Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
CIMETIÈRE D’ÉTOILES de Richard Morgiève

Chronique Livre : CIMETIÈRE D’ÉTOILES de Richard Morgiève sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

El Paso, Texas, 1963. Huit ans après la disparition du tueur en série appelé le Dindon (Le Cherokee - Joëlle Losfled - 2019), les lieutenants Rollie Fletcher et Will Drake enquêtent sur la mort suspecte d’un Marine. Ce ne sont pas des modèles de vertu mais la vertu n’a jamais résolu une affaire criminelle. La ténacité, si. Plus Fletcher et Drake progressent dans la recherche de la vérité, plus cet absolu leur échappe, plus l’enquête se révèle être une hydre aux multiples visages.

La mort à tous les étages : voilà ce qu’ils auront au menu et qu’ils feront passer avec des balles blindées et des amphétamines. Pas de castagnettes mais des poings américains. Comme seule loi, la loi du talion version country : pour un œil les deux, pour une dent toute la gueule.

On remplit les cimetières comme on peut et on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. En témoigne cette pluie d’étoiles mortes qui tombe du drapeau américain à la fin du livre.


L’extrait

« Fletcher a mis ses gants jetables, Drake a haussé les épaules. Il avait une épingle de sécurité au revers de sa veste, comme une décoration. Fletcher s’est approché du gars. Il avait pris une balle dans la nuque, à bout touchant. Pas besoin d’être légiste pour voir que c’était du .45 ACP, que la balle avait traversé la boîte crânienne de bas en haut et qu’elle avait dû ressortir pas loin de l’orbite droite. Le gars aurait été défiguré et borgne s’il avait continué à lacer ses godasses mais on les lui avait piquées. Fletcher l’a retourné. Il ne s’était pas trompé. Il ne lui restait plus qu’un œil, vert. Ça allait avec ses cheveux blonds. Sa chemise blanche au col ouvert et sa veste étaient de taches de sang. Plus de portefeuille, plus de montre. Pas d’alliance, de bijou. C’était normal - par ici les manchots volaient des deux mains.

Pouce du pied gauche amputé. Un drôle de ganglion sous la mâchoire, une dent infectée ? Un peu tard pour aller chez le dentiste. Et il y avait un os : quasiment pas de projection de sang. On l’aurait tué mort ? Fletcher examinait le gars qui le fixait tel Abel, Caïn. Certains croyaient qu’on pouvait découvrir dans les yeux des morts la dernière chose qu’ils avaient vue, d’autres croyaient en la justice ou aux fleurs. Les hommes avaient peur. Ils faisaient semblant de vivre pour tromper la mort. C’était leur seule grandeur. Fletcher a soulevé le buste du gars - il était froid, raide et puait. Il l’a débarrassé de sa veste, de sa chemise. Il avait pris le soleil sans compter et avait une tête de mort tatouée sur le biceps droit. Elle était surmontée du chiffre « 1 » et de cette inscription : « Not Killed at Chosin ».
- Mais il est mort à El Paso, a dit Drake, faut pas fanfaronner.
Le gars avait aussi une méchante cicatrice en haut du poumon droit et un suçon à la base du cou. La guerre et l’amour, tout ce que voulaient les hommes. Il n’avait pas à se plaindre. Fletcher l’a déculotté - on ne connaissait un homme que lorsqu’on connaissait sa bite. Le mort s’était chié dessus post mortem, avant il s’était fait tatouer « Motherfucker » au-dessus du pubis.
- Un gars qui aimait bien l’écriture, a constaté Drake. J’en ai connu qui s’était fait tatouer ça.
À Guadalcanal, en Corée et maintenant au Viêt Nam. « Motherfucker », c’était ce qui convenait pour nommer tout ce qu’il y avait à nommer quand on pensait que la vie et la mort c’était un jeu à la con. En plus d’aimer l’écriture, le mort était circoncis. Il avait deux gros ganglions dans le pli de l’aine et des morpions. Fletcher l’a reculotté. Les morpions allaient de nouveau se retrouver dans le noir. Ils n’avaient qu’à s’acheter des phares. » (p. 13-14)


L’avis de Quatre Sans Quatre

« Le synonyme d’enquête était douleur... Fletcher souffrait sans cesse. »

Premier janvier 1963, désert d’El Paso. Inutile de souhaiter quoi que ce soit, surtout pas une santé florissante à l’homme, la quarantaine, retrouvé abattu d’une balle de .45ACP dans la nuque, il n’en a plus rien à faire. Deux flics, Will Drake et Rollie Fletcher sont déjà sur le coup et effectuent les premières constatations. Facile de deviner que la victime avait fait partie du corps d’élite de l’armée US, ses tatouages, dont celui proclamant qu’il n’était « pas mort à Chosin », le relie directement à la Première division de Marines et à la guerre de Corée. Facile aussi de savoir qu’il faisait partie des tireurs d’élite, le cal à l’intérieur de son index ne peut mentir

Will Drake assaisonne ses tirades de citations latines, crache souvent par terre et récite des génériques complets de films lorsqu’il est contrarié. Ce qui arrive relativement souvent. Rollie Fletcher, albinos déjanté, cite la Bible plus souvent qu’à son tour, et entretient des rapports passionnels avec certaines œuvres d’art. En particulier celle du peintre Philippe de Champaigne, jusqu’à penser que son cœur allait s’arrêter la première fois qu’il a contemplé Ecce Homo, ou La symphonie fantastique de Berlioz. « Fletcher aimait cette œuvre au point de souhaiter qu’elle n’existe pas. » Outre ces caractéristiques originales, Drake et Fletcher sont deux flics véreux de compétition, surnommés « les Sacs poubelles » en hommage à leurs capacités à résoudre les affaires par des moyens que le code de procédure réprouve. Coéquipiers de longue date, inséparables, ils bouffent à tous les râteliers possibles, à commencer par la presse à qui ils monnaient les infos.

Dès les premières minutes, plusieurs constatations frappent les enquêteurs : l’ex-Marine n’aurait pas été tué là où il a été découvert, son corps présente de sales ganglions sous le maxillaire et à l’aine, sans compter les morpions qui ne sont, après tout, pas si rares, et il est peu courant qu’on descende un gringo de cette façon. Drake et Fletcher obtiennent la confirmation de leurs premiers indices par Booker Sparks, le légiste, en sifflant une bouteille de Veuve Cliquot au-dessus du cadavre. Y a pas de raison pour que les scènes de crime soient sinistres, après tout...

L’affaire semble déjà bien corsée, mais voilà que se pointe un duo de flics mexicains de Ciudad Juárez, Pepe Morales et Enrique Zamora, à la recherche d’une de leur compatriote, une jeune fille, Rosamar Torres, travaillant de ce côté de la frontière et signalée disparue par sa famille. Ils demandent à Drake et Fletcher d’enquêter dans leur juridiction au cas où ils pourraient dénicher quelque chose... Comme rien n’est jamais clair avec ces cocos-là non plus, on sent monter les embrouilles de premières grandeurs.

Après l’immense succès de son précédent roman, Le Cherokee, Prix Mystère de la Critique 2020 et Grand prix de Littérature policière 2019, Richard Morgiève nous ramène aux États-Unis, 8 ans après la disparition du tueur en série le Dindon, sévissant dans l’Utah en 1953. Nous sommes au Texas, la zone frontière de tous les dangers et de tous les trafics, entre El Paso et Ciudad Juárez, en compagnie de deux flics, défoncés au LSD du matin au soir, amateurs de picole et autres confiseries, tel le Dexamyl, corrompus, vicieux, mais formidables enquêteurs auxquels rien n’échappe. Moss, leur directeur n’ignore pas leurs errements mais laisse filer, ce sont les meilleurs.

« Moss était intelligent et avait compris que ces deux-là, il fallait les laisser libres. Il avait raison. Fletcher et Drake bossaient plus de soixante heures par semaine. Ils vivaient comme on se soûle. Pour ne pas perdre conscience. Ils n’y parvenaient pas car bien plus que les saintes-nitouches, les enculés avaient une conscience et une pensée. »

Qui dit assassinat pourri aux USA dit forcément mafia ou CIA, parfois même les deux. Les investigations du duo dingue vont s’orienter vers ces eaux troubles et dangereuses, et la faune qu’ils croisent au cours de l’enquête ne va pas leur faciliter la tâche. Des personnages hauts en couleur, Henry-le dépiauteur, un gars appelé le Lama, accompagné d’un lama nommé Burt, El Gnomo, un nain armurier, à ne pas contrarier, Lou Ford, alias le Fisc, deux autres flics, encore plus corrompus que Drake et Fletcher, appelés les Vautours, le FBI et ses « Aspirateurs », Greene et Hill, baptisés ainsi à cause du patronyme de leur boss, Hoover, et tant d’autres, font irruption dans le récit, compliquent le boulot, filent rarement un coup de main.

L’affaire est un véritable labyrinthe hallucinant, truffé de pièges, tapissé de miroirs déformants et l’état mental des deux flics ajoute à l’atmosphère délétère. On a l’impression de flirter en permanence avec la folie pure et dure, les hypothèses fleurissent, les pistes se multiplient. La région s’y prête, les crotales ne manquent pas, les balles y sifflent souvent. Plus intriguant, on peut parfois croire entendre glouglouter un « Dindon », pas très loin des deux policiers raides défoncés, mais redoutablement efficaces. Ça sent le complot de haut vol, l’affaire d’État qui ne dit pas son nom et apparaît trop grosse pour les épaules de Drake et Fletcher. 1963, un tireur d’élite, Texas, Dallas, CIA, mafia... réfléchissons un peu à ce que tous ces éléments peuvent évoquer...

Du très grand Morgiève, un roman dans lequel, paradoxalement, l’amour est omniprésent, ainsi qu’un humour ravageur, des comparaisons à tomber, des idées scénaristiques fantastiques et des personnages qui ne peuvent appartenir qu’à lui, un des tout meilleurs écrivains français. On sent l’auteur plus libre que dans Le Cherokee, il lâche les chevaux et cravache, jongle avec les images et les inventions, quitte, parfois, à perdre un peu son lecteur mais ne quittant jamais son intrigue de l’oeil, ce livre mérite plus d’une lecture. Ne serait-ce que pour identifier toutes les références littéraires ou cinématographiques, Chester Himes, évidemment, Drake et Fletcher feraient des Cercueil et Fossoyeur tout à fait convaincants. Le Cercueil est d’ailleurs le nom qu’ils donnent à leur Ford Fairlane 1957, ou Jim Thomson, voire de grands anciens du noir français comme Simonin.

Fabuleux roman noir, un Morgiève virtuose dans ses œuvres ! Deux ripoux toxicos enquêtent sur l’assassinat d’un gringo au Texas, la frontière mexicaine, la mafia, la CIA... What else ?


Notice bio

Richard Morgiève est l’auteur de vingt-neuf romans et trois pièces de théâtre publiés chez Ramsay, Robert Laffont, Calmann-Lévy, Carnets Nord entre autres. En 1995, Joëlle Losfeld reprend Un petit homme de dos qui est un véritable succès. Elle a depuis publié Mon petit garçon, Bébé-Jo, La demoiselle aux crottes de nez et Monsieur cafard, puis, en 2018, Les hommes, un petit bijou de roman noir, et en 2019, Le Cherokee, prix Mystère de la critique 2020 et Grand Prix de Littérature Policière 2019.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Elmore James, Charlie Parker, The Tokens - The Lion Sleep Tonight, Ray Charles - I Got a Woman - Hit The Road - You Don’t Know Me, Bobby Pickett - Monster Mash, Johnny Cash - Folsom Prison Blues - Still Miss Someone, T-Bone Walker - Call It Stormy Monday, Ben E. King - Stand by Me, Elvis Presley - Surrender, The Crystals - He’s a Rebel, Marty Robbins - El Paso, Hector Berlioz - Symphonie Fantastique, The Beatles - Love Me Do, Audrey Hepburn - Moon River, Mississippi John Hurt - Blessed Be The Name, Champion Jack Dupree - Stack-O-Lee, Javier Solís - Esclavo y Amo, José Alfredo Jiménez - Paloma Querida, Giuseppe Verdi - Aida...

Ray Charles - I Can’t Stop Loving You

Connie Francis - Don’t Break The Heart That Loves You

The Sensations - Let Me In

José Alfredo Jiménez - Que Te Vaya Bonito

The Sheldon Brothers - Deep Elem Blues

Dee Dee Sharp - Mashed Potato Time


CIMETIÈRE D’ÉTOILES - Richard Morgiève - Éditions Joëlle Losfeld - collection Littérature Française - 466 p. janvier 2021

photo : urubu - Pixabay

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