Chronique Livre :
CAMARADE PAPA de Gauz

Publié par Psycho-Pat le 31/08/2018
Le pitch
1880. Un jeune homme, Dabilly, fuit la France et une carrière toute tracée à l’usine pour tenter l’aventure coloniale en Afrique. Dans une « Côte de l’Ivoire » désertée par l’armée française, quelques dirigeants de maisons de commerce négocient avec les tribus pour faire fructifier les échanges et établir de nouveaux comptoirs. Sur les pas de Dabilly, on découvre une terre presque inexplorée, ses légendes, ses pactes et ses rituels…
Un siècle plus tard, à Amsterdam, un gamin d’origine africaine raconte le monde postcolonial avec le vocabulaire de ses parents communistes. Lorsque ceux-ci l’envoient retrouver sa grand-mère et ses racines en Afrique, il croise les traces et les archives de son ancêtre.
L'extrait
« Les grands-soirs-Maman, elle écrit des notes dans la pile de livres sur son bureau. Je l'imite avec mes livres de classe. Je folle les maîtresses avec toutes mes notes dans les livres de l'école et de sa bibliothèque. Plus je note mes livres, plus je reste avec Maman, alors je note. Et quand je note suffisamment longtemps, elle finit par s'arrêter de noter. Elle se lève, me serre dans ses bras. Maman dit que les histoires qui nous touchent, il faut les enfermer au fond de son cœur pour ne pas les oublier. Alors les grands-soirs-Maman, on fait des échanges de prisonniers : mes histoires de classe populaire, inclus les bagarres avec Marko-le-jaloux, contre ses rêves de socialisme africain. Elle parle aussi de formes agraires en Albanie ou en vraie Corée, celle du Nord, pas celle du grand capital. Je ne comprends pas tous les prisonniers de Maman. Mais elle a de si jolis mots. Mes prisonniers à moi, je les écartèle, les allonge, les découpe et, quand ils finissent, je les réinvente avec des mots que je fabrique pour que Maman les trouve jolis. Je reste avec elle le plus longtemps que peuvent mes mots et mon corps. Lorsque je suis au bord du sommeil, elle me fredonne une chanson de la bande à Amédée-Pierre.
Les lendemains de grands-soirs-Maman, je finis mes nuits en classe populaire. Les maîtresses ne me dérangent pas. J'ai plusieurs leçons d'avance. Elles disent même que j'ai des années. Elles veulent que je parte dans une école spéciale loin du quartier. Sacriprivilège ! On vit dans le quartier rouge. Le plus beau de la ville. Camarade Papa refuse avec catégorie que je change de classe populaire parce qu'un bon révolutionnaire ne doit pas être coupé du peuple. C'est comme cela qu'on fabrique la bourgeoisie compradore. J'ai honte d'avoir ces années d'avance. Je ne veux pas être un patron chien, aboyer sur les ouvriers et cumuler comme ça les années d'avance sans les partager avec les masses laborieuses. » (p.22-23)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Une fois n’est pas coutume, je commence par l’apparence, la forme extérieure de l’ouvrage, cette belle couverture sur laquelle sont imprimés les premiers mots du roman, les premières vagues montant à l'assaut du lecteur, sobre et efficace, et ce bandeau, habituellement peu utile, ici intelligemment exploité, utilisé au recto comme - très belle - image de couverture, au verso, un résumé du livre, à l’intérieur, des cartes pour comprendre les chemins de l’expédition et le périple du héros. Un bien bel objet qui laisse augurer du meilleur dès les premières pages. Et, contrairement aux polars et thrillers, ici, les apparences sont fiables !
Deux histoires qui se mêlent, se côtoient, même si plus d’un siècle les sépare. D’un côté, ce petit garçon d’origine africaine, née au Pays-Bas, qui habite avec ses parents, communistes convaincus, dans une des rues chaudes d’Amsterdam, la rue des marchandes de bisous, éduqué avec rigueur dans l’orthodoxie marxiste, qui pense et voit le monde à travers les slogans entendus chez lui, qu’il a parfois bien du mal à adapter à la réalité qui est la sienne. Il décrit son monde dans un langage merveilleusement drôle de créativité, sa vie vue à travers le filtre de la doxa marxiste-léniniste. Sa maman étant partie en Albanie, pas celle d’aujourd’hui, celle d’Enver Hoxha, une des dernières nations staliniennes au coeur de l’Europe à l'époque. Ceux qui n’ont jamais écouté un discours de 8 heure du camarade Hoxha vantant les bienfaits de la dictature du prolétariat sur Radio Tirana 3 ne peuvent se rendre compte de la foi chevillée au corps qu’il fallait posséder pour avaler cette potion. La mère tarde à rentrer, il faut prendre des mesures pour garder le petit, alors son père et lui voyagent vers Paris tout d’abord avant de l'envoyer rejoindre ses grands-parents en Côte d’Ivoire. Un univers totalement inconnu où le gamin va devoir faire preuve de toutes ses facultés d'adaptation afin de s'intégrer, loin des rues européennes qu'il a toujours connues.
Parallèlement, le lecteur suit le périple de Dabilly, un ouvrier de fonderie, contraint de fuir la France et de suivre les expéditions coloniales en Côte d’Ivoire, un des derniers bastions français en Afrique au 19° siècle, le reste étant en train d’être réclamé par les Anglais, ce boucher de Stanley, les Hollandais ou les Portugais. Absence de cartographie, longueur des trajets sur des parcours emplis de pièges, Dabilly va sillonner la jungle et la savane, planter ici et là le drapeau, s’accaparant bien plus que des territoires puisqu’il « entre » en culture africaine comme on entre en religion, avec fascination. Magie de l’amour, magie/sorcellerie tout court, hasard des rencontres et des alliances fugaces avec des chefs de village qui font monter les enchères entre tous ces Blancs qui viennent négocier leurs soumissions -bien souvent de façades -, le jeune ouvrier raconte ce continent inconnu et ses coutumes étranges pour un occidental d’alors. Il n’est pas noble, n’a pas la prétention de la supériorité innée et sait d’emblée écouter, regarder, apprendre et utiliser ce qu’il recueille.
À la manière d’un Savorgnan de Brazza, tel que lui prête vie Clemente Bicocchi dans Le blanc du roi (Liana Levi) - leurs péripéties et aventures se ressemblent énormément -, Dabilly va jusqu’à rencontrer le roi des Tékés, la plus haute autorité morale de cette région, se coule dans la vie quotidienne de la population, et, sans trahir sa mission, prend en compte la culture et les préoccupations locales dans ses décisions et avis qu’il peut donner aux autorités. Bien sûr, la hâte de prendre, l’avidité des commanditaires des expéditions, feront que, pas plus que Brazza, il ne sera écouté et la colonisation prendra ce visage dramatique que nous lui connaissons. Serait-ce que devant son peu de moyens, il lui est impossible de capter par la force ce que la France désire ? Ou bien, plutôt, sa condition ouvrière, acquise à la Manu, auprès de déraciné alsaciens ayant quitté leur terre natale de peur de devenir prussiens qui lui confère cette humilité intelligente... La Manufacture des Armes de Châtelleraut où il apprit tout ce qu’il fallait savoir sur les chassepots, les fusils de l’époque, bien meilleur que ceux de l’armée allemande, même si on venait de prendre une fameuse déculottée à Sedan.
Chassé-croisé donc entre cet enfant, fer de lance de la Révolution, qui reprend contact avec sa terre d’origine et cet ouvrier français qui trouve sa place dans l’histoire de la colonisation de la Côte d’Ivoire. Chassé-croisé de langues, celle, drôle, pleines d’approximations savoureuses et d’interprétations à la logique surprenante du petit, et celle riche et belle de Dabilly qui narre magnifiquement le pays des origines, celui que était entré dans l’histoire bien avant qu’un Blanc pose le pied sur son sol et possédait une culture riche et complexe qui ne sera qu’affaiblie et avilie par les missionnaires qui imposeront par la force leurs propres croyances.
Un regard original, politique et social sur la colonisation de la Côte d'Ivoire et le retour aux sources, un siècle plus tard, d'un petit garçon drôlement politisé, deux belles histoires dans un seul roman remarquablement écrit...
Notice bio
Après avoir été diplômé en biochimie, Gauz a réalisé des photos, des documentaires, des émissions culturelles et des articles pour un journal économique satirique en Côte-d’Ivoire. Depuis que le succès de son premier roman, Debout Payé (50 000 exemplaires en grand format), vedette de la rentrée 2014, l’a propulsé sur le devant de la scène, il part de plus en plus souvent se recueillir à Grand-Bassam, première capitale coloniale de la Côte d’Ivoire, où démarre le présent roman.
La musique du livre
Amédée-Pierre - Soklokpeu
CAMARADE PAPA – Gauz – Éditions Le Nouvel Attila – 251 p. août 2018
photo : esclaves enchaînés en Côte d'Ivoire - Wikipédia