Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
CHICAGO BLUES de Killian Day

Chronique Livre : CHICAGO BLUES de Killian Day sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Bronzeville, banlieue sud de Chicago, Lester Jackson, dix-huit ans, occupe ses journées à livrer des colis d'un genre particulier. De son côté, après neuf mois d'enquête sur le jeune homme, le sergent Pierce Patchett est sur le point de boucler sa plus grosse affaire depuis qu'il a été injustement mis sur la touche. Mais les choses vont prendre une tournure dramatique.

Au rythme des tribulations de ces deux personnages, Chicago Blues nous plonge dans les rouages judiciaires, sociaux et médiatiques d'une société américaine aux multiples visages.


L’extrait

« Il prend à droite la 43e Est, puis à gauche Drexel Boulevard. Il passe devant l’école élémentaire qu’il a fréquentée, avec les feuilles mortes amassées dans la cour et la fresque sur le mur. Malgré toutes les petites conneries qu’il a pu y faire, il avait de bons résultats et ses enseignants l’aimaient bien. Il était intéressé d’apprendre, et il mettait du cœur dans ce qu’il faisait, même dans les crasses qu’il inscrivait au marqueur sur les murs des toilettes. Le problème venait des crapules qu’il côtoyait. Quand la plupart des mômes de son âge jouaient aux billes, ceux que Lester suivait rayaient leurs premières bagnoles et fumaient leurs premières clopes. Il les regardait agir, à la fois craintif de se faire prendre et envieux de leur insouciance. La directrice l’a dit un jour à sa mère, en la convoquant. Cela n’a eu pour effet que d’empirer les choses, quand les canailles en question l’ont su. Un soir, la fonctionnaire a retrouvé ses quatre pneus à plat, et après cela, elle n’a plus fourré son nez dans leurs affaires. Elle laissait la police s’en occuper.
Lester tourne à droite sur la 51e et longe Washington Park. Il traverse le carrefour, puis passe sous l’arrêt de métro de la Green Line, seule ligne à être entièrement surélevée. Sous le pont blanc, de vieux clochards braillent des théories conspirationnistes et implorent le dieu du bitume de créer une société nouvelle. Personne n’ose les écouter ni les approcher, mais le trottoir d’en face n’est pas mieux, alors on passe son chemin. Tout a fermé dans le coin, il ne reste plus que des planches de bois plaquées aux fenêtres et des barreaux rongés par la rouille. On a carrément coulé du béton pour combler le vide de certaines façades. Ici, aucune société nouvelle n’est en perspective, juste la fin du monde.
Après la boutique de fringues dégriffées, Lester prend à gauche Prairie Avenue. Il se gare dans un parking désolé, dont une barrière déglinguée au sol avait dû un jour bloquer l’accès. Au milieu, la pluie a creusé une flaque énorme dans la terre. Lester immobilise sa voiture juste en dessous des inscriptions Red Apple à la peinture complètement écaillée, puis il traverse la rue en direction d’un bar à cocktails qui a l’air fermé depuis des lustres. Les rideaux sont tirés aux fenêtres de l’étage, et le néon inanimé de l’enseigne témoigne d’une époque révolue. Les vitraux de style Art déco qui décorent la façade rappellent certaines églises évangélistes que l’on peut trouver dans les grandes villes de l’est du pays.
Lester frappe à la porte, des morceaux de peinture et de bois en tombent. Le barman passe alors sa tête dans l’embrasure, mâchonnant un bonbon à la réglisse.
- Yo petit, salue-t-il Lester en rattrapant un filet de salive. Blackie t’attend depuis un moment. Suis-moi.
Comme s’il ne pouvait pas faire le chemin tout seul. - Il y a eu un gros coup ! dit l’homme fièrement. On va se faire du fric à plus savoir comment le claquer. » (p. 14-15)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Lester Jackson, dix-huit ans aujourd’hui, n’est pas un mauvais garçon. Pourtant ce ne sont pas les exemples déplorables qui ont dû lui manquer dans son quartier de Bronzeville, banlieue sud de Chicago, où domine la pauvreté et prospèrent toutes les économies parallèles. Avant sa majorité, il a exercé un petit travail à temps partiel dans un garage, était même plutôt doué de ses mains, mais le besoin d’argent se faisant sentir, il a commencé à livrer des « colis » pour le caïd local, Blackie. Un job plutôt risqué, mais bien plus lucratif. En toute discrétion, il effectue, avec sa propre voiture, les tournées de livraison de matériel électronique volé à destination des clients indiquées par son boss, puis rentre chez sa mère où il habite avec sa petite sœur de 16 ans, Janice, qui sans le savoir réellement, se doute que ce que trafique son frère n’est pas très honnête.

Malgré toutes les précautions de Lester pour ne pas se faire remarquer, il est surveillé depuis quelques temps par un duo de flics assignés aux infractions routières : le sergent Pierce Patchett et son coéquipier Bud. Ayant repéré son manège et suivi ses déplacements, les deux policiers espèrent réaliser enfin une belle affaire, une arrestation qui donnerait un coup de pouce à des carrières en berne. Patchett est un bon flic, trop honnête, qui, en voulant dénoncer quelques ripoux dans son poste précédent, s’est retrouvé, par vengeance, accusé lui-même de corruption et rétrogradé à la circulation, sans grand espoir de reprendre du galon. Depuis peu en couple avec Leila, une jeune femme qui compte de plus en plus dans sa vie, il espère rebondir en coinçant Lester et son commanditaire. Mais pas à n’importe quel prix, Patchett veut la vérité, et il n’a pas l’impression que ce jeune type soit le cerveau de la bande. Bud, lui, raciste assumé, se réjouit pour sa part de mettre un « nègre » en prison, surtout si cela peut lui rapporter. Pour lui, la cause est entendue, Lester est coupable, si un fait le dérange il l’ignore, ou tord la réalité afin que celle-ci soit conforme à ses désirs. Les deux collègues parviennent à se faire confier l’enquête, et obtiennent des moyens afin de perquisitionner le domicile de la famille Jackson. Mais un terrible coup du sort va transformer ce dossier banal en affaire de meurtre, et Lester devenir un criminel recherché.

Tout plaide contre Lester : ses origines, les « colis » retrouvés dans son véhicule, les circonstances floues de cette soirée dramatique, les témoins pour qui tous les Noirs se ressemblent, surtout avec une capuche, la farouche volonté de Bud de ne pas chercher plus loin que les évidences. Pourtant rien n’empêchera pas Patchett de douter, de vouloir à tout prix connaître l’enchaînement des faits, contre l’avis de sa hiérarchie, de la justice et des médias. Quitte à risquer ce qui lui reste de carrière

Lester est un coupable idéal, sa cavale le prouve, inutile de dépenser l’argent des contribuables - argument particulièrement sensible aux États-Unis - afin de poursuivre une enquête qui peut être close rapidement. Les médias s’en mêlent, tous les services de police, les politiciens, l’opinion publique, Pierce Patchett se trouve bien seul à chercher à résoudre un dossier que tous pensent résolu.

Lester, ce gosse, effrayé, déboussolé, dépassé par une histoire trop lourde pour ses frêles épaules va tomber de Charybde en Scylla, tant durant sa cavale, qu’ensuite. Patchett et lui vont se trouver pris dans la machine à broyer d’un système pollué de préjugés, corrompu, travaillant à l’économie, dans lequel des personnages comme Bud sont à l’aise, trouvent un écho à leurs certitudes imbéciles et peuvent tordre les faits sans états d’âme. Dès le départ, on sent que le pauvre Lester n’est pas né du bon côté de la barrière, le talent de Killian Day réside, outre son écriture efficace, dans sa façon passionnante de raconter ces descentes aux enfers, puisque Patchett n’est pas non plus épargné au cours de ce récit.

Rythmé par la musique de Bronzeville, ce polar sombre, réaliste, dérangeant, vient apporter sa pierre au mouvement Black Lives Matter, la couleur de la peau de Lester et son quartier d’origine pèsent très lourds dans l’enchaînement des faits et les a priori de la police. Chicago Blues ou le terrifiant constat de la tâche quasi impossible pour un jeune Afro-Américain d’échapper au système judiciaire. À partir du moment où le moindre soupçon à son encontre naît, s’il ne se fait pas abattre sur place, ses chances de bénéficier d’une procédure équitable sont proches de zéro.

Un polar au thème très actuel : un jeune Afro-Américain pris dans une enquête qui dérape et un flic honnête, tous deux dépassés par un système aux préjugés racistes...


Notice bio

Né en 1996, Killian Day analyse le monde qui l'entoure à travers ses expériences dans le cinéma, la restauration, la grande distribution, l'astronomie ou encore l'événementiel. Auteur de musique et réalisateur de courts-métrages, il s'est nourri de ses références et de ses voyages pour écrire son premier roman, Chicago Blues, en y mêlant satire et engagement social.


La musique du livre

Vous retrouverez tous les titres évoqués au cours de l’intrigue à la fin du roman, en voici une sélection.

Robert Johnson - Me and the Devil Blues

Crucial Conflict - Hay

The Impressions - Keep On Pushing

Esther Phillips - Try Me

Johnny Cash - Folsom Prison Blues

Lightnin’Hoptkins - Jailhouse Blues


CHICAGO BLUES - Killian Day - Le Lamantin Éditions - collection Le Lamantin des Profondeurs - 262 p. mars 2020

photo : StockSnap pour Pixabay

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