Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
CECI N’EST PAS UNE CHANSON D’AMOUR de Alessandro Robecchi

Chronique Livre : CECI N’EST PAS UNE CHANSON D’AMOUR de Alessandro Robecchi sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Carlo Monterossi, homme de télévision, est victime d’une tentative d’assassinat. N’ayany qu’une confiance limitée - au mieux - dans les compétences des équipes de police chargées de l’enquête, il fait appel aux services d’un ami journaliste et d’une spécialiste du numérique pour comprendre qui peut bien lui en vouloir autant.

En parallèle, des Gitans justiciers et des tueurs à gages professionnels semblent suivre des pistes similaires...

Tout cela se passe à Milan et nous offre un panorama terriblement noir des arcanes de cette ville, de la haute bourgeoisie aux milieux d’ultra-droite. Savoureux et inquiétant.


L’extrait

« T’es une tête de con.
- J’apprécie la métaphore.
- Je suis sérieuse, là, c’est pas un truc qu’on jette par la fenêtre. Ils offrent vingt-cinq mille par émission. Trente-huit émission par an. Pour je ne sais combien d’années. Si tu veux, je sors la calculette.
- Non.
- Et tout le reste en plus. Les investissements, les publications, et tout ce qui vient avec. Il suffit de mettre ton nom pour se faire de la thune. Une émission de... Sur une idée de... Les sponsors. Les droits. Tu sais comment ça marche.
- Non.
- Je ne comprends pas si tu essaies de grappiller... mais plus que ça, ça va être difficile... même pour eux... ou alors, si tu es vraiment une tête de con... »
Elle s’interrompit un instant. Puis :
« Je ne comprends vraiment pas », et elle soupire, cette fois-ci.
Bref, elle ne comprend pas. Le concept est clair.
Et pourtant elle sait. Elle était là aussi. Elle a vu. Elle a entendu. Elle a assisté au show avec un billet coupe-file au premier rang, Coca dans la main, prête à applaudir. Bien plus qu’une spectatrice. Assis face à elle, avec l’air de celui qui aimerait être ailleurs, lui, Carlo Monterossi est le clown ; mais elle fait aussi partie du cirque.
« Tu ne plongerais pas dans un tonneau de merde pour vingt-cinq mille euros, dit-il.
- Tu en es sûr ? D’abord, il faudrait un très grand tonneau », rit-elle.
Un rire rauque, quelque chose à mi-chemin entre un grondement de tonnerre annonçant les prémices d’un orage et le rugissement d’un puma femelle défendant ses petits. Deux énormes nichons rebondissent comme des pastèques sur un étal lors d’un tremblement de terre, les plis du cou s’étirent comme ceux d’un iguane géant de Bornéo pendant son repas. Le collier de perle suit la vague sismique et tintinnabule.
Elle, c’est Katia Sironi, ni plus ni moins.

Katia Sironi, c’est l’agent de ce Monterossi qui se tient assis là. Elle s’occupe de ses affaires, empoche quinze pour cent du chiffre que lui, sans elle, serait incapable d’amasser, même en faisant des hold-up ; elle pèse, à vue d’œil, autant que Tyson portant Foreman, et elle a ce sens de l’humour très fin qu’on piurrait trouver dans une salle de billard de la banlieue de Milan, en un peu plus grossier.
Un puissant monument de chair humaine enveloppé dans une sorte de tunique noire, un collier, des boucles d’oreilles ostentatoires, un maquillage à peine plus lourd que permis, une cigarette allumée, la voix grave, le regard intelligent, derrière un bureau de style san-siro-babylonien si énorme qu’un Tupolev pourrait y atterrir, vide et un peu trop luisant, en bois rouge, probablement du cerisier.
Monterossi connaît tout ce qu’il faut connaître de Katia Sironi, au-dessus du sternum.
Et il pourrait jurer que cela lui suffit.
Elle est forte. Ça lui plaît. D’une certaine façon, il lui doit beaucoup.
C’est donc à son tour de soupirer :
« Non. » » (p. 17-18-19)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Pour une idée de génie, c’en était une ! Carlo Monterossi, créateur de concepts pour la télévision, et présentateur, a imaginé d’envoyer des équipes de cameramen et reporters traquer des anonymes, des gens ordinaires, dans leurs escapades amoureuses, leurs adultères, bref d’en faire des cibles à paparazzi pour son émission Crazy Love. Il a inventé la démocratisation du people trash, la chasse sans limites à l’intime, la traque du citoyen et de la citoyenne lambda, plus celle-ci fait de dégâts, mieux c’est pour l’audimat.

Évidemment le programme est un énorme succès, surtout qu’il n’est pas sans conséquences croustillantes sur les pauvres acteurs involontaires de cette ignominie : un suicide, deux policiers abattus par un type devenu fou furieux, des dizaines de vies brisées... L’audience explose comme le crâne de la femme désespérée ayant fait le saut de l’ange après la révélation de sa relation extra-conjugale. Deux saisons déjà et la chaîne prépare fébrilement la troisième qui devrait apporter encore plus d’audience et donc de revenus publicitaires, mais voilà, Carlo commence à être titillé par sa mauvaise conscience devant le désastre humain que représente son émission pour les gens qui en sont victimes. Malgré la montagne de pognon qu’a réussi à négocier Katia Sironi, son agente, il ne veut plus apparaître à l’écran. L’idée même de persévérer à se rendre complice de ce qu’il nomme désormais « une poubelle de merde » le rend malade. La chaîne possède les droits, il ne peut s’opposer à la diffusion mais ce sera sans lui. Il abandonne toute la place à Flora de Pisis, sa co-présentatrice, pas mécontente de l’aubaine.

À peine le temps de se servir un single malt pour se remettre de la discussion houleuse avec l’interlocutrice de poids et de conviction qu’est Katia, et Carlo est victime d’une tentative d’assassinat. Un type armé fait irruption à son domicile et il ne doit la vie sauve qu’à un réflexe aussi chanceux que désespéré. Il n’a pas besoin de côtoyer longtemps l’équipe de bras cassés policière appelée sur place pour se rendre compte qu’il n’y a pas grand-chose à espérer du brigadier Semproni ou du sous-brigadier Ghezzi, pas plus que du substitut du procureur, malgré ses costumes, sa voix et son regard de velours. Il apprend tout de même que deux autres meurtres précèdent la tentative d’assassinat à laquelle il a réchappé, et que le doigt humain découvert par ses soins sous un meuble - après la fouille de la police - était destiné à être introduit dans son rectum post-mortem, puisque c’est apparemment le modus operandi du tueur. Reste à déterminer la logique de la série et les raisons de cette pratique incongrue...

Carlo monte donc son propre groupe d’enquête, composé de Nadia Federici, « experte en survivance urbaine », et en informatique, et d’Oscar Falcone, un vieil ami journaliste, obstiné et tout dévoué. Ils ne seront pas les seuls, en plus de Carlo et ses amis, un duo de Gitans justiciers et l'inévitable police investiguent, cela commence à faire du monde sur le coup. Pas assez au goût de l'auteur puisque s'ajoute un couple de tueurs à gages, embauchés par un louche avocat pour faire le ménage, comme si la situation n'était pas assez confuse, qui sèment quelques cadavres supplémentaires. La présence des Gitans et des tueurs s'explique par une sale affaire d’intimidation montée il y a peu afin d’expulser des caravanes d’un terrain convoité par de riches promoteurs. L'attaque avait tourné à la catastrophe, les gros bras débiles chargés de semer la peur ayant usé de cocktails Molotov et même tiré quelques coups de feu. Bilan : 4 blessés gravement brûlés, dont un enfant, chez les Gitans et un policier tué par une balle perdue.

Hego et Clinton, les deux Gitans sont redoutablement efficaces et sèment la panique, de même que les tueurs, les deux bandes usant de la torture sans trop de mesure. Carlo et ses amis ne sont pas en reste, même si leurs méthodes sont plus civilisées. Tout va très vite, mené sur le ton léger d’une comédie à l’humour acide, bien utile pour faire passer les faces les plus sombres de Milan et de l’Italie d’aujourd’hui, minée par les mêmes abominations que les autres nations européennes, et à peu près l’ensemble de la planète : corruption, mafia, avidité, télé-poubelle, manipulation, racisme, sexisme, oppression... On rit beaucoup en lisant ces pages qui bien sûr font penser à Joe R. Lansdale, mais surtout à un autre auteur italien, Matteo Righetto et son superbe Bacchiglione Blues (La Dernière Goutte). On y grince donc aussi des dents, heurté par le cynisme des producteurs de Crazy Love et autres salauds ne manquant pas dans ce roman très contemporain.

Rythmé par les titres de Bob Dylan dont Carlo est un fan absolu, ce récit trépidant traverse Milan en tous sens, chaque groupe poursuivant tour à tour l’autre, chacun défendant ses intérêts sur un parcours jalonné de morts violentes, de pièges et de magouilles répugnantes. Deux jolies histoires d’amour à noter pourtant, pour ne pas perdre tout à fait foi dans l’espèce humaine et afin de reprendre souffle entre deux péripéties explosives. Avec elles, Robecchi se fait plaisir, on le sent, puis reprend son tir à belle réelle contre la société du spectacle obscène et du pognon homicide, il fallait bien un contrepoids à l’atmosphère malsaine, délétère, qui se dégage des coulisses de la capitale lombarde.

Non, ceci n’est pas une chanson d’amour mais ça y ressemble fort, une ode de l’auteur à sa ville et la plupart de ses habitants, malgré tous ses défauts, malgré ses tares, parce que « l’amour fait faire de ces choses... » comme le dit la présentatrice de Crazy Love...

Un formidable polar, drôle, cruel, féroce sur les mœurs des médias et des rapaces urbains, d’excellents personnages dans une intrigue menée à fond de train dans les rues de Milan.


Notice bio

Allessandro Robecchi a été éditorialiste pour le quotidien Il Manifesto et l’une des plumes de Cuore, l’un des plus importants hebdomadaires satiriques italiens. Il est l’auteur d’une série de romans policiers publiés chez Sellerio, l’éditeur d’Andrea Camilleri.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Bob Dylan - I Ain’t Gonna Go To Hell For Anybody - Is Your Love In Vain - Knockin’ On Heaven Door - Neighborhood Bully - Positively 4th Street - Girls From The North Country - Highway 51 Blues - Desolation Row - Black Crow Blues - Under The Red Sky

Franco Califano - Me n'Amoro de Te

Les Rockets - Future Woman

Bob Dylan - Tight Connection To My Heart

Adele - Skyfall

Eros Ramazzotti - Se bastasse una canzone

Vasco Rossi - Vivere


CECI N’EST PAS UNE CHANSON D’AMOUR - Alessandro Robecchi - Éditions de l’aube - collection l’aube Noire - 416 p. août 2020
Traduit de l’italien par Paolo Bellomo avec le concours d’Agathe Lauriot dit Prévost.

photo : AlexAntropov86 pour Pixabay

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