Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
EGOTRIP de Germán Maggiori

Chronique Livre : EGOTRIP de Germán Maggiori sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

« La défaite se combat à coup de défaite, jusqu’à ce qu’elle apparaisse, dans sa persistance, comme la seule forme réelle de la victoire. »

Drogué, alcoolique, ne supportant plus son emploi minable et les harcèlements de son ex-femme, le poète Edgardo Caprano décide de fuir Buenos Aires pour gagner le sud de l’Argentine.

Dans cette pampa peuplée de marginaux hauts en couleur, il va croiser des héroïnomanes demeurés, un pilote du Paris Dakar et quelques autres spécimens de la marge argentine à qui il prêtera sa voix pour raconter ces existences chaotiques, ces parcours de vie tragi-comiques.

Edgardo finira son étrange périple comme otage-esclave volontaire d’une ancienne nazie. Et ce n’est qu’arrivé au bout de cette route infernale qu’il découvrira le vrai sens de sa vie.


L’extrait

« Nous vivons à l’ère du vertige. Les jobs partent en sucette à la vitesse de la lumière. Dès le troisième jour, j’ai compris que je devais me tirer au plus vite ; au bout de trois mois, j’ai compris qu’il n’y avait plus moyen de m’enfuir. Ma femme m’avait foutu à la porte, elle gardait ma fille, sortait avec une armoire à glace et était elle-même en passe d’en devenir une. J’ai emménagé au fin fond de la périphérie de Buenos Aires, dans une maison que mes oncles avaient laissée pour aller s’installer à Barcelone avec leurs enfants. Vie en euros, Ancien Monde. Ils me passent un coup de fil une fois par mois pour s’assurer que je suis toujours en vie, qu’ils n’ont pas besoin d’un autre gardien. Je mets maintenant trois heures pour aller au boulot et quand j’arrive, je dois faire face, huit heures durant, à un défilé de proches de malades en phase terminale auxquels je suis contraint d’annoncer que l’établissement ne paiera pas la nouvelle hospitalisation, ou le tout nouveau traitement oncologique qui pourrait les guérir, ou leur nouvelle prothèse de hanche, qu’il ne prendra même pas en charge un putain de peso de leurs poches de colostomie pleines de merde. Je suis un oiseau de mauvais augure, ce que, dans le milieu, on appelle un corbeau. Je suis là pour rappeler aux adhérents les limites des contrats qu’ils ont signés, leur lire les clauses inscrites en petits caractères, celles auxquelles ils n’avaient pas fait attention. Je suis celui qui doit affronter la souffrance, les larmes, les insultes, la résignation, et je dois faire ça avec une gueule de circonstance, impliqué dans mon job tout en tenant compte du moment difficile que mon interlocuteur est en train de traverser. C’est ce qu’ils avaient demandé, ce pour quoi j’avais été embauché : pour mon excellent niveau de communication, mon attitude proactive et dynamique. Fils de pute !
Je suis allé voir une voyante il y a peu. La femme recevait en robe de chambre et en pantoufles dans un appart des tours de Temperley. Elle m’a tiré les cartes sur une table basse : tout faux. Elle a lu dans le marc de café : rien d’intéressant. Les runes sont passées sans tambour ni trompette. J’en ai eu marre, je lui ai payé la « consultation » et, avant que je quitte l’appart, elle m’a fait :
- Ton problème, c’est que tu es plein de mauvaises ondes. » (p. 24-25)


L’avis de Quatre Sans Quatre

« Paf ! Tu viens de rencontrer l’amour de ta vie : toi-même ! »

Buenos Aires. Edgardo Caparano, poète en perpétuel manque de fonds, vient de changer de travail sous la pression de son ex-femme, vivant avec un accroc aux haltères, préférant manifestement un culturiste à un acteur culturel tel que lui. Il a toujours du retard dans le versement de la pension alimentaire et Patricia, en plus de l’insulter à chaque coup de fil, le menace de ne plus accepter qu’il prenne Mimi, leur fillette, en week-end. Désormais, le nouveau job d’Edgardo consiste à expliquer aux clients de la mutuelle de santé qui l’emploie pourquoi les frais liés à leurs pathologies ne seront pas pris en charge par l’assurance qu’ils ont eu l’imprudence de signer et de payer. Cher. Omettant de lire, bien évidemment, les très petits caractères en bas des pages du contrat invisibles même avec l’aide d’une loupe. Un bon boulot pour se sentir immonde et commencer à se poser de sérieuses questions sur une société capable de générer des arnaques légales de cette nature. Un bon boulot également pour justifier une consommation excessive de téquila, whisky et drogues diverses, le dégoût de soi-même appelle l’oubli...

« La drogue n’aidait pas, la drogue ne t’aide jamais, enfin si, elle t’aide à voir tout ce que tu ne voudrais pas voir chez toi, en même temps qu’elle te met à nu, t’avilit. »

Le hasard, et quelques arrangements avec la prise en charge d’un vieil homme, lui permettent de devenir propriétaire d’une Rural Falcon modèle 69, qui va vite devenir son domicile. Ce qui tombe plutôt bien puisqu’il est contraint de quitter précipitamment la capitale, suite à une arnaque qui pourrait lui valoir quelques ennuis. Perpétuellement dans un état second, plus rien n’allait vraiment de toute façon, même le sexe devenait cauchemardesque. Et puis Patricia, son ex est partie au Brésil, avec Mimi et son nouveau mec pour une tournée des concours de Monsieur Muscle. Edgardo décide de filer plein sud, à travers la pampa, peut-être histoire de parvenir au bout du monde avant que le monde ne vienne à bout de lui. Edgardo, au cours d’une énième cuite perd deux incisives dans une chute, il se métamorphose, prend l’apparence de ceux qu’il va désormais côtoyer.

En onze cahiers et quelques papiers épars, écrits à la première personne, apparemment recueillis par Germán Maggiori, une manière de journal personnel de Caparano, on assiste à une lente descente hallucinée aux enfers, parsemée de rencontres parfois cuisantes, parfois réconfortantes, jamais anodines. Chaque personnage est une étape, un échelon qui, bien entendu, peut tout autant servir à monter qu’à descendre.

Peu à peu, le poète découvre une autre société, parcourue par ceux qui ont volontairement quitté celle qu’il a fui, ou qui en ont été exclus. L’écriture enfiévrée, talentueuse, torrentueuse de Maggiori vous aspire et vous entraîne sur le même chemin initiatique qu’Edgardo. En compagnie de Roque, le hippie céleste, d’Aguilar, l’Indien ayant perdu toute trace de sa culture, ou de Mirko Heilhecker, l’ancien motard, ex-concurrent du Paris-Dakar sud-américain, esquinté et aussi dingue que le reste de la galerie d’autres paumés, Caparano va intégrer, au terme de son voyage, une communauté nazie, tenue d’une main de fer par Tante Greta, qui le fera travailler en esclave dévoué dans sa scierie un peu particulière...

Caparano, c’est le Sal Paradise de Kerouac en plein bad trip dans la pampa, parti seul, sans savoir réellement ce qu’il peut bien chercher dans ces contrées abandonnées. Les cuites succèdent aux défonces, et Edgardo ira réellement se chercher au bout de sa nuit, jusque dans ses ultimes limites, afin de pouvoir remonter à la surface en sachant enfin pourquoi il vit. La description faite par Maggiori de la société argentine - la nôtre - est féroce, crue, et drôle. La transe continue de son Edgardo lui donne accès à une conscience aiguë, une lucidité impitoyable produisant des vérités déprimantes. Sans jamais pour autant perdre son sens de l’humour, souvent noir, mais l’on rit beaucoup tout au long du livre.

Egotrip ou le formidable roman halluciné d’une descente aux enfers, le voyage d’un poète en mal de raison de vivre. Alcool, drogues, rencontres pittoresques de paumés au cours d’une traversée dantesque de l’Argentine...


Notice bio

Germán Maggiori est né à Lomas de Zamora (Province de Buenos Aires) en 1971. Il est l’auteur, notamment, de Entre hommes récompensé par le premier prix du Concours La Resistencia/Alfaguara, réalisé au Mexique et Apocalypse Gaucho. Egotrip est son troisième roman traduit en français.


La musique du livre

Calamaro et André Cabas - Lo que dejamos atras

Soda Stereo - De Musica Ligera

James Brown - It's A Man's Man's Man's World

Gil Scott-Heron - The Bottle

Curtis Mayfield - Pusherman

Rush - Working Man


EGOTRIP - Germán Maggiori - Éditions Inculte - 375 p. janvier 2021
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Nelly Guicherd

photo : mate et guitare gaucho - mrtprodutora pour Pixabay

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