Chronique Livre :
DES LENDEMAINS QUI HANTENT de Alain Van Der Eecken

Publié par Psycho-Pat le 07/06/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
C’est la veille des vacances de Noël, au tournant de l’an 2000. Quelques jours plus tôt, l’Erika a fait naufrage au large de Penmarch, répandant une pâte bitumeuse sur les côtes de la Bretagne. À l’insu des instituts de météorologie, une gigantesque tempête se forme au large de Terre-Neuve et s’apprête à franchir l’Atlantique pour frapper l’Europe.
Martial, lui, se hâte de quitter le tribunal de grande instance de Souvré, où il travaille comme greffier. Il a promis d’aller chercher son fils à l’école. Lulu veut que ses copains voient la nouvelle voiture de son père, avec la roue de secours fixée sur la porte arrière. Il vient d’avoir sept ans.
Alors que les parents s’avancent dans la cour, on entend des pétards, une série d’explosions, peut-être des gamins qui fêtent le début des vacances ?
Lorsqu’une institutrice surgit et s’effondre, ensanglantée, Martial comprend. Au péril de sa vie, alors que la police entre très rapidement en action, il réussit à atteindre son fils et, croit-il, à le mettre en sécurité.
Son existence, en réalité, vient de basculer irrémédiablement.
L’extrait
« C’est une nuit sans sommeil. Martial Trévoux se décide à se lever. Les pieds nus sur le carrelage de la cuisine, une main sur la poignée du frigo, il tremble un peu. Dans quelques heures, il sera prêt, il en est sûr, tout à fait prêt.
Martial a eu plusieurs semaines pour se préparer, pour devenir cet homme qui a du mal à tenir la boîte de bière glacée qu’il plaque sur son front tant il tremble. Cette nuit, il lui semble l’avoir toujours connu.
Toujours commença dans l’après-midi du 17 décembre 1999, la veille des vacances de Noël. Martial avait promis d’aller chercher son fils à l’école. Lulu voulait que ses copains voient la voiture de son père, une Renault Scénic 4X4 toute neuve, avec la roue de secours fixée sur la porte arrière. Lucien venait d’avoir sept ans.
Martial s’était juste juré de ne pas être en retard. Il voulait se trouver au milieu des mères qui papotent. Il aimait être père, l’idée d’être père. Il avait trouvé à se garer pas très loin de la sortie, bien en vue.
Le concierge ouvrait la grille, les parents s’avançaient dans la cour, les gamins sortaient des bâtiments préfabriqués dont on avait annoncé la démolition vingt ans plus tôt.
Il y avait plus d’une centaine de mètres entre ces modules provisoires construits dans les années soixante-dix et la sortie. Ils étaient masqués par la silhouette du groupe scolaire Jean-Zay qu’on avait déposé là, après la guerre, au cœur d’un quartier bombardé, aujourd’hui bourgeoisement habité.
Les gosses, les grands, qui jaillissaient du vieux bâtiment avaient déjà retrouvé leurs parents. Il fallait cinq bonnes minutes aux petits pour venir de leurs « préfas » jusqu’à la grille, cinq minutes que Martial savourait. Lulu serait étonné de le voir déjà là, il avait envie de son sourire.
Il était 16h32 lorsqu’on entendit des pétards, une série d’explosions, peut-être des gamins qui fêtaient le début des vacances ? Il allait sans doute neiger, les gosses sont infernaux à l’approche de la neige. Cette fois c’était des cris, des petits cris, puis un hurlements et toujours ces pétards.
Les parents se regardaient. Quelques adultes s’avancèrent dans la cour. Martial suivait le mouvement. Ils s’approchèrent du bâtiment qu’il fallait contourner pour accéder aux préfabriqués. Un mur et un préau formaient une séparation entre la cour de l’école ancienne et celle de son extension. Un espace libre de trois mètres permettait la circulation entre les deux cours, c’est à cet endroit qu’apparut Mme Loti, institutrice au CP. Elle hurlait : « Appelez la police... Ils tirent sur les enfants. » Elle tomba à genoux, resta un instant immobile, fixant les parents et s’effondra. En chutant, son buste effectua une rotation, elle se reçut sur l’épaule et s’immobilisa le corps en chien de fusil. Le directeur de l’école et une mère d’élève se précipitèrent pour lui porter secours. » (p. 11-12)
L’avis de Quatre Sans Quatre
L’horreur. Absolue. Le pire du pire, voilà ce qui frappe Martial Trévoux le 17 décembre 1999. Greffier du juge Micoulon, il avait quitté tôt le palais de justice afin de tenir sa promesse d’aller chercher son fils Lucien, sept ans, à la sortie de l’école. Le gamin voulait montrer à ses copains la nouvelle voiture de son père, un 4X4 flambant neuf dont il était très fier. Tout se passe bien, Martial est même un peu en avance, suffisamment pour entendre les premières détonations, comprendre qu’il se passe quelque chose d’anormal en voyant la maîtresse de son fils s’effondrer dans la cour, prévenant les parents que des individus tirent sur les enfants.
Sans réfléchir, Trévoux s’élance vers les bâtiments, aperçoit la parka de Lulu, l’attrape et s’enfuit avec le gosse. Les gendarmes arrivent entre-temps, tuent les assaillants, tandis que Martial se rend compte que le garçon qui est face à lui n’est pas son fils. Il n’a pas sauvé le bon. Lucien, lui, passait peu de temps après, allongé sur un brancard, mort. Certes il est salué pour son courage, mais Lucile, son épouse, ne lui pardonne pas sa bévue et le repousse...
Quelques jours auparavant, l’Erika, sa marée noire, a recouvert l’océan et les plages d’un noir de deuil poisseux et toxique, le lendemain du drame, le ciel se charge de nuages annonçant une phénoménale tempête, tel un immense chagrin prêt à se déverser sur la Terre, comme pour se mettre au diapason de l’esprit de Martial qui perd pied. Sa famille vient de voler en éclat, les assassins de son fils ne seront jamais jugés puisque l’action en justice est éteinte par leur décès.
À partir de là, Trévoux bascule dans une autre dimension, change d’univers, consulte un psy qui lui prescrit des anxiolytiques, boit trop, se raccroche à Adèle, une marginale qui lui vient en aide alors qu’il fait un malaise. Celle-ci l’entraîne pour dîner chez un de ses amis, Régis, un étrange gastronome qui cuisine d’immondes plats à partir d’antiques recettes datant de l’empire romain. Paradoxalement, c’est dans cet univers décalé, dans lequel la magie, les croyances ancestrales tiennent une grande place, que Martial va retrouver la force de se poser les bonnes questions, celles qui vont lui permettre de refaire surface, ou, du moins, de ne pas sombrer corps et biens dans l’instant. Il va pouvoir de nouveau affronter la ville jonchée des débris de l’ouragan comme son propre esprit encombré des souvenirs de Lucien et de ses remords.
Les tireurs sont morts, deux adolescents sans lien direct avec l’école du gamin, mais des questions demeurent. La police n’ira pas plus loin, le dossier est clos, mais Trévoux, encouragé par son juge, questionne le commandant Achenbauer qui a mené l’intervention des forces de l’ordre dans les classes, et il ne le lâchera pas avant que celui-ci, touché par sa douleur, et intéressé par ses questions pertinentes (pourquoi Lucien ? Pourquoi cet établissement scolaire ?) ne décide de l’aider. Très officieusement, bien entendu.
Le flic et le père en deuil amassent des renseignements, des indices infimes, Lucile leur prête la main, Adèle également, à sa façon teintée d’irrationnelle, mais il en faut quand la logique semble bafouée par les faits. Le couple se revoit donc, sans pour autant renouer. Petit à petit se dégage ce qui pourrait être un début de piste, que Trévoux suivra en toute illégalité, il n’a plus rien à perdre. La tragédie vécue par le greffier semble avoir bouleversé les règles bien plus loin que dans son cercle familial. Le lecteur lui-même, pris aux tripes par l’atrocité de la situation ne peut à aucun moment lâcher la main de Trévoux.
Alain Van Der Eecken démonte un à un tous les mécanismes d’une enquête, en décrit tous les intervenants, la froideur, parfois, de la loi, et les petits arrangements, tant judiciaires que policiers qui peuvent exister. Car Martial Trévoux fait partie du cénacle, il est greffier, son juge d’instruction le guide, influe en sous-main sur le cours du dossier, Achenbauer dépasse, et de loin, les règles de procédure, un justiciable lambda n’aurait jamais eu toutes ces faveurs. On plonge alors dans les ressorts intimes du crime, les investigations, hasardeuses et sans nuances, de Martial mettent au jour les parts sombres de chacun, les failles qui, en s’additionnant, génèrent les monstres tueurs d’enfant.
L’intrigue est forte de ses personnages, de leurs interactions et de leur psychologie soigneusement disséquée, elle passionne par les mille détails de la machine policière et judiciaire mise en marche dans ce type d’affaire, et Alain Van Der Eecken sait aussi bien raconter l’intime que l’atmosphère générale, le décor que les sentiments des protagonistes.
Superbe roman noir, étonnant par biens des aspects, original dans sa narration. Un homme, confronté à la perte de son enfant, se débattant dans les rouages de la procédure judiciaire et policière afin d’arracher la vérité...
Notice bio
Né en 1952 à Provins (Seine-et-Marne), attaché à l’Auvergne où il a passé sa jeunesse, Alain Van Der Eecken vit à Bruxelles. Après une carrière de journaliste en France et en Belgique, il se consacre désormais à l’écriture. Son premier roman, De si vieux ennemis, est paru en 2016 dans la collection Rouergue noir.
La musique du livre
Charlie Mingus - Tijuana gift shop
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DES LENDEMAINS QUI HANTENT – Alain van der Eecken – Éditions du Rouergue – collection Rouergue Noir – 292 p. juin 2020
photo : Dexmac pour Pixabay