Chronique Livre :
CINQ CARTES BRÛLÉES de Sophie Loubière

Publié par Psycho-Pat le 16/02/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Laurence Graissac grandit aux côtés de son frère, Thierry, qui prend toujours un malin plaisir à la harceler et à l’humilier. Du pavillon sinistre de son enfance à Saint-Flour, elle garde des blessures à vif, comme les signes d’une existence balayée par le destin.
Mais Laurence a bien l’intention de devenir la femme qu’elle ne s’est jamais autorisée à être, quel qu’en soit le prix à payer. Le jour où le discret docteur Bashert, en proie à une addiction au jeu, croise sa route, la donne pourrait enfin changer…
L'extrait
« - Allez, avance.
D'un geste, son père l'invitait à passer devant. Le petit garçon hésita puis entra d'un pas résolu dans la chambre d'hôpital. Le silence et la pénombre le saisirent aussitôt. Cela sentait l'éther et le lait de toilette, et aussi une odeur indéfinissable qui rappelait celle d'une vieille couverture où la chatte de la maison avait mis bas. Depuis le lit, un drap cachant sa poitrine, pâle encore d'une longue nuit, sa mère posait un doigt sur ses lèvres pour signifier à son fils de ne pas faire de bruit et indiqua du regard le berceau poussé contre un mur. Elle était dedans, celle qui brisait sa vie, dérobait une bonne part de l'amour que lui portaient ses parents depuis trois ans. Thierry s'approcha, écarta délicatement le voile du ciel de lit et découvrit sa petite sœur. Laurence ressemblait à un bébé, mais en plus moche, fripée, avec un crâne un peu pointu. Il lui prit la main. Sa peau était douce et tiède, avec des plis minuscules. Il y déposa un baiser comme papa le lui avait suggéré, puis se hâta d'aller vers sa mère. Elle l'accueillit avec un soupir.
Il avait bien travaillé.
L'enfant venait d'inscrire dans la mémoire de ses parents l'image d'un grand frère tendre te aimant. Et son père le gratifierait d'un paquet de bonbons acheté à la cafétéria de la maternité – la récompense promise d'il embrassait sa sœur.
Mais le têtard dans le berceau ne perdait rien pour attendre.
On ne le chasserait pas impunément de son trône. » (p. 19-20)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Laurence, Lolotte, Graissac est la souffre-douleur préférée de son frère Thierry. Le gamin n'a pas à aller chercher bien loin les insultes, sa sœur avale tout ce qui passe à portée de sa bouche et son poids s'en ressent. Adorée par son père, protégée mollement par sa mère, Laurence aime pourtant son frère, elle peine à se faire des amies et préfère ses persécutions à la solitude. Rien n'est clair, mais il apparaît peu à peu que le père de Lolotte aurait eu des gestes déplacés envers sa fille. Après une convocation au collège où Laurence se serait confiée à une camarade, son épouse en est persuadée. Divorce, éloignement forcé du mari qui refait sa vie. Premier gros accroc.
Le second est tout aussi tragique : sa mère et son frère ont un accident de la route, Thierry est gravement handicapé et la mère ne se remettra jamais et doit être hospitalisée dans une clinique psychiatrique, dans laquelle celle-ci va se dégrader lentement, peinant le plus souvent à reconnaître sa fille et ne se souvenant plus que de quelques bribes du passé. Laurence se retrouve donc avec son frère à gérer, son embonpoint qui devient inquiétant pour sa santé et un avenir des plus sombres. Comme elle ne manque pas de ressources, Lolotte décide de réagir. By-pass, régime draconien, sport tous les jours, la jeune femme remodèle son corps et découvre l'athlétisme et une discipline dans laquelle sa morphologie est un incontestable avantage : le lancer du marteau.
Une vie en forme de montagnes russes, Laurence Graissac rencontrera des hommes, accèdera au succès, ratera sa vie sentimentale, et finira croupière dans un casino de province où elle croise le docteur Bashert, joueur compulsif, dégoûté par son métier - il travaille dans un centre pour curistes – et frustré par son épouse qui se refuse à lui. Cette rencontre, une fois de plus, fera basculer son existence morne, entre ses visites à la clinique et ses prises de bec avec Thierry qui traîne sa misère dans son appartement sans chercher à s'en sortir.
Sophie Loubière tient, avec Laurence, un sacré personnage, complexe, retors, secret et parvient à tenir tous les mystères l'entourant jusqu'à un dénouement totalement déroutant, inouï. Dès le départ, le lecteur sent bien qu'il y a bien plus d'énigmes dans la personnalité de Lolotte que ce qui est donné à voir, que son monde intérieur recèle une profusion de secrets. Ce n'est pas pour rien que tout au long de sa vie, elle va s'entourer d'un mur infranchissable de graisse, un matelas propre à amortir les chocs avec l'extérieur. Sa seule tentative, l'athlétisme, pour l'éliminer se soldera par un échec cuisant, une humiliation qui sonnera le début de la fin. La perte de contrôle.
Difficile d'en dire plus sous peine d'ébranler un édifice aussi soigneusement bâti que l'intrigue de ce roman, dans laquelle on avance qu'à tout petits pas, détail après détail - tous comptent – dans le marécage de la psychologie de Laurence. Pour être déroutante, elle l'est. On a tour à tour envie de la plaindre, puis de la secouer, de lui enjoindre de se débarrasser de ce frère qui, alors qu'ils sont tous deux adultes, continue à lui pourrir la vie, d'adopter d'autres systèmes de défense que cette boulimie malsaine... Certes, il y a ses explosions de violence, verbales, ou même physiques, contre ceux qui l'ont blessée, mais comment ne pas la comprendre ? Jusqu'où l'excuser ?
On la croit sauvée lorsqu'elle trouve du travail dans le casino, reine de sa table de blackjack, surnommée Cybèle par son patron, une divinité personnifiant la nature sauvage, consciente de pousser les clients à se ruiner, mais elle n'est pas leur tutrice, elle fait ce pour quoi elle est payée. On a tort. Rien n'est jamais simple et définitif avec Laurence. Caméléon, elle mue sans cesse, se transforme, s'adapte, sans pour autant parvenir à sortir de son marasme intérieur.
Un excellent thriller psychologique, porté à bout de bras par un personnage féminin, tout en subtilité, n'ayant pas reçu les bonnes cartes au départ...
Notice bio
Sophie Loubière s’est longtemps partagée entre l’écriture et le journalisme (« Parking de nuit » sur France Inter, « Info Polar » sur France Info) avant de se consacrer pleinement à la littérature. Elle a publié une dizaine de romans et une centaine de nouvelles policières. En 2011, L’Enfant aux cailloux, plusieurs fois primé et traduit en langue anglaise, lui vaut une reconnaissance internationale. En 2015, À la mesure de nos silences revient sur un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale sous la forme d’un road-movie initiatique. En 2016, White Coffee prend ses quartiers du côté de la mythique Route 66, faisant suite à Black Coffee, avec ce même attachement porté à fouiller les abîmes de l’âme humaine au travers de décors fascinants.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués également : Jean-Luc Lahaye – Papa Chanteur, Ludwig Van Beethoven – Sonatine en sol majeur, Frédéric Chopin – Nocturnes, Gorillaz, Manuel de Falla, Debussy, Queen, Massive Attack, Barry Manilow, Wolfgang Amadeus Mozart – Concerto pour clarinette...
Daniel Balavoine – L'Aziza
George Michael & Elton John - Don't Let the Sun Go Down On Me
Dmitri Chostakovitch – Valse N°2
Supermen Lovers – Stralight
AC/DC – Highway to Hell
Led Zeppelin – Stairway To Heaven
CINQ CARTES BRÛLÉES – Sophie Loubière – Fleuve Éditions – collection Fleuve Noir – 342 p. janvier 2020
photo : John Huguley pour Pixabay