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Chronique Livre :
ÉCORCES VIVES d'Alexandre Lénot

Chronique Livre : ÉCORCES VIVES d'Alexandre Lénot sur Quatre Sans Quatre

L'auteur

Alexandre Lenot est un écrivain français. Écorces vives est son premier roman cependant il écrit pour le cinéma, la radio et la télévision.


Extrait :

« LAURENTIN
Chaque matin, le capitaine Laurentin attend patiemment que la lumière du jour daigne se montrer et percer à travers les volets. Plus jeune, il adorait dormir les volets ouverts et se laisser réveiller par les premières lueurs de l’aube, mais Jeanne, qui accordait une grande importance à son sommeil, , détestait ça. Ce fut un des innombrables compromis qui émaillèrent leur vie à deux, c’est-à-dire qu’il se rangea à ses exigences : fermer les volets chaque soir était vite devenu un pli qu’il avait pris et ne perdrait plus jamais.
Il n’a fait d’exception, par distraction, qu’hier. Le téléphone qui ne lui sert jamais et qu’il songe régulièrement à jeter a sonné alors qu’il se brossait les dents. C’était la voix empotée de son enfant, qui butait comme toujours sur les deux syllabes de Papa. C’était la voix empotée de sa fille devenue femme, de la petite blondeur joueuse devenue femme de fer, encline aux regards trempés dans l’acier du ressentiment, aux mots jetés dans le désordre pour faire mal, trouver le défaut de la cuirasse sans vraiment l’oser tout à fait. C’était la voix de cette femme désormais étrangère, venue le trouver jusqu’en son exil pour l’informer du remariage de sa mère. Dehors, c’était le début d’un hiver veule traversé d’averses sans majesté. Dedans, c’était le sentiment amer d’avoir été rejeté, scié comme une branche disgracieuse qui fait trop d’ombre. Il a raccroché. Il a compris dès les premiers mots que c’était du fiel qu’on lui déversait dans l’oreille. » (p. 13 et 14)


Eli, Lison, Laurentin, Louise, Jean. Et le Cantal, la montagne, le froid, l’isolement.

Cinq trajectoires, cinq flèches lancées par-delà la peur, la peine, la détresse, l’amertume au goût de cendres.

Dans ces montagnes, on n’a pas de stations, de domaine skiable, on ne se pose pas la question de l’étalement des vacances scolaires. Il s’agit de l’autre montagne, celle des gens qui ne parlent pas beaucoup, se rencontrent peu, vivent de rien. Vie rude, où tout est âpre et se mérite au courage d’affronter la neige, le gel, le dénuement.

On n’y vit plus trop, d’ailleurs, les villages perdent leurs habitants, les bâtisses dépérissent faute d’entretien, laissées à l’abandon. Seules quelques âmes fortes, ou bien désireuses de chercher l’oubli que procure la fatigue physique, persistent encore à peupler ces contrées inhospitalières. La nature est belle, à n’en point douter, radieuse comme avant l’homme et toutes les salissures dont il est coutumier de balafrer les jolies choses, et insoucieuse de l’humain, sans tendresse ni bienveillance, une nature fermée sur elle-même et qui est son propre objet.

On y vit mal, donc, et pauvrement, et on y exècre aussi son voisin, comme partout, on trouve à redire sur la couleur de sa peau, sur ses origines réelles ou fantasmées, sur sa façon de vivre. La petitesse d’esprit s’accommode fort bien des grands espaces, côtoyer la beauté brute ne rend pas l’homme meilleur ni son coeur plus accueillant. Non. Plutôt moins.

Cinq meurtris par la vie, donc. Et qui tentent bon an mal an de se reconstruire, ou peut-être de ne pas se laisser détruire, retenant les dernières mailles de leur envie de vivre qui se détricote trop vite.

Eli vient d’être quitté par la femme qu’il aime. Les rêves à deux se fracassent sur la solitude soudaine, incompréhensible, insupportable. La ribambelle d’enfants joyeusement bavards, les rénovations des bâtiments abandonnés, le bonheur simple d’être ensemble : tout ça, c’est bon à être enterré, jeté aux ordures, dans le grand gouffre des bonheurs qu’on a cru possibles et qui ne le sont pas. Alors il met le feu à la ferme, quitte à quitte en quelque sorte.

Louise est une jeune femme qui vient dans la ferme tenue par un couple d’Américains âgés, Andrew et Fiona, trouver parmi les chevaux et la solitude des montagnes de quoi panser ses plaies : l’agression qu’elle a subie et dont elle ne peut parler. Elle ne va pas se contenter de surmonter le passé, non, elle va trouver des forces pour lutter, défier les hommes qui se croient invincibles parce qu’ils ont un fusil entre les mains, qui imposent leur violence aux femmes comme aux bêtes, qui haïssent tout ce qui ne leur ressemble pas dans leur caboche étroite de mâles stupides et ignares. Ceux qui n’ont jamais accepté Lison, comme les parents d’Hervé, son mari qui vient de trouver la mort, parce qu’elle a la peau foncée.

Jean et son frère Patrick sont toujours restés ensemble dans la ferme, Jean reste avec Patrick tout le temps parce que Patrick est certes un homme travailleur et puissant, mais c’est un petit garçon quand même qui ne comprend pas bien le monde qui l’entoure et qui n’est pas armé pour se défendre de la méchanceté avec laquelle on accueille ce genre de handicap. Leur père, grosse brute imbécile, leur en a fait voir de dures. Maintenant, Jean a organisé la vie pour qu’elle soit douce à Patrick qui ne peut pas vivre sans lui. Pas de femme, ce serait trop compliqué, pas de vie en dehors de la ferme, mais une solide mémoire de toutes les avanies qu’on leur a faites, depuis l’école. Et ils sont tous là, ceux que ça faisait marrer de les embêter, puis ceux qui applaudissaient, la petite cour servile, partagée entre le soulagement de ne pas être la cible et le désir d’être aimé par le caïd, avec une petite pointe de regret de ne pas être capable d’être celui qui tabasse.

Quelque chose vient secouer cette petite communauté si explosive et disparate, si peu soudée, des événements étranges et incompréhensibles empreints d’une forme de beauté sauvage… Des peintures rouge sang apparaissent ici et là, parfois traçant des lettres, parfois simplement là, dans le paysage magnifique, comme une menace, comme une prémonition, comme une déclaration de guerre. Le capitaine Laurentin, flic triste et sans illusion, corps et coeur couturés et douloureux, est dépêché pour démêler les divers incidents qui émaillent la vie ordinaire de la montagne, l’incendie, les traces rouges, une agression…

La tension monte, souterrainement, au milieu de ces hostilités réciproques et de ces haines recuites sur fond de misère. La France qui se meurt petit à petit n’est pas télégénique, pas de quoi en faire une édition spéciale, rien de spectaculaire. Les laissés-pour-compte sont invisibles dans leurs fermes délabrées, sans le premier sou pour effectuer toutes les réparations et les améliorations nécessaires à une vie au confort acceptable. Comme une surenchère, à la rudesse de la vie s’ajoute la bêtise de certains, ignorants et brutaux, que nul état d’âme n’arrête et qui laissent leurs fusils parler d’abord.

Cinq trajectoires, cinq flèches, vibrantes et fragiles, révélatrices des failles d’une société sans espoir, mourante, exsangue. Les plus chanceux sont ceux qui s’en vont, d’une manière ou d’une autre.


Musique !

Don McLean - Vincent

Roberta Flack - The first time Ever I saw your face

The Byrds - Goin’ Back

Barbara Dane - I Hate The Capitalist System

Karen Dalton - It Hurts Me Too

Buffy Sainte-Marie - Universal Soldier


ÉCORCES VIVES - Alexandre Lénot – Éditions Actes Sud – collection Actes Noirs - 208 p. octobre 2018

photo : paysage du Cantal - Pixabay 

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