Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
CHANCE de Ken Nunn

Chronique Livre : CHANCE de Ken Nunn sur Quatre Sans Quatre

photo : San Francisco et son fameux brouillard (Wikipédia)


Le pitch

À San Francisco, la vie bien ordonnée du docteur Eldon Chance est en train de partir à vau-l’eau. À bientôt cinquante ans, le brillant neuropsychiatre récemment divorcé commence à trouver son quotidien ennuyeux. Ce vide est bientôt comblé par la soudaine fascination qu’il éprouve pour une de ses patientes, la très séduisante mais très instable Jaclyn Blackstone. Hélas pour lui, le mari de celle-ci, un flic corrompu et dangereux de la brigade criminelle, est d’une jalousie féroce et personne ne souhaite l’avoir pour ennemi.

Peu à peu, l’obsession que Chance nourrit pour Jaclyn va l’entraîner dans une histoire autrement plus sombre et complexe que ce qu’il avait imaginé…


L'extrait

«  Chance n'alla pas plus loin. Il n'avait pas le cœur à ça. Pas ce soir-là. Il préféra se tourner vers le vin, siroté dans un verre ridiculement grand qui avait autrefois contenu une boisson nommée le Hurricane dans un bar de La Nouvelle-Orléans, le seul récipient propre qu'il eût retrouvé après une fouille exhaustive de son appartement. Il repensa à sa femme qui l'avait dénoncé. Il repense à Jaclyn Blackstone, le visage fracassé. Il repensa à la noirceur dans le cœur des hommes. Il repensa à une phrase que lui avait sortie Doc Billy pendant leur long après-midi passé ensemble : « Vous ne pouvez pas savoir ce que ça fait... Putain, quatre-vingt-douze ans au compteur et se sentir aimé pour la première fois. L'argent n'est plus si important que ça. »

Chance pensait être tout à fait capable d'imaginer ce que ça faisait d'avoir quatre-vingt-douze ans au compteur. Malheureusement, cela n'allégea en rien son angoisse face à ses propres difficultés. Son œil tomba alors sur le bel ensemble de meubles français casé dans un coin de son minuscule salon ; il décida de le vendre au plus vite, au meilleur prix possible, et au diable les conséquences. C'était une décision irréfléchie qui ne lui ressemblait pas. Plus tard, il la mettrait sur le compte du mauvais vin, auquel s'ajoutait le simple fait qu'il avait été infoutu de trouver un verre propre plus petit. »


L'avis de Quatre Sans Quatre

Bon, c'est facile, mais commençons par dire que Chance, n'en a pas, mais alors vraiment pas, de chance. Quoi que... Pour un psy, il manque cruellement de sagacité, le manipuler ne demande pas des qualités exceptionnelles, la première patiente venue, enfin presque, ou le bricoleur de meubles du coin réussissent à merveille. Certes, son divorce et les incartades de sa fille lui brouillent la tête, mais il manque cruellement de recul avant de confier son sort entre des mains peu fiables. Eldon navigue dans une ambiance aux limites élastiques où le délire côtoie la raison, la parano irrationnelle jouxte la saine trouille de représailles mafieuses ou jalouses.

À sa décharge, aimer une femme aux mille visages, affublée d'un mari violent, flic ripoux aux pouvoirs occultes immenses n'est pas chose aisée. Ses différentes personnalités se chevauchent, s'emmêlent, au grand dam de Chance qui ne sait plus à quel saint se vouer ni de quel côté va frapper son rival tout-puissant. Ajouter une fille perturbée par le divorce de ses parents, amoureuse d'un type plus que louche, un brocanteur employant un aide à la vie mystérieuse, tous deux bricolant de vrais faux, les revendant à n'importe qui, et vous avez une intrigue d'exception pour un très grand polar.

Chance, c'est un polar à la Chandler, un mec désabusé qui traverse les événements, prend des gnons, ne voit rien venir tout en pensant tout contrôler. San Francisco n'est plus avec lui la ville douce et paisible souvent décrite, la ville prend des allures effrayantes sous la plume de Kem Nunn qui n'hésite pas à balancer des paragraphes entiers d'élans lyriques échevelés pour mieux revenir ensuite à la classique femme fatale, au mari jaloux et à la mafia invisible mais mortelle.

Jaclyn, D, Chance lui-même, tous les personnages cachent d soigneusement de multiples facettes, des vies enfouies, de secrets désirs. Le lecteur ne sait jamais à quel aspect de personnalité il est confronté, la confusion règne au détour de chaque page, donnant accès à un univers glauque aux contours brouillés, aux limites floues, entre folie et désespoir, que les héros explorent en même temps que lui. Quel Chance se lève le matin, quel D. prend les choses en main ? De nombreux personnages secondaires apportent des touches délicieusement étranges : des cas psy du Dr Chance, des individus insolites, silhouettes à peine esquissées ou régulièrement évoquées, des révélations incongrues, inopinées, la surprise est présente à chaque instant et dérange le confort ronronnant d'une lecture sans aspérité. Pas ici, tout est aspérité, tout est relief, il faut suivre et c'est passionnant.

Eldon Chance, au bord de la ruine, va juste vendre des meubles et tomber amoureux, pas de quoi en faire un roman, et pourtant c'est ce que fait admirablement Kem Nunn qui sait créer les conditions pour désorienter totalement celui qui s'aventure dans sa Californie, il la transforme en une pièce tapissée de miroirs dans les reflets desquels se perd ceux qui s'y aventurent. Ceux qui ont aimé Tijuana Straits retrouveront avec plaisir cette atmosphère délétère si particulière qui font de l'auteur un des très grands du genre.

Aucune hésitation, tentez votre Chance, vous ne serez pas déçus !


Notice bio

Kem Nunn est né en 1948 à Pomona, Californie. Après La Reine de Pomona (Gallimard, collection La Noire, 1993), Surf City (Gallimard, collection Série noire , 1995) et Le Sabot du diable (Gallimard, collection La Noire, 2004), Tijuana Straits (Sonatine, 2011), Chance est son cinquième roman publié en France.


La musique du livre

Peu de musique dans les errements d'Eldon, à noter toutefois Chet Baker, dont le titre Let's Get Lost revient par deux fois dans le roman et une allusion à Charlie Parker qui passe sur la radio d'une vielle Oldsmobile, I've Got Rhythm, plutôt jazzy donc l'ambiance...

Pour varier les plaisirs, un poème aussi, c'est plus rare, dont les vers sont cité dans un en-tête, deux vers de Georges Sterling, tirés de The Cool, Grey City of Love, San Francisco, bien sûr.

To the dark be cold and blind
Yer her sea-fog's touch is kind


CHANCE – Kem Nunn – Sonatine Éditions – 380 p. Janvier 2017
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Clément Baude

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