Chronique Livre :
CELLE QUI S'ENFUYAIT de Philippe Lafitte

Publié par Psycho-Pat le 08/03/2018
Le pitch
À l’aube, dans un paysage désert et envoûtant, une femme court. Elle vient d’échapper de justesse à un coup de fusil.
Isolée volontaire dans une des régions les plus reculées de France, Phyllis Marie Mervil, afro-américaine, est l’auteur de polars à succès. Solitaire jusqu’à la sauvagerie, prête à tout pour préserver son anonymat, elle a quitté l’Amérique en 1975, emportant avec elle un mystère qui, depuis, n’a cessé de la hanter. Phyllis sait qu’elle est poursuivie et, murée dans son secret, elle ne peut compter que sur elle-même.
Qui est cet homme invisible qui la traque comme une ombre, se rapprochant de jour en jour ? Quel drame commun ont-ils vécu dans les années 70, époque terrible où l’Amérique se déchirait sur la question des droits civiques?
Acculée, Phyllis saura-t-elle se retourner et faire face ou choisira-t-elle, une fois encore, de fuir ?
L'extrait
« Elle avait franchi les premiers taillis quand eut lieu la déflagration. Une grêle assourdissante trouait les feuilles au-dessus de sa tête, elle ne bougea plus, stoppée dans son élan, courbée et immobile, une bête aux aguets. Elle attendit que le sifflement dans ses tympans s’évanouisse avant de tourner la tête, lentement, essayant de distinguer une forme mouvante à travers le rideau de feuillages. Peut-être un chasseur négligent – c’était la fin de l’été, la chasse était ouverte depuis quelques jours – puis elle se dit qu’aucun chasseur digne de ce nom ne tirerait sans visibilité à travers des fourrés. Ou alors un braconnier – les sangliers pullulaient dans la région et fournissaient une viande abondante. Elle avança avec précaution, cassée en deux, thorax comprimé, des odeurs de poudre et de sueur s’infiltraient dans ses narines. Elle progressa lentement vers une zone plus dégagée, là où le soleil éclairait en partie le sous-bois. Le silence écrasait tout. Elle ne comprenait pas. Elle continua malgré la peur qui montait, tendue à l’extrême, guettant le moindre craquement, le plus petit indice sonore. Douze. Elle appela doucement, comme un soupir. « Douze. » Une série de murmures, chaque fois un peu plus fort.
Le coup de feu explosa dans ses oreilles, puis une plainte diffractée dans l’écho de la détonation. Elle se mit à courir au jugé, fouettant les feuilles, fauchant les fougères, éblouie par les rayons du soleil qui mitraillaient les arbres.
Il était couché contre une souche, corps beige dans l’humus noir, le flanc déchiqueté de viande rouge, mâchoire encore haletante. Elle ne regarda pas ses yeux quand elle le souleva avec difficulté, refusant de les croiser pour rester concentrée – pour ne pas s’effondrer aux côtés de Douze –, le serrant dans ses bras tout en rejoignant la combe. Un corps lourd, relâché et chaud. » (p 14-15-16)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Phyllis Marie Mervil est deux auteurs à succès à elle toute seule. Elle alterne d'une année sur l'autre ses pseudonymes pour le plus grand plaisir de son éditeur qui lui passe ce qu'il prend pour des caprices d'artiste : aucun portrait d'elle sur ses quatrièmes de couverture, pas de salon, pas d'interview télé... Elle vit à l'écart du monde et mène une vie quasi monacale dans la région de Millau. Une existence qui pourrait être celle d'une prisonnière tant son emploi du temps est rythmé par des occupations minutées, et invariablement répétées quotidiennement : écriture de 3h à 6h – elle est insomniaque -, jogging sur les causses avec son chien, 12, qui change de nom à chacun des anniversaires de leur rencontre, au fur et à mesure qu'il vieillit, comme un taulard marquerait le temps d'un trait gravé sur le mur de sa geôle.
Phyllis Marie Mervil est afro-américaine, elle approche de la soixantaine, parle parfaitement le français, et son installation dans ce village reculé n'a pas posé de grand problème. Elle se dit agoraphobe et ne supportait plus la vie parisienne. Ses droits d'auteurs lui ont permis de s'acheter le calme et l’isolement dont elle avait besoin. Jusqu'au jour où 12 est tué d'une cartouche de fusil lors d'une de ses courses matinales. Phyllis n'a pas la réaction qu'aurait eue tout autre personne : elle ne s'affole pas, ne dépose pas plainte, enterre son chien et reprend sa vie comme si de rien n'était. Un peu plus méfiante encore, hyper vigilante dans tous ses déplacements : elle sait qu'ils l'ont retrouvée.
Elle a un passé, comme on dit. Une sale histoire datant des années soixante, de son militantisme armé au sein d'un groupuscule révolutionnaire comme il en a fleuri tant d'autres au début des années 70 aux États-Unis. Quelques membres déterminés, un chef charismatique, plus proche d'un gourou que d'un idéologue, rassemblés par la haine de la société plus que par une véritable volonté de la transformer. Il y a eux et les PIGS, c'est à dire les autres, tous les autres : les flics, les capitalistes, les collabos du système qui se lèvent le matin pour aller bosser...
Ces cellules "révolutionnaires", toutes pourchassés par le FBI, toutes armées, pratiquant volontiers le braquage de banque pour prélever l'impôts, connurent pour la plupart une fin tragique. Celle de Phyllis n'a pas échappé à la règle. Elle a été condamnée par contumace et reste persuadée, plus de quarante années après, que la justice US est toujours à ses trousses.
Comme rien dans la vie n'est aussi simple que ce que l'on croit, la réalité du danger qui menace Phyllis est bien différente que ce qu'elle imagine et c'est ce que raconte avec talent Philippe Laffite. Pas à pas, en même temps qu'il met de la chair autour de son personnage principal en nous faisant partager ses doutes, ses craintes et ses souvenirs, il tisse la toile dans laquelle elle pourrait bien finir par s'engluer et mourir. À fuir en permanence depuis si longtemps, l'ex militante n'a pas eu le temps de connaître tous les détails de la tragédie qui a mis fin à l'existence de son commando. C'est pourtant dans ceux-ci que se cache le diable, comme à l'accoutumée. Le lecteur suit en alternance Phyllis et celui qui la traque, apprend peu à peu les différentes versions de l'histoire, les rôles exacts de chacun, et revisite la période éminemment trouble de la fin de la guerre du Vietnam et les dernières scories des groupes s'étant inspirés des Black Panthers.
D'un côté, les militants armés de l'action « politique », la résistance de desperados au libéralisme galopant, mais aussi des êtres humains animés par la passion, le désir, la jalousie, l'amour, la haine. Ce récit plonge au sein même d'une faction extrémiste au cœur du système américain dont Philippe Lafitte nous donne à voir toute la diversité et la complexité. L'enfance des protagonistes, ce qui les a mené à se trouver dans la tourmente des événements, le poids de la couleur, de la famille, des traditions qui corsètent les destins et limitent les choix, tout y est, sans pathos mais en un constat lucide du peu de libre-arbitre des êtres prédestinés par le jeu des relations sociales.
Aussi loin qu'elle fuira, Phyllis est vouée à l'échec dès le départ, elle ne peut se fuir elle-même. Elle purge sa peine à ciel ouvert, voilà tout. Les prisonniers ne peuvent se mouvoir librement, elle ne peut s'attacher, ils se plaignent de n'être que des matricules, elle n'est plus que pseudonymes et doit nier ce qui l'a fait telle qu'elle est. Une vie en cavale, paradoxale puisque la cavaleuse exerce un métier qui peut la mettre sous les feux des projecteurs. Une femme attachante, malgré ses zones très sombres, qui ne pourra jamais proclamer sa vérité, associer son talent d'auteure au nom de son père qui aimait tant la littérature...
Celle qui s'enfuyait est un très bon roman noir, peuplé de personnages complexes et riches, englués dans un scénario dont ils ne voulaient pas mais auquel ils doivent bien s'adapter, en suivre les méandres. Leurs volontés ne sont que fraction dérisoire depuis le départ. Phyllis, bien sûr, finement analysée, décrite, animée, mais son poursuivant tout autant, ne sont que des figurants dans un jeu qui les dépasse tous les deux. Superbement écrit, ce roman allie suspense et récit historique, un fond politique passionnant et un dénouement de polar d'excellente facture.
Courez avec Celle qui s'enfuyait, elle va vous raconter une sacrée histoire !
Notice bio
Philippe Lafitte est l’auteur de cinq romans dont Belleville Shanghai Express (Grasset, 2015). Il est également scénariste pour le cinéma et la télévision.
La musique du livre
Une excellente playlist de 15 titres est présente en fin de roman, vous y trouverez aussi bien de la musique classique que du jazz ou du rhythm and blues. Une petite sélection :
Shirley & Company – Shame, Shame, Shame
Sam Cooke – A Change Is Gonna Come
Sade Adu – Your Love Is King
Saint Germain – Rose Rouge
Ella Fitzgerald - Into Each Life Some Rain Must Fall
James Brown – It's A Man World
CELLE QUI S'ENFUYAIT – Philippe Lafitte – Éditions Grasset – 213 p. mars 2018
photo : viaduc de Millau - Pixabay