Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
CIAO CONNARD de Florian Eglin

Chronique Livre : CIAO CONNARD de Florian Eglin sur Quatre Sans Quatre

 photo : stylo-plume Nemiki Kylin


Le pitch

L'arme du crime : un précieux stylo-plume japonais, finement ouvragé. Un bijou.
Nature du crime : vivisection d'un homme, autopsie à vif de ses tripes.
Bourreau et victime : une seule entité.
Mobile : écrire
Duel entre un créateur et ses réticences, le moi et le ça et ses tripes...


L'extrait

« Bien des années après, quand ce connard a planté un stylo-plume décoré de chrysanthèmes et de paulownias profond dans mon ventre, j'ai compris qu'il irait jusqu'au bout, avec méthode, avec passion.
Moi, j'ai essayé de faire comme si de rien n'était, genre le Sioux qui se moque de son bourreau, mais je n'y suis pas parvenu. J'ai eu beau serré les dents et tenter de penser à autre chose, une plainte m'a échappé. J'aurais aimé qu ece soit un grognement, un truc de costaud, un truc de mec auquel on ne la fait pas, mais c'était bel et bien une plainte. C'était même un geignement.
Lui, il a ricané. Sans me regarder, affairé sur mon bide, il a ricané avec ses épaules toutes secouées de cette gaité noire qui l'animait comme un brasier. Puis, il a continué sur sa lancée. D'un beau geste, puissant, déterminé, mais avec une sacrée grimace quand même, c'est qu'il fallait vachement forcer, un stylo-plume, a priori, ce n'est pas fait pour ça, taillader la panse d'un type, il m'a déchiré l'abdomen à grands coups de poignets saccadés, comme ça, en travers, sur toute la largeur. »


L'avis de Quatre Sans Quatre

Quel combat ! Un échange fascinant, sur le ton presque badin de la conversation, entre celui qui étripe et le supplicié. Il se trouve que c'est le même homme, il lui faut extirper la substantifique moelle de ce corps politiquement correct pour donner de la chair à son écriture. Pour ce tour de force, Florian Eglin va exploiter tout le champ lexical, en faire un champ opératoire si j'ose dire.
Il taille, sonde, pince, coupe, palpe, inspecte cet humain tel un entomologiste examine le papillon épinglé.

Qu'en est-il de la création et du créateur ? Le public ne voit jamais la torture qu'il s'inflige à puiser en lui ce qu'il va s'esbaudir à applaudir ou à honnir. Ne voyait jamais. Ciao Connard répare cette injustice et nous convie au festin nu, à l'effeuillage des couches de défenses qui empêchent l'expression du vrai derrière les masques. La mise à nu ne suffit pas, il faut fouiller son corps, en extirper les scories, titiller les sens, les faire parler, dussent-ils en périr, qu'ils crachent une bonne fois pour toute ce qu'ils ont su sans dire. Il va emplir son stylo-plume du sang caché de ses viscères.

Le vocabulaire est riche, opulent même, sublime. Les phrases ciselées, les images aiguisées comme des scalpels. L'auteur amène son lecteur à ausculter en sa compagnie, celui-ci doit être attentif, suivre le chemin du propos à la lettre pour ne rien perdre de la démonstration ou manquer une découverte inattendue. Eglin est un virtuose du verbe, il en joue, on le sent le pétrir, l'affiner, le laisser mûrir avant de l'insérer telle une greffe sur le texte déjà existant. Les mots doivent se répondre, fonctionner entre eux parfaitement pour que la machine ne grippe pas. Du travail d'orfèvre qui ne saurait tolérer le moindre débordement.

Se quitter dans la douleur pour se retrouver sublimé dans les mots, soluble dans l'encre et les mouvements de la main sur le papier. Comme en peinture, c'est la main qui décide, c'est elle qui trace les codes et les signes. Elles s'y sont mises à deux, aidées de tous les sens pour absorber le vécu et l'essence de l'être.

Entre méditation zen et pistage indien sur les traces de l'ennemi, Ciao Connard est un petit livre magnifique, fulgurant, époustouflant. Drôle, un humour même pas si noir, sinon c'en deviendrait glauque et amoindrirait le propos, mais aussi finement construit, il touche juste et fort. Respirez bien fort, tout va bien se passer, suivez sans hésiter Florian Eglin dans son seppuku scriptural !


Notice bio

Florian Eglin est né le 7 décembre 1974 en Suisse.
A l'université il étudie le français moderne et la philologie romane avant de partir un an au Japon.
De retour à Genève après un long voyage en transsibérien, il termine ses études par un mémoire sur la littérature médiévale.
Aujourd'hui, il est professeur de Français à Genève et est le père de deux enfants.
Ciao Connard est son quatrième roman.


La musique du livre

Le bourreau fredonne We Have All the Time in the World de Louis Armstrong, référence à James Bond...

L'auteur se rêve homme fin et cultivé, écoutant les Variations Goldberg par Glenn Gould, l'homme, prosaïquement passe Jean-Jacques Goldman sur sa platine, Je Marche Seul...

CIAO CONNARD – Florian Eglin – La Grande Ourse – 139 p. mars 2016

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