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Chronique Livre :
CONSÉQUENCES D'UNE DISPARITION de Christopher Priest

Chronique Livre : CONSÉQUENCES D'UNE DISPARITION de Christopher Priest sur Quatre Sans Quatre

L’auteur

Christopher Priest est un écrivain britannique qui a écrit plusieurs romans dont Prestige adapté en 2006 au cinéma par Christopher Nolan.


En bref

Ben Watson, journaliste scientifique, se réveille un matin en apprenant deux nouvelles apparemment indépendantes l’une de l’autre mais en réalité profondément connectées à sa vie passée. Comme dans une sorte de rébus, les signes se multiplient qui ne demandent qu’à être reliés les uns aux autres pour prendre forme et donner une image intelligible des événements qui ont jalonné sa vie.

Paradoxe d’un roman d’anticipation qui revient avec une insistance et une minutie presque névrotique sur des faits anciens à la fois intimes et universels.


Un extrait

« Et puis, il y avait l’autre. La raison pour laquelle la mort de Tatarov à un âge canonique m’avait rappelé encore une fois Lil – Lilian Vicklund – ne me parut pas immédiatement évidente. Ils eussent difficilement pu être plus dissemblables en tant que personnes, leurs morts étaient distantes de plus de deux décennies, et ils occupaient des places totalement différentes dans mes souvenirs et dans mon coeur.
À la fin du bulletin d’informations, je coupai la radio et restai étendu, laissant les souvenirs de Lil m’envahir et se substituer à ceux de Tatarov. Je n’avais plus pensé à elle depuis bien longtemps, au moins plusieurs mois, même si j’avais été profondément affecté à l’époque de son décès.
C’était ma petite amie, elle était morte, cela m’avait détruit, mais j’avais poursuivi mon chemin et reconstruit une vie sans elle. L’énoncer aussi froidement est juste une façon de décrire ce qu’il s’était passé, mais, en fait, tout dans sa mort avait été traumatisant. Lil était mon amante, mon amie, mon intime, et jusqu’au jour de sa mort j’avais supposé qu’elle serait mon avenir. Puis elle m’avait été prise avec violence et cruauté.
Les années qui avaient suivi s’étaient enchaînées, le choc de la nouvelle et la douleur de la perte s’étaient atténués, mais avec une telle lenteur, une lenteur tellement atroce. Peu à peu, j’avais pensé à elle de façon moins obsessive. J’avais commencé à refaire ma vie sans elle. Lorsque l’être aimé est assassiné si jeune, j’imagine qu’il n’est jamais possible de s’en remettre totalement. Que l’on ne peut complètement oublier, ni laisser partir un dernier espoir infinitésimal. Parce que, même si j’avais finalement réussi à enfouir mes sentiments de perte, de chagrin, de solitude, je n’avais jamais pu complètement tourner la page. Je savais qu’elle était morte, je savais qu’elle avait été tuée, mais je n’en avais jamais eu la preuve. Les responsables n’avaient pas été jugés, son corps n’avait pas été retrouvé. Ce minuscule espoir lancinant demeurait. » (p. 20 et 21)


Ce que j’en dis

Ben vit avec Jeanne et ses deux enfants dans une île écossaise depuis plusieurs années – l’Écosse est désormais indépendante et européenne alors que l’Angleterre s’est repliée sur elle-même, armant ses policiers et exerçant un contrôle accru sur ses frontières – , un choix de vie totalement assumé par le couple qui préfère une vie calme et à l’écart à celle que pourrait leur offrir la ville.

Ce matin-là, Ben apprend qu’un mathématicien russe qu’il a interviewé il y a longtemps, un drôle de type complexe et assez mystérieux, est mort et également qu’on a retrouvé une épave, celle d’un avion, qui s’est abîmé dans l’Atlantique et qui pourrait bien être l’American Airline 77. Or, Ben fait partie des gens qui ont perdu un proche le 11 septembre 2001. Un deuil impossible à faire puisque non seulement le corps de Lil, celle qu’il aimait, n’a jamais été retrouvé, mais l’avion lui-même a disparu. Il a mis des années à se remettre de la mort de Lil, espérant parfois qu’elle allait, contre toute attente raisonnable, refaire surface, puisque le listing des passagers du vol American Airlines 77 qu’elle devait prendre et qui a été détourné ne contient pas son nom.

Bien sûr, nous sommes tous un peu le sujet de cette tragédie puisque nous pouvons tous raconter avec une précision confondante le récit, comme dans une fiction que nous aurions pu écrire, de ces quelques heures où nous avons côtoyé l’impensable, les scènes repassant en boucle sur tous les écrans du monde, le moment où les avions percutent, d’une façon qui semble tout simplement impossible, ces tours géantes qui s’affaissent, l’anéantissement pur et simple de milliers de vie et, aussi, comme un autre cauchemar, l’avion qui vise le Pentagone et dont les passagers réussissent à éviter la catastrophe et le vol 77 qui s’écrase sur l’aile ouest du bâtiment.

Mais ce que veut Ben, c’est la réalité, pas la fiction. C’est la réalité dans toute son obsédante matérialité qu’il veut connaître, il veut savoir exactement ce qui s’est déroulé entre le dernier message que lui a envoyé Lil et la catastrophe. Il a passé des années à essayer de reconstruire les derniers moments de Lil mais on dirait que certains éléments relatifs aux attentats ont – délibérément ? - été supprimés ou cachés. Les versions se contredisent parfois, laissant le champ libre aux doutes et aux inventions de toutes sortes. Il a le sentiment, comme beaucoup d’autres, qu’on cache des choses, qu’on manipule la vérité, que le gouvernement fait en sorte que des éléments d’information restent tus : dans quel but et à quel prix, il est impossible de le savoir. Mais la gêne est présente, qui alimente toutes les théories du complot les plus fantaisistes et nocives, et qui fait grossir la défiance envers les autorités américaines. La version officielle n’est pas l’expression de la vérité, il en est persuadé, c’est un secret d’état de plus.

Toutes ces interrogations et ces doutes s’articulent avec force autour de Tatarov, ce mathématicien russe qui vient de décéder, parce qu’une de ses théories favorites est que la réalité n’est que ce que nous en comprenons et que notre interprétation des faits est ce qui lui donne corps.

Il faut donc tout questionner, tout fouiller, parce que la version consensuelle des faits n’est pas nécessairement la bonne.

Les années passant, l’obsession a quitté Ben, elle s’est estompée et il a pu entamer une autre histoire d’amour avec Jeanne, sa compagne actuelle. Il lui a parlé de Lil, bien sûr, elle sait combien cette femme a compté pour lui, presque plus présente morte que vivante, car Ben et elle vivaient souvent loin l’un de l’autre, elle aux États-Unis et lui en Angleterre.

Très étrangement, le monde autour de Ben semble tout d’un coup ne plus receler que des révélations qui tournent toutes autour de Lil, avec la logique inéluctable et le sérieux imperturbable des rêves qui sèment indice après indice dans une tentative codée et cryptique de remettre de l’ordre dans une réalité aux lambeaux épars. Puzzle, fragmentation, kaléidoscope, les éléments épars se réorganisent pour offrir soudain une vue entièrement différente des choses.

« Tout le monde sait ce qu’il est arrivé parce qu’ils l’ont vu à la télévision. »

Sa belle-mère, à la mémoire défaillante suite à un accident vasculaire, vient emménager chez eux. Lucinda – lucide ?-, qui n’a jamais connu Lil, et pour cause, elle était morte depuis longtemps quand Ben a rencontré Jeanne, évoque le souvenir de cette femme et soutient qu’elle l’a rencontrée avec Ben ! Et puis le propre père de Jeanne, avocat pour les parties civiles des familles victimes des attentats du 11/09, est mort aux États-Unis d’une façon qui paraît bien suspecte, après que son livre au sujet des attentats a été bizarrement et soudainement censuré.

Parallèlement, Ben rencontre le mari de Lil, Martin Vicklund, qui travaille pour le gouvernement américain, et dont elle disait se séparer, et il lui assure que tout cela était faux et qu’elle lui mentait de bout en bout…

Il se souvient que le jour des attentats, il avait parlé à un ingénieur australien qui trouvait impossible que les tour s’effondrent parce qu’elles avaient été percutées et qui émettait l’hypothèse d’une explosion interne aux buildings.

Ébranlé, Ben a du mal à distinguer le faux du vrai et à faire confiance même à ses propres souvenirs et émotions, puisqu’on sait bien qu’elles ne sont pas fiables et qu’elles se recomposent et se métamorphosent au cours de notre existence, suivant les expériences cognitives et émotionnelles que nous sommes amenés à faire. Des liens entre les gens, entre les événements, entre les faits et qu’il ne soupçonnait pas se font jour, donnant à l’ensemble une perspective extrêmement angoissante qui lui donne à la fois un sentiment d’irréalité et une sorte de peur confuse de ce qui peut encore lui être révélé. De quoi se nourrissent nos souvenirs et notre mémoire et que disent-ils de nous ?

Jeu complexe, où l’on doute de tout, depuis la fiabilité du narrateur jusqu’à celle des documents officiels, Christopher Priest nous balade du passé au présent, ajoutant ci et là une pièce qui transfigure soudain notre perception et notre interprétation des événements dramatiques que vit Ben. Jeu d’autant plus retors que nous avons tous une perception à la fois personnelle et officielle des attentats du 11 septembre, notre propre narration se superposant à celles des autres et à celle qui nous est donnée en guise de vérité car les vérités sont celles que nous acceptons comme telles.

« La mémoire est la vérité. La mémoire est notre seule réalité. »

Le choix de l’anticipation ajoute au côté étrange et déstabilisant de la narration ; suspendus dans un temps pas encore atteint, nous nous replongeons dans le passé depuis une perspective qu’il est encore impossible de connaître avec certitude. Dans ce monde mouvant, qui se déforme sans cesse, un petit talisman sert de guide à Ben, une breloque gravée qu’il a offerte à Lil, allusion à son goût pour la littérature ayant trait aux vampires, ces déjà morts qui ne mourront plus jamais et qui reviennent nous hanter pour l’éternité.

Magie de la littérature qui ouvre le futur et opacifie le passé, comme si ce qui est advenu, nos grandes catastrophes universelles étaient plus brouillées, plus floues, beaucoup moins lisibles qu’un demain non encore avéré et qui donne à réfléchir sur les notions de sécurité nationale et de liberté individuelle.


CONSÉQUENCES D'UNE DISPARITION - Christopher Priest – Éditions Denoël - collection Lunes d’encre - 304 p. septembre 2018
Traduit de l’anglais par Jacques Collin

photo : attentat contre les Twin Towers

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