Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
CHAVIRER de Lola Lafon

Chronique Livre : CHAVIRER de Lola Lafon sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.

2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins à celles qui ont été victimes de la Fondation.

Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu’un passé qui ne passe pas est revenu la chercher, et qu’il est temps d’affronter son double fardeau de victime et de coupable.

Chavirer suit les diverses étapes du destin de Cléo à travers le regard de ceux qui l’ont connue tandis que son personnage se diffracte et se recompose à l’envi, à l’image de nos identités mutantes et des mystères qui les gouvernent.


L’extrait

« Dès le premier cours de modern jazz à la MJC de Fontenay, Stan l’avait secouée, prise à bras-le-corps, transportée. Il parlait hanches. Bassin. Bas-ventre. Plexus. Puissance. Il applaudissait ses élèves lorsqu’ils réussissaient un enchaînement de pas, vêtu d’un pantalon de jogging et d’un débardeur noir qui laissait voir la naissance des pectoraux. La baie vitrée de la salle se couvrait de buée au bout de dix minutes, les murs se constellaient de minuscules gouttelettes de sueur, les basses des remix de Grandmaster Flash ou d’Irene Cara saturaient les enceintes. Celle que Cléo surprenait dans le miroir après une diagonale de pas chassés, step-touch, spin n’avait rien d’une duchesse, avec sa frange collée au front et ses pommettes cramoisies. Celle que Cléo surprenait dans le miroir avait acquis en quelques semaines la cambrure d’une invite, très loin des raideurs d’adolescentes dédaigneuses qui rentraient le ventre et serraient les fesses chez Madame Nicolle. Le soir, dans sa chambre, Cléo, walkman rivé aux oreilles, découpait le temps en tranches de huit. Pompes exécutées contre le mur, 5-et-6-et-7-et-8. Séries d’abdos, et-1-et-2-et-3-et-4. Équilibres et-7-et-8.
Les cours de Stan étaient un mélange de messe, de fête et de concentration. again : Stan exigeait qu’on reprenne, refasse, la douleur d’un point de côté coupait le souffle de Cléo mais la douleur n’était rien d’autre qu’un chemin montueux, une pente. Une fois gravie, ne restait que l’éclat d’une délivrance. Cléo s’appliquait à calquer ce que Stan montrait, à apprivoiser un geste, qu’il s’imprime aux fibres d’un muscle que Cléo se représentait comme un steak strié de sang corail. C’était là, quand le corps renâclait, suppliait, qu’il fallait lui en imposer. Cléo savait des choses que les filles de treize ans ne savaient pas. Obéir sans questionner. Applaudir Stan à la fin du cours même s’il l’avait houspillée une heure trente durant. L’en remercier, même. Refaire. Le soir, ne pas parvenir à s’endormir tant les jambes tremblaient sous les draps. Au réveil, éprouver la raideur des mollets brutalement étirés ; après la douche, enduire de camphre les ischiojambiers tétanisés. Ses parents moquaient sa démarche de vieille dame claudicante le matin. Pas un jour sans une nouvelle douleur, ici ou là. Stan avait énuméré ce qu’il faudrait désormais éviter : Cléo renoncerait au ski, aux rollers, à la course à pied ou à dévaler les escaliers à toute vitesse. Le soir, à sa mère qui repassait dans la cuisine après le dîner, Cléo racontait ce quotidien militaire qui la ravissait : elle avait réussi à faire deux tours et Stan l’avait promue, du dernier rang à l’avant-dernier. Stan s’était agacé de devoir lui réexpliquer l’enchaînement, mais il avait dit que si elle devenait pro… » (p. 18-19)


L’avis de Quatre Sans Quatre

1984 : Treize ans, un avenir gris comme mur de HLM, des parents « classe moyenne moins » et un amour immodéré de la danse : Cléo. Non pas la danse classique, elle s’y est essayée, y a appris les bases (discipline, obéissance, résistance à la douleur et à l’effort), mais ce n’était pas son milieu, on lui a vite fait sentir qu’elle était une intruse. Sa vraie passion c’est la danse modern jazz que Stan enseigne à la MJC de sa banlieue maussade. C’est là qu’elle rencontre Catherine, une très jolie femme d’une trentaine d’années qui préfère qu’on l’appelle Cathy, comme une bonne copine, une grande soeur. Une rencontre qui fera tout va basculer.

Cathy lui annonce qu'elle a été repérée, lui fait miroiter une bourse de la Fondation Galatée, une chance unique de s’élever, réservée à une élite dont la gamine pourrait bien faire partie. Cathy l’emmène à Paris, au cinéma, faire du shopping dans des boutiques où elle n’aurait jamais rêvé entrer : parfums, fringues et restaurants renommés. Après chaque rendez-vous, la jeune femme distribue des billets de cent francs sans compter, c’est Hollywood tous les jours ou presque. Les parents, d’abord septiques, puis rassurés qu’on ne leur demande aucun financement, finissent par encourager leur fille, bouffis de fierté d’avoir engendré une star sans le savoir...

Cathy prépare le dossier de Cléo, son passage devant un jury intraitable qui ne basera pas son opinion sur les seules qualités de danseuse de l’ado, mais sur sa « maturité ». Un terme bien vague, appelant sans doute d’autres compétences, sans qu’on lui dise vraiment lesquelles... Son mentor l’emmène voir des films ou lui fait lire des romans qui devraient la mettre sur la voie, il y est question de sexe et de nymphettes avec des messieurs plus âgés. Cléo n’a pas les codes, on ne les lui donnera pas.

Les entretiens préliminaires à l’obtention de la bourse se tiennent dans les salons particuliers d’un grand hôtel, de séduisantes serveuses apportent des plats raffinés à un aréopage de messieurs en costume élégants. Cléo intéresse un des jurés, Jean-Christophe, suffisamment âgé pour être son grand-père. L’homme insiste lui-aussi sur la « maturité » nécessaire pour devenir lauréate, l’adolescente fait de son mieux pour apparaître telle qu’il voudrait qu’elle soit. Pourtant elle échoue, malade lorsque la voix s’efface et que viennent les doigts. Les doigts qui se faufilent là où ils ne devraient pas. Catastrophe, Cloé ne sera pas boursière, adieu stages en Amérique et toutes les autres promesses dont elle s’était vantée par anticipation, adieu argent facile, parfum et dentelles, bonjour déprime et honte de n’avoir pas su mériter la confiance du jury. Elle ne s’élèvera pas, un destin de vendeuse s’ouvre devant elle. À treize ans, le moindre accroc semble définitif.

Pourtant Cathy, magnanime après avoir été fâchée, consent à l’aider encore, propose de monnayer ses talents de recruteuse. Son tour viendra peut-être l’an prochain, lorsqu’elle sera plus « mûre ». En attendant, il lui suffira de lui présenter les filles de son collège qui seraient susceptibles de briguer la bourse. Cathy la vénéneuse lui donne du pouvoir, ce puissant venin qui corrompt tout ce qu’il touche.

Avec zèle et sérieux, Cléo va établir des listes de candidates, se constituer un vivier de courtisanes, elle se plaît à exclure celle qui ne l’a pas assez flattée, à donner sa chance à une autre qui possède toutes les caractéristiques pour plaire aux jurés. Dans la cour du collège, elle est enfin une vedette, le centre de l’attention. C’est presque mieux que d’être partie à New York, et la boîte de billets se remplit à chaque rencontre avec Cathy. De victime, Cléo est devenue complice, tout autant manipulée, une autre violence qui lui est faite.

2019. Un parfum de scandale soudain, si longtemps après les déboires de Cléo : un fichier contenant de nombreuses photos numérisées d’adolescentes abusées sort de l’oubli. Les langues commencent à se délier. Sous la pression, la police s’empare de l’affaire et lance un appel à témoins. La sordide histoire de la fondation Galatée refait surface et percute de plein fouet Cléo dans sa nouvelle vie. Désormais loin des paillettes et du strass, l’ex-danseuse de revue sait confusément que le temps est venu d’assumer ce passé, pour elle, mais aussi pour toutes les victimes qu’elle a précipité dans les sales pattes de Cathy et de ses employeurs pédophiles.

Le ton est donné d’entrée par un superbe prologue. Dès les premières pages, Lola Lafon décrit avec un luxe de détail la métamorphose de Cléo dans sa loge. Le maquillage méticuleux, les vêtements de lumière, les paillettes, l’éclairage, la qualité des tissus, tout l’artifice est révélé, décomposé, celui qui masque les hématomes dus aux chutes, qui dissimule la plus petite imperfection. La jeune femme devient peu à peu la danseuse qui mettra des étoiles dans les yeux de tous les spectateurs qui jamais ne se douteront des supplices endurés pour parvenir à cette perfection. Ensuite, avec une légèreté et une grâce infinie, mais sans aucune concession, l’autrice nous fait visiter les véritables coulisses de l’histoire, raconte l’ignominie de la fondation crapuleuse, le laisser-faire des adultes, le calvaire de Cléo et des autres filles, les inégalités sociales qui permettent ces abus et protègent les coupables. Elle explique ce corps torturé, blessé, bourré d’antalgiques et d’anti-inflammatoires, de chimie trompe-la-douleur pour sourire le soir et éblouir le public. Les témoignages s’accumulent, on comprend peu à peu, Alan, le vieux producteur, Yonasz, le petit ami qui a trahi, Clara et bien d’autres, Claude la costumière, Betty, une des victimes de Cloé-recruteuse, forment un portrait en creux de la petite danseuse qui voulait s’élever.

Dans ce monde de l’illusion, de la tromperie, il fallait l’écriture tout en pas chassés, arabesques, pointes et légèreté de tulle de Lola Lafon pour ne pas tomber dans le pathos indigeste, afin de livrer toutes les vérités masquées derrière les couches de fard. Pudique, certes, mais sans équivoque, l’autrice dénonce, assène des vérités insupportables que nous supportons pourtant chaque jour sans barguigner lorsqu’il s’agit des violences faites aux femmes. Matzneff, Weinstein, Polanski n’ont pas suffi à faire cesser l’hypocrisie, aujourd’hui c’est un mis-en-cause devenu ministre, et chef des policiers qui enquêtent sur lui, demain quoi d’autre ? Rien ne bouge, derrière le rideau de la fausse compassion, le théâtre d’ombres continue, encore et encore. #MeToo a fait bouger les choses, Chavirer devrait y contribuer également. Ce magnifique roman nous fait vaciller, égratigne, installe l’inconfort, un peu de honte aussi, la légèreté de la plume n’empêche en rien de marteler des réalités de plomb.

Chavirer laisse sans voix. Construction parfaite, maîtrise totale du récit, langue splendide, tout cela était nécessaire pour se colleter à cette histoire sordide d’honorables vieux messieurs abusant de fragiles adolescentes jusqu’à en faire leurs complices. Au-delà de l'affaire Galatée, c'est tout l'artificialité réclamée au corps féminin qui affleure tout au long, cette constante manipulation bien souvent menée par des femmes... aux services d'hommes.


Notice bio

Écrivain et musicienne, issue d’une famille aux origines franco-russo-polonaises, Lola Lafon est l’auteur de cinq romans : Une fièvre impossible à négocier (Babel n°1405), De ça je me console (Babel n°1481), Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Babel n°1248) , La petite communiste qui ne souriait jamais (Babel n°1319) et Mercy, Mary, Patty ( Babel n°1618)
Dans le domaine musical, Lola Lafon compte deux albums à son actif : Grandir à l’envers de rien (Label Bleu / Harmonia Mundi, 2006) et Une vie de voleuse (Harmonia Mundi, 2011).


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Grandmaster Flash, Irene Cara, Phil Collins, Les Rita Mitsouko, Neneh Cherry, Pia Zadora, Janet Jackson, Bernard Lavilliers - Betty, Kool and the Gang, Depeche Mode, Beastie Boys, Jean-Sébastien Bach, Frédéric Chopin, Radiohead, Nirvana, Kim Wilde, Niagara, Paula Abdul, Ace of Base...

Jean-Jacques Goldman - Veiller Tard

Ram Jam - Black Betty

Mylène Farmer - Plus Grandir

Étienne Daho - Duel au Soleil

Jeff Buckley - The Last Goodbye

Madonna - Material Girl


CHAVIRER - Lola Lafon - Éditions Actes Sud - collection Domaine français - 345 p. août 2020

photo : Skitterphoto pour Pixabay

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