Chronique Livre :
COUP DE VENT de Mark Haskell Smith

Publié par Psycho-Pat le 26/09/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
À quoi sert d’avoir dix millions de dollars en devises variées si, comme Neal Nathanson, on se trouve perdu en mer à bord d’un voilier en train de sombrer ? Strictement à rien, sauf à en brûler un sac ou deux dans l’espoir fou d’attirer l’attention.
Sauvé in extremis, Neal se réveille attaché au garde-fou d’une navigatrice en solitaire, méfiante et bien décidée à entendre son histoire. Neal lui parle alors de Bryan, un jeune loup de Wall Street qui a réussi à détourner un magot conséquent avant de s’enfuir dans les Caraïbes. Bien sûr, la banque qui l’employait a lancé des enquêteurs à sa poursuite, avant que les clients spoliés ne s’aperçoivent (enfin) que les traders sont des voleurs. C’est ainsi que Neal, accompagnée d’une pro de la finance, la très douée Seo-yun, s’est retrouvé en charge de récupérer l’argent.
Simplement, il n’était pas le seul.
L'extrait
« Neal Nathanson songea à boire sa propre urine. N'est-ce pas la procédure habituelle lorsqu'on se retrouve à court d'eau ? L'équipe de foot chilienne l'avait bien fait après s'être écrasée dans les Andes. À moins que ce ne soient les mineurs ? Il était certain que des gens originaires du Chili avaient survécu à une terrible épreuve en buvant de la pisse.
Il se rallongea sur le pont du voilier à moitié détruit, tel un cadavre étendu dans l'enchevêtrement de cordes et de câbles, de métal tordu et de bois fendu. Il bougeait au rythme de la houle et des vagues de la haute mer ; au loin, l'horizon scindait le monde entre eau et ciel.
À l'aide de sa chemise, il essuya ses lunettes maculées de fines gouttelettes d'eau salée, puis les remit sur son nez. Il cligna des yeux en observant le ciel nocturne constellé d'une infinité d'étoiles, de planètes, de galaxies, de supernovas, de trous noirs, de géantes rouges, de naines blanches et de tous les autres trucs qu'on trouvait là-haut. Il y en avait trop. Ils étaient entassés les uns sur les autres, à tel point qu'il ne reconnaissait pas la moindre constellation.
New York lui manquait. Sa circulation, son bruit, sa pollution lumineuse. Quand on ne le voit pas, l'Univers ne paraît pas aussi grand et oppressant.
Neal savait que les marins d'antan se guidaient à l'aide des étoiles. Maintenant qu'il y pensait, il regrettait de ne pas avoir téléchargé une application de navigation céleste avant de quitter le port. Il n'en avait pas eu le temps. Et puis le bateau était à la pointe de la technologie. Il disposait d'un disque dur de secours pour l'ordinateur, d'une météo actualisée en continu, d'un système de navigation par satellite avec cartes et graphiques, même d'un signal de détresse. On pouvait envoyer un e-mail ou passer un coup de fil. Sauf qu'une fois aspergé d'eau de mer, plus aucun équipement électronique ne fonctionnait.
Il n'avait aucune idée de ce qui était arrivé à la voile. Arrachée, avalée par l'abîme. Dévorée par des monstres marins. Qui sait ? Le bateau était en piteux état. La cabine était ouverte comme une coquille d'oeuf, les portes avaient sautées de leurs gonds. Neal s'estimait heureux d'être toujours à flot. Mais où était-ils tous passés ? Était-il le seul survivant ?
Et qu'était-il arrivé à Bryan LeBlanc ? Il était à l'origine de cette histoire. Tout était de sa faute. » (p. 11-12)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Bryan LeBlanc est un petit filou, pas réellement un méchant homme, mais il n'a pas su résister à l'attrait des montagnes de fric qu'il brasse pour son employeur, InterFund. Trader de grande compétence, il s'occupe pour les clients de la banque du marché des changes. C'est à dire qu'il spécule sur les devises, un domaine vaste et complexe, une affaire de vrais spécialistes. Sa responsable, Seo-Yun Kim, à la personnalité particulière, proche de l'autisme, lui fait entièrement confiance, il réalise d'énormes bénéfices, tout le monde est content, nul ne va regarder de trop près ce qu'il trafique avec les sommes pharamineuses qu'il joue tous les jours sur les marchés.
En garçon organisé, Bryan a, avec une méticulosité extrême, planifié un détournement de plusieurs millions de dollars, une montagne de pognon dont il compte profiter jusqu'à la fin de ses jours. Profitant de ses congés annuels, destination annoncé Punta Cana, en République Dominicaine, il quitte son bureau pour ne plus y revenir. Manque de chance, le cours du rouble défaille, déclenche une alarme et Seo-Yun remarque quelques bizarreries dans les comptes. Alerté, le directeur de la banque la charge de retrouver l'escroc et de ramener l'argent. Elle sera aidée dans cette quête par Neal Nathanson, un enquêteur de l'entreprise, chargé de recouvrer les créances et de retrouver les débiteurs, ainsi que d'un détective privé de Punta Cana, Piet, un nain bien plus dangereux qu'il n'y paraît. La course-poursuite est lancée, elle sera riche en événements, en cadavres, en parties de jambes en l'air et en coups de théâtre hallucinants. Ah oui, pleine aussi d'humour noir et d'une réflexion intéressante sur le système financier gouvernant le monde aujourd'hui.
Lorsque débute Coup de vent, Neal est naufragé sur un voilier ayant subi de nombreuses avaries, il va mourir de soif ou se noyer, selon le temps que va mettre son épave à couler. La chance est peut-être de son côté puisqu'il est recueilli par Chlöe, une navigatrice effectuant le tour du monde en solitaire. Peu conviviale et hospitalière, celle-ci va s'intéresser de près aux neuf millions de dollars répartis dans des sacs que Nathanson a pu sauver du naufrage. Il en a brûlé un pour attirer l'attention de sa sauveteuse. C'est là qu'il va se remémorer les différentes étapes de sa traque et les aléas qui l'ont amené sur le pont du navire de Chlöe.
Tout a mal tourné dans cette affaire, entre Seo-Yun, poursuivie par les incessants coups de téléphone de son fiancé et prise d'une frénésie sexuelle permanente, que Piet se chargera de contenter, Neal étant homosexuel, de fausses pistes en arrestation par la police, les chasseurs vont parcourir une bonne partie des Caraïbes avec systématiquement un coup de retard sur LeBlanc. Mais ce ne sera pas une partie de plaisir non plus pour le voleur, malgré la minutie avec laquelle il a préparé sa disparition, le labyrinthe bancaire qu'il a fait emprunter à son fric, il va exciter pas mal de convoitise et ne passera pas aussi inaperçu qu'il l'aurait espéré. De plus mauvais que lui ont des vues sur ses économies...
On rit beaucoup tout au long du récit, l'absurde le dispute au comique le plus basique, et cela fonctionne très bien parce que l'auteur a du culot et énormément de talent. Ses personnages sont attachants, caricaturaux, mais finement décrits jusque dans leurs ressorts les plus intimes. Derrière la farce et l'intrigue de la course-poursuite se cache une critique féroce du monde de l'argent, de la folie que celui-ci engendre et de la perte des repères humains de base en présence d'un formidable amas de cash. Auri sacra fames et tout le toutim, la plupart des protagonistes, lâchés dans la nature à la recherche des dollars ou essayant de les planquer du mieux possible, perdent pied peu à peu. Neal se contente de faire son job, comme il peut, pas très bien secondé par son équipe, et heureusement, la séries d'aventures rocambolesques qui les attend ne serait pas aussi savoureuse.
Seo-Yun, harcelée par son fiancé en train d'organiser leur mariage, union à laquelle elle a été poussée par sa famille d'origine coréenne, le poids de la tradition, est un des personnages les plus intéressant de ce polar déjanté. Sa révolte, sa liberté soudain acquise et sa candeur illuminent ces pages. La violence est partout, la sexualité également, le rythme, effréné, tout cela fait penser à un Carl Hiaasen sous amphétamine, la drôlerie et la loufoquerie de certaines situations tout autant, un vrai grand plaisir de lecture.
Double suspense, que demander de mieux : que va-t-il se passer sur le bateau de Chlöe et comment se finira la fuite de Bryan LeBlanc ?
Un escroc qui met les voiles, une triplette farfelue à sa poursuite, d'autres rapaces à leurs basques, une tempête intelligemment drôle, un excellent polar !
Notice bio
Mark Haskell Smith, né en 1957 au Kansas, a travaillé dans les années 1990 pour le cinéma, le théâtre et la télévision. Il est aujourd’hui connu pour ses romans, dont Coup de vent est le sixième traduit en français (les cinq précédents ont été publiés chez Rivages). Hédoniste, grand amateur de gastronomie et moraliste impitoyable, il apprécie tout particulièrement les contre-cultures moralement douteuses ou quasi illégales, et ceux qui vivent leur passion au risque de se faire stigmatiser par la société. Il enseigne aujourd’hui à l’université de Californie à Riverside.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Grateful Dead, Steely Dan, Kenny Loggins, Tennis, Mac DeMarco, Toro y Moi, Abba, Hall and Oates - One on One
Atlantic Starr – Always
Hall and Oates - Sara Smile
Michael McDonald - I Keep Forgettin'
Seals & Crofts - Summer Breeze
The Doobie Brothers - Long Train Running
COUP DE VENT – Mark Haskell Smith – Éditions Gallmeister – collection Americana – 246 p. septembre 2019
Traduit de l'américain par Julien Guérif.
photo : Pixabay