Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
DE NOS OMBRES de Jean-Marc Graziani

Chronique Livre : DE NOS OMBRES de Jean-Marc Graziani sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Bastia, 1954 : Joseph, un garçon de douze ans, pense devenir fou quand des voix s’invitent dans sa tête… C’est le début d’un jeu de piste avec certains objets qui lui parlent et l’attirent. Secondé par Mammò, l’arrière-grand-mère sage et révérée qui prend son don comme une malédiction, Joseph se plonge corps et âme dans la résolution des mystères familiaux par l’entremise d’un anneau perdu, d’une vieille photo oubliée ou d’un disque remisé dans un grenier.

Différents narrateurs, à différentes époques, prennent en charge le récit et éclairent l’histoire d’un jour nouveau. Les thèmes du roman sont multiples. Le don et la distance qu’il implique quand il vient toucher un enfant au hasard. L’amour bien sûr, et la force des femmes. Mères, sœurs, amantes, elles s’affirment au fur et à mesure comme les véritables héroïnes du roman. Des femmes fortes, aux histoires singulières, qui s’agrègent pour n’en faire qu’une. La véritable trame du livre. Parmi ces femmes, il y a Mammò.

Mammò, qui a un secret. Joseph, pour le découvrir, devra arpenter des rues où plane encore l’ombre des deux guerres.


L’extrait

« C’est étrange de se promener dans la maison d’un mort. Il vous semble toujours qu’un lourd secret s’y cache, entre les pages d’un livre, au plus profond d’un vase, ou derrière un tableau. Et le défunt, loin de vous décourager, vous incite à percer le mystère, comme si le salut de son âme, coincée quelque part, bloquée dans l’au-delà par je ne sais quelle formalité, exigeait qu’ici-bas le mystère fut levé. Des lettres poussiéreuses d’un amour impossible aux preuves irréfutables d’un crime crapuleux, les morts ont des secrets qu’ils ne peuvent garder. Moi, j’ai fait profession de les en délivrer. Rien ne m’échappe, j’ai l’œil à tout, et dans les vieilles demeures que tous affirment vides, fouillées cinq cent fois par mille mains voraces, je sais voir le détail que le commun ignore, la trace sur le parquet d’un meuble déplacé, l’épaisseur inégale d’une fausse cloison, la tirette secrète sous le rideau cachée. Je vous tout, j’entends tout, le creux des murs, les pleins des vide-ordures et les combinaisons chantées par de vieux coffres las d’attendre encore qu’un jour on les ouvrit.

C’est un don bien étrange que le mien. Je le possède depuis toujours ou presque. Quand mes camarades usaient leurs semelles dans la rues, poursuivant tour à tour le cow-boy ou l’Indien, c’est dans le grenier qu’il fallait me chercher, poussant de pleines caisses de livres poussiéreux ou de bibelots cassés, empilant boîtes à chapeaux, valises et piles de draps, pour me dégager un accès vers le fond du local, vers cet assourdissant tic-tac qui semblait résonner dans ma tête : celui d’une montre, camouflée dans le recoin d’un mur et depuis longtemps oubliée, que seul je pouvais entendre.
Nous habitions rue Saint-Joseph, au dernier étage d’un immeuble qui donnait sur la mer, et notre appartement offrait un accès direct sur les combles. En fait, nous en avions l’usage exclusif. Mon père eût préféré une cave, comme les autres voisins, pour stocker ses bouteilles, ranger son vélo et faire du bricolage. Moi, j’étais ravi d’un grenier.
Je me rappelle la première fois où nous y sommes montés, mes parents et moi, nous le pensions entièrement vide : belle erreur ! Les anciens locataires y avaient entassé les surplus d’une vie, les abandonnant au passage, strates compactes vouées à la pétrification. Ma mère, voyant cela, en fut très contrariée. Pensant trouver là-haut la place qu’il manquait ailleurs, elle s’avoua vaincue sans même livrer bataille, terrassée par cet invraisemblable capharnaüm. La première couche, qui affleurait dès la porte passée, était le fait de monsieur Paul, le dernier occupant de l’appartement, un vieux célibataire amateur d’opéra et de Tour de France. Elle était composée d’éléments de petit mobilier, de restes épars de gramophones ou d’électrophones hors d’usage, de piles de disques aux pochettes luisantes - sur lesquelles ténors transalpins et barytons ibères se disputaient les faveurs de sopranos dodues - mais surtout, d’un magistral empilement de vieux journaux sportifs relatant sprints, crevaisons ou exploits sur le Tourmalet. » (p. 20-21)


L’avis de Quatre Sans Quatre

D’abord, il y a avant. Avant que tout ne commence. En 1954, à Bastia. Lorsque Joseph, en bon petit coq de onze ans, faisait la roue dans les vagues pour impressionner Mammò, son arrière-grand-mère maternelle, quêtant un rien d’admiration dans le regard de la vieille dame, toujours un peu austère. Et il y parvenait, fendait la carapace souvent portée par les Corses pour dissimuler un cœur gros comme leur île et débordant de cet amour qui rend toujours un peu fragile, qu’on distribue pudiquement, avec parcimonie même s’il est infini. En ce temps-là, celui des photos en noir et blanc à bords dentelés, celui où Joseph jouait sur la plage de Bastia, avec sa sœur Jacky, en attendant les oncles partis pêcher le déjeuner, tandis que les tantes et la mère préparaient la table, tout paraissait simple. Dans cette vie de carte postale le danger ne surgissait que si l’on désobéissait et dépassait l’Isula, ultime limite à la baignade tolérée par Mammò. Et puis c’est arrivé…

Les voix sont venues, les signes se sont multipliés, jusqu’à emplir la tête de l’adolescent, à l’isoler, à le désorienter, à le sidérer. Joseph se pense fou, il croit déraisonner alors qu’il fait résonner mille vérités, révèle les arcanes des non-dits accumulés dans les strates des vies passées par les défunts. Ces voix, il doit bien s’en ouvrir à Mammò, parce que l’alliance du passé et du futur est indispensable si l’on veut élucider les secrets des morts qui blessent encore les vivants… Joseph devient leur porte-parole, leur prête ses sens, l’ouïe, la vue, le toucher, il sait voir ce que les autres ne perçoivent pas. Pas pour s’engager dans un morbide dialogue avec l’au-delà, tel n’est pas le but de cette histoire, mais pour magnifier la vie, en exprimer la magie, les réseaux de racines qui façonnent un être. Jean-Marc Graziani écrit la partition de ce chant hypnotique, d’une poésie rare, il nous entraîne à la suite de l’adolescent et de sa bisaïeule sur les sentes obscures de la mémoire et des héritages impalpables.

La musique est partout, omniprésente, dans les sillons d’un disque cassé, oublié par monsieur Paul qui a tant à dire, dans la poussière d’un grenier, dans les murs qui ont tant à transmettre, sur les lèvres de Jacky, la sœur chanteuse, trop tôt disparue, dans un rêve de clé, clé de sol, clé de fa, on ne sait pas… Joseph se laisse porter, passe de vieilles lettres, expédiées de Suisse pendant la guerre, à un anneau perdu, puis au destin tragique de mémé Fontana, il pousse jusque chez l’épicier Pellegrini et sa fille Marie, n’hésitez pas à le suivre, vous irez de surprise en surprise.

De nos ombres n’est pas un roman choral, c’est une polyphonie. Les témoignages s’enchevêtrent et créent la mélodie, les mots-notes de l’auteur maintiennent l’harmonie. La musicalité du style berce et envoûte, séduit, émeut, réveille parfois d’un coup de cymbale avant de charmer à nouveau, toujours avec grâce légère et une infinie tendresse pour ses personnages. De ce ballet d’ombres auquel se mêlent Joseph et Mammò jaillira des vérités scellées, des révélations terribles expliquant ce don qui déstabilise l’adolescent.

En explorateur des âmes, Jean-Marc Graziani conte l’oncle François, ce veuf jamais remis de son deuil, et qui, malgré son épouse Anna, cherche encore la trace de l’aimée dans les corsages avoisinants, s'égare sous les jupes de passage. Il narre les sœurs Aurélie, l’aveugle clairvoyante, et Antonia, méchante comme la gale, Félix, le benêt du village, Auguste et sa mère abusive, tout un microcosme complexe à découvrir sans lâcher la main de Mammò. Dans ce récit, des images du passé voient, observent les vivants, les murs gardent les empreintes de celles et de ceux qui ne sont plus et attendent Joseph pour se délivrer du fardeau.

De nos ombres naît la lumière, vient la beauté de l’humanité préservée. Ces ombres parlent du courage des femmes qui souffrent et risquent leur vie pour la transmettre, de la douleur des hommes perdus, et aussi de ceux qui ont aussi osé affronter les pires dangers, elles sont le révélateur ultime de nos racines profondes. Ce superbe texte ne peut être que corse ; il est pourtant universel comme toute grande littérature, on assiste là, sans conteste, à la naissance d’un grand auteur. Dans le royaume étrange de Jean-Marc Graziani, tout sonne juste, tout est signifiant et nous parle. Il nous susurre ses secrets qui deviennent les nôtres, qui nous mettent à l’affût des messages laissés par ceux qui nous ont précédés et qui ont tant à nous dire.

Très beau roman polyphonique, puissant et tendre, envoûtant, un voyage poétique dans le tragique des secrets de famille...


Notice bio

Jean-Marc Graziani est né, vit et travaille en Corse. De nos ombres est son premier roman. Il est également un photographe de grand talent.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Richard Wagner - Tannhäuser - L’Or du Rhin, Charles Gounod - Faust, Jeanne Bos - Dans la Fumée...

À noter que Jacky Micaelli, l’interprète de Quellu Affissu Zifratu n’est pas la Jacky du roman, même si elle l’a inspirée, mais la tante de l’auteur qui m’a fait l’amitié de me signaler cet enregistrement. Ce titre n'est pas présent dans le texte.

Georges Bizet - Les Pêcheurs de Perles - Enrico Caruso

Gaetano Donizetti - Enrico Caruso - Una Furtiva Lagrima - L’Elisir d’Amore

Giuseppe Verdi - Mario Lanza - Othello

Jacky Micaelli - Jacques Fusina - Quellu Affissu Zifratu  (Léo Ferré - Louis Aragon)


DE NOS OMBRES - Jean-Marc Graziani - Éditions Joëlle Losfeld - collection Littérature française - 191 p. septembre 2020

photo : reflets de Bastia par Solea20 pour Visual Hunt

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