Chronique Livre :
CHINE, RETIENS TON SOUFFLE de Qiu Xiaolong

Publié par Psycho-Pat le 18/10/2018
Quatre Sans... Quatrième de couv...
L’inspecteur Chen a du mal à reconnaître sa ville dans le brouillard persistant qui l’enveloppe. Shanghai, la perle de l’Orient, n’a pas été préservée du mal insidieux qui gagne tout le pays : la pollution atmosphérique.
Si les autorités – à l’abri derrière leurs purificateurs d’air – continuent de fermer les yeux sur le fléau, la population, elle, souffre. Mais pas forcément en silence. Des milliers d’internautes protestent et suivent avec attention les articles postés sur le Net par une activiste que l’inspecteur Chen a bien connue du temps où il avait été envoyé en mission sur le lac Tai. Cette fois-ci, le Parti voudrait qu’il enquête sur elle.
Quant au fidèle inspecteur Yu, il aimerait que Chen lui prête main-forte pour identifier l’auteur d’une série de meurtres, perpétrés au petit matin avec une régularité alarmante…
L'extrait
« Chen avait entendu dire qu'une nouvelle lutte de pouvoir intestine venait d'éclater au sommet de la Cité interdite et apparemment le nom de Zhao avait été plusieurs fois cité dans les conciliabules. Il n'était pas logique que Zhao quitte Pékin pour s'accorder « des vacances au grand air » à un moment aussi critique.
Et il était tout aussi étonnant qu'à peine arrivé à Shanghai, il ressente le besoin de convoquer Chen pour causer avec lui.
« Malheureusement, la qualité de l'air n'est pas très bonne à Shanghai non plus, poursuivit Zhao avant d'avaler une gorgée de thé d'un air pensif. J'ai lui récemment une plaisanterie sur Internet au sujet d'un oiseau affamé tombé du ciel au-dessus d'une rizière parce qu'il ne peut pas voir sa nourriture à travers la crasse qui obscurcit le ciel.
- C'est un vrai problème, approuva Chen pour dire quelque chose. Pendant des jours, les enfants n'ont pas le droit d'aller à l'école ou de sortir de chez eux. Et comme on peut le lire dans le Wenhui, les pics de pollution sont aussi particulièrement nocifs pour les personnes âgées ou malades.
- Oui, la situation est grave, reprit Zhao. À Pékin, cette année, nous avons dépassé le niveau d'alerte pendant plus de six mois, et plusieurs fois, l'indice de la qualité de l'air était au-delà du seuil critique. Le nuage est encore plus épais ici, l'air presque irrespirable. Toutes les activités de plein air sont proscrites. On peut comprendre que les gens se plaignent de la pollution et de la corruption aussi, mais... » » (p. 22-23)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Quand la Chine toussera, le monde s'étouffera...
Un possible tueur en série rôde dans le centre de Shanghai. Une, deux, trois, et bientôt quatre victimes, assassinées à l'aide d'un objet contondant, brique ou marteau, mettent le police en émoi, et le secrétaire du parti local, Li, tient à ce que le coupable soit arrêté avant l'ouverture de la session de l'assemblée nationale populaire qui doit avoir lieu dans les jours à venir. Paradoxalement, ce n'est pas au service des enquêtes spéciales du célèbre inspecteur Chen Cao qu'a été confié le dossier mais à la brigade criminelle de l'inspecteur Qin. Le flic le plus doué de la ville et son adjoint Yu Guangming ne sont là que pour donner des conseils et orienter l'enquête, ce que supporte mal le responsable du dossier. La guerre des polices est universellement présente. Impossible de trouver le moindre lien entre les cibles du criminel, rien à se mettre sous la dent. Une sextape où l'on peut voir les ébats d'une des victimes, journaliste, et de celui qui devait devenir son mari, un influent membre du parti, haut placé à la mairie de Shanghai, fait entrer la Sécurité intérieure dans la danse, ce qui ne va pas simplifier les choses. Les énigmes sont multiples, le terrain miné maintenant qu'il y a des personnages politiques en cause et l'inspecteur Chen devra user de tout son talent d'équilibriste pour ne pas tomber dans les nombreuses chausse-trappes parsemant le chemin.
Chen ne va pas pouvoir suivre les divers développements des investigations : Zhao, ancien secrétaire du parti, président de la commission de discipline à Pékin, très haut personnage, veut lui confier une mission d'information sur une activiste écologiste qui inquiète dans les sphères du pouvoir. La situation est catastrophique, l'air est irrespirable, les cancers et décès dus aux particules fines se multiplient, les Chinois ne supportent plus la langue de bois des communiqués officiels, Internet, même tenu d'une main de fer par la police, bruisse des chiffres publiés par l'ambassade des États-Unis, contredisant ceux publiés par le gouvernement. Cette activiste n'est autre que Shanshan, jeune femme avec qui Chen Cao a entretenu une courte idylle et qui lui a inspiré un poème lui ayant donné une certaine renommée dans les milieux littéraires.
Yu, quant à lui, suivra donc l'évolution du dossier concernant le tueur en série supposé, Chen, sous couverture de servir de guide touristique à Zhao, cherchera à en savoir plus sur les projets de son ancienne amante, et, surtout, tentera de la protéger, son activité militante pouvant lui valoir de sérieux ennuis. Les ennemis auxquels s'attaque la jeune femme, mariée depuis à un « monsieur Gros-sous », un riche homme d'affaires, sont en effet de puissants industriels du pétrole, liés de très près au pouvoir central. Elle risque d'être invitée à « prendre une tasse de thé », c'est ainsi que l'on nomme pudiquement en Chine les disparitions causées par la Sécurité intérieure, comme celle du directeur général d'Interpol qui a eu lieu récemment.
« « L'invitation à prendre une tasse de thé » était la nouvelle expression pour désigner une pratique courante de la Sécurité intérieure consistant à placer en détention et à interroger des gens en secret. »
Dans un pays opaque, empli d'un brouillard toxique, où il est parfois compliqué de distinguer les immeubles de l'autre côté de la rue, presque autant que de deviner les véritables motivations de ceux qui vous demandent d'enquêter, Chen va devoir, comme à son habitude, ouvrir l'oeil et louvoyer savamment entre tous les pièges qui lui seront tendus. Certes il bénéficie de la protection de Zhao, mais les luttes de pouvoirs dans la Cité interdite de Pékin n'épargne personne et nul n'est à l'abri d'un revirement politique.
Le roman développe en alternance des deux affaires qui avancent parallèlement, d'intuitions géniales de Chen en obstination de Yu et de son épouse Peiqin, très impliquée dans le travail de son mari. Comme souvent la nostalgie et les souvenirs de jeunesse du célèbre inspecteur servent de toile de fond à l'enquête, son histoire avec Shanshan ne s'est pas terminée comme il le souhaitait, cette occasion de la revoir le laisse perplexe et un peu soucieux. Assisté par un ancien hacker et divers amis, Chen n'hésitera pas à faire des paris risqués - pour lui - afin de mener sa tâche à bien.
« Même si une tâche te paraît impossible, si elle te semble juste, efforce-toi de l'accomplir. »
Un polar tout en finesse, les investigations de Chen sont plus proches du taï-chi que du kung-fu, celles de Yu, moins audacieux intellectuellement mais déterminé, s'appuient sur les méthodes de son chef et s'opposent aux stratégies simplistes de la brigade criminelle. Pas de fusillade ou d'agression, sans effets spéciaux, Qiu Xiaolong nous parle du monde et de ce que les puissants y trament en coulisse, de la rapacité qui ignore le bien commun, de l'opportunisme et de l'hypocrisie du pouvoir chinois mais pas que...
La pollution ne touche pas que la Chine, même si elle est insupportable là-bas, le monde entier est concerné. Les accointances des gouvernements et des multinationales ne sont pas l’apanage du pouvoir de Pékin. Partout, les lobbyistes des industries les plus polluantes sont devenus ministres, nous n'avons aucune leçon à donner à l'empire du milieu, et les beaux discours ne concernent que ceux qui ont décidé d'y croire tant les actes sont contraires à l'autosatisfaction affichée. Sans compter les exactions policières contre les opposants, qui ne sont pas non plus l'exclusivité du régime de Pékin. Ce roman est donc universel, la lente agonie de l'humanité est plus qu'entamée et ne fait qu'aller en s'accélérant. Ce ne sont pas les déclarations lénifiantes et les pitoyables titres ronflants de « champion de la planète » qui y changeront quelque chose. Une prise de conscience citoyenne, suivie d'une véritable révolution verte qui doit intervenir rapidement, les ajustements à la marge ne sont plus de mise. Voilà aussi pourquoi Chen Cao tentera d'aider Shanshan à diffuser son message aux habitants de son pays, malgré les dangers encourus.
C'est toujours un très grand plaisir de suivre l'inspecteur Chen Cao dans une enquête, de le filer discrètement dans les méandres de son esprit habile à jouer avec la censure ou les divers courants qui agitent le parti, dont il est un membre prometteur, même si sa notoriété et sa façon de s'attaquer à la corruption ne lui ont pas valu que des amis. Beaucoup prédisent sa chute, et l'affaire que lui confie Zhao est plus que brûlante, ses implications font craindre le pire à l'inspecteur, pas de quoi l'empêcher de donner le meilleur de lui-même.
Un nouvel épisode des aventures de l'inspecteur-poète-gastronome - on mange beaucoup dans ce livre - Chen Cao, tout en finesse et en stratégie contre le monstre bureaucratique du parti et la rapacité des nouveaux capitalistes chinois qui n'ont rien à envier aux nôtres, le tout saupoudrés de poèmes anciens et modernes réussissant parfois à percer le sordide smog qui englobe Shanghai et fait mourir ses habitants prématurément.
L'arme du crime ? La pollution. Le criminel ? La cupidité. La victime ? L'humanité. Chen Cao vient en aide à ceux qui se dressent contre le plus grand mass murder de tous les temps dans un formidable polar !
Notice bio
Qiu Xiaolong naît à Shanghai en 1953. Durant la Révolution culturelle, son père est la cible des Gardes Rouges et lui-même est privé d'école. Il apprend seul l'anglais et se passionne pour la littérature anglo-américaine, en particulier l'oeuvre de T. S. Elliot. Il poursuit ses recherches à Saint-Louis, aux États-Unis, et décide de s'y installer définitivement. Après les événements de Tian'anmen. Il est l'auteur de nouvelles, du cycle de la Poussière Rouge et de dix romans policiers. Ses livres se sont déjà vendus à plus de un million d'exemplaires à travers le monde. L'avant-dernier, Cyber China, (Liana Levi - 2012) s'intéressait à la censure des réseaux sociaux en Chine, le suivant Il était une fois l'inspecteur Chen décrivait la jeunesse de l'inspecteur et la période de la Révolution culturelle.
La musique du livre
Anton Dvorak – La Symphonie du Nouveau Monde
CHINE, RETIENS TON SOUFFLE – Qiu Xiaolong – Éditions Liana Levi – 247 p. octobre 2018
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon
photo : Shanghai dans le brouillard de la pollution - Pixabay