, essayer vaille que vaille de les apprivoiser ou de s'en accommoder. Benoît Philippon, en phrases courtes, efficaces et justes, dessinent de superbes personnages de contes de fées, des fées légèrement dingues qui se sont mélangées les baguettes au-dessus des berceaux des gentils, les laissant dans un monde de merde se débrouiller comme ils pouvaient avec les méchants.
Non pas que Roy soit l'archétype du Prince charmant transformé en crapaud, ou en bête. Il ne laisse pas sa part quand il s'agit de cogner ceux qui doivent du pognon à son boss. Il a l'éthique élastique, ne se pose pas vraiment de questions quand il fait son boulot, mais sa luciole change tout, il se sent chargé d'âme, responsable, amoureux comme jamais. Petit à petit, la jolie jeune femme va domestiquer la brute au grand cœur, dans la mesure du possible. La luciole n'est pas aussi fragile que le pense son homme, elle a des réserves d'énergie surprenantes.
Les amoureux tracent la route pour solde de tout compte, leurs nouveaux sentiments réclament des âmes propres et neuves, purgées du passé et des scories qu'ils traînent tous les deux sans pouvoir s'en débarrasser. Pour cela, l'auteur va déposer sur leur chemin des rencontres révélatrices, des commutateurs, bons ou mauvais, mais qui vont, à chaque étape, les aider à s'alléger et à se construire un cocon à eux. Rien n'est rose et guimauve, rien de sera donné sans souffrir, Cabossé est un roman noir avec action, suspense, gnons, sang qui gicle et atmosphères tendues à craquer. Des salauds de compétition, de la sottise pure et hargneuse et de la connerie homophobe puissance dix, la vie quoi, la vraie, celle de tous les jours où il est perpétuellement étonnant de voir fleurir un amour comme celui qui unit Roy et Guillemette.
Un roman beau, riche, drôle, émouvant, captivant, Cabossé est un pur plaisir de lecture avant tout et une très très belle histoire.
Un énorme coup de coeur pour ce premier roman à l'univers si particulier, familier mais aussi réellement poétique.
Notice bio
Benoît Philippon passe son enfance en Côte d'Ivoire, aux Antilles, puis entre la France et le Canada. Il devient scénariste à vingt ans pour le cinéma et l'animation. Il réalise son premier long-métrage, Lullaby for Pi, avec un casting international (Forest Whitaker, Clémence Poésy, Rupert Friend), sorti en 2010 ; puis un film d'animation (coréalisé avec Alexandre Heboyan), Mune, le gardien de la lune (prix du meilleur film à Tokyo, Toronto, Erevan), qui fut le septième plus gros succès français à l'étranger en 2015. Benoît Philippon aime mélanger les codes et naviguer entre les genres. Cabossé est son premier roman. Noir.
La musique du livre
L'autoradio des fuyards balance la « good vibe », celle que Roy aime, Sam Cooke - Twistin' The Night Away puis, Lee Moses – I'm Sad About It
À sa manière, Roy est romantique, enfin, c'est comme cela que Guillemette le sent et certains mots de son armoire à glace, même si ce n'est pas évident à l'oreille lui évoque les poèmes de Ronsard ou Ne Me Quitte Pas de Jacques Brel.
Là, faut vous imaginer que la voix de Roy, parce que c'est bien lui qui chante Que Sera Sera, ici interprétée par Doris Day.
CABOSSÉ – Benoît Philippon – Série Noire/Gallimard – 270 p. septembre 2016