Chronique Livre :
ELLE LUI BÂTIRA UNE VILLE de Raj Kamal Jha

Publié par Dance Flore le 16/10/2016
photo : Pixabay
Raj Kamal Jha est né en 1966, il a déjà publié Et les morts nous abandonnent chez Actes Sud, en 2008. Il est directeur de la rédaction du grand quotidien The Indian Express après avoir travaillé pour le Los Angeles Times et le Washington Post.
Comment dire ...
Il s'agit d'un récit très inhabituel parce qu'il mêle fantastique et réalisme, intriquant plusieurs histoires dans des chapitres courts aux titres explicites et apparemment sans lien. Les personnages sont tous happés par une histoire personnelle dense, tragique dans sa banalité ou son mystère. Peu ou pas de liens entre eux, sauf la tragédie personnelle qui frappe dans tous les recoins de la psyche humaine. Un condensé de la société indienne dans sa complexité et sa diversité. Autour d'eux, dans la chaleur et la misère, la ville, déesse impassible jamais rassasiée.
Un petit aperçu, pour goûter :
« Il aime la poésie, il n'aime pas l'humidité, il n'aime pas les gouttelettes ou les éclaboussures. Ni couteau, ni corde épaisse, ni barre de fer, armes les plus populaires des meurtres qui défraient la chronique dans cette ville. Celui d'Aarushi, l'écolière ; de Gurpreet et Jasmeen, une mère et sa fille ; de Laurent, le touriste français ; de l'Afghane Paimana et du couple âgé de Grand Kailash I, la plupart poignardés, entaillés en de nombreux endroits du corps. Ou étranglés, tabassés. Pas pour lui tout ça, il sait que ses bras sont trop faibles, et même s'il parvenait à trouver la force de frapper, il est peu probable qu'il tuerait du premier coup, ce qui veut dire qu'il devrait continuer à frapper, et donc à maculer et à tacher de plus grandes zones. A provoquer un cri, qui sait ? Il y a 29468 personnes au kilomètre carré dans cette ville (recensement de 2011), et le double d'oreilles.
Quelqu'un l'entendrait, c'est certain.
Il pourrait utiliser un revolver avec un silencieux, vite fait bien fait. Comme dans les films qu'il a vus et les livres qu'il a lus. Meurtre à Echo Park, Los Angeles, enveloppée de brume, pluie dégoulinante sur les vitres des voitures. Un parc à Asker, près d'Oslo, une femme politique trouvée au fond d'une piscine vide, une balle de tennis blanche enfoncée au fond de la gorge. Mais ce sont des faits, pas de la fiction.
Il y a vingt millions de corps dans cette ville, sans compter la chaleur.
Chacun de ces corps ramolli, chauffé tout au long de la journée dans la marinade de sa sueur et de ses odeurs, huile capillaire, poussière soulevée par les pelleteuses, les bétonnières, les bulldozers, les camions à,ordure avec leur va-et-vient incessant. Nouvelle station de métro, nouveau toboggan, nouveau complexe immobilier, nouveau centre commercial, nouvelle rue, New City. Où tout le monde se frotte contre vous, si près qu'on entend le sang couler dans leurs veines ; la peau se hérisser, les cœurs pomper. » (pages 14 et 15)
Ce que j'en pense, moi :
Un texte étrange, très étrange. Des mélopées qui s'enchevêtrent, des destins qui se frôlent, des images qui se forment, certaines réelles, d'autres rêvées. Peut-être. Qui sait. Le vrai et le faux n'ont pas cours ici, peu importe. Laissez-vous faire, abandonnez toute résistance rationnelle et appréciez l'univers onirique et tragique de ces histoires.
Chacun des personnages trace un aspect de la ville, une strate : la vie des immensément riches, dans leurs appartements de quinze pièces d'un complexe de luxe, côtoie celle des humbles, cueilleurs de chenilles dans les arbres du complexe, vieux conducteurs de rickshaws harassés, baby-sitters de dix ans seulement, mendiants. C'est une de ces villes surpeuplées où cohabitent, dans la chaleur et la poussière, 20 millions d'êtres disparates que rien ne lie entre eux, ni solidarité ni communauté de pensées ou d'espoirs. Une ville tragique et belle, mystérieuse et lourde de sa vie invisible, de ses rêves et de ses désirs.
Chaque personnage est l'occasion d'une histoire, tragique et naviguant à la lisière du fantastique. Les récits s'entrecroisent comme s'entrecroisent les habitants de la ville. Certains ont des noms, d'autres non et sont réduits à des appellations génériques comme Femme, Fille au Ballon, Homme. Réalité et fantasmes se mêlent sans qu'il soit possible de distinguer l'une de l'autre.
Une femme dont on ne saura rien dépose un nouveau-né devant un orphelinat. Seule une chienne des rues, Bhow, sera le témoin de cet abandon. C'est un garçonnet, joie et bonheur, car les filles sont tellement moins précieuses. D'ailleurs il n'y en a que deux, des garçons, dont un qui est trisomique et affligé de telles pathologies qu'on ne lui donne que deux ans à vivre. Contre toute attente, c'est justement celui-là qui sera choisi pour être adopté par une star de la télé, parce que dans ce monde délétère, ce qui importe c'est l'image qu'on donne et rien d'autre ne compte. La vie humaine aux enchères cathodiques.
Une femme retrouve sa fille qui ne lui avait pas donné de nouvelles depuis des années. Elle revient, mais les liens tissés dans l'enfance sont définitivement effilochés puisque la mère a osé aimer un autre homme après la mort de son mari.
Elle revient maintenant vers sa mère parce qu'elle a des ennuis, parce qu'elle a besoin de tendresse et de protection. Entre les souvenirs de la mère émerge celui de la femme de quatre mètres de haut, une femme imaginaire que voyait la petite fille, il y a longtemps, quand elle se sentait encore proche de sa mère, encore aimée inconditionnellement par elle, quand elle pouvait recevoir les caresses et les marques d'affection sans défiance.
Un homme très riche a envie de commettre un meurtre, la ville regorge de gens dont la disparition sera à peine perceptible, il n'y a qu'à se décider.
Chaque personnage est face à un moment crucial de sa vie, un moment de bouleversement total et irrémédiable. Nous ne saurons rien de leur devenir, tout est possible, tout est sans cesse en mouvement.
Kalyani Das est une jeune femme qui veut devenir infirmière et faire carrière aux Etats-Unis. Elle est prête à tous les sacrifices pour ça. Elle travaille dur et étudie encore plus dur dès qu'elle a un moment de libre. Issue d'une famille nombreuse et pauvre dans laquelle chacun, même à dix ans, travaille, elle peine à se payer sa formation. Elle veille sur l'orphelin. Ses plans sont contrecarrés par la maladie. Elle a la tuberculose et doit être soignée et alimentée correctement, une ruine pour sa famille dont les membres dont unis, tendres, soudés. Ils vivent tous dans la même pièce et se racontent leur journée de travail chacun son tour chaque soir, façon poétique de partager un quotidien réinventé, qui raconte les petits détails passés inaperçus. Un jeune médecin est amoureux d'elle mais elle a honte de la disparité sociale entre eux. Il ne se passera rien.
L'homme très riche se mêle aux habitants de la ville dans le métro et cherche une proie à tuer. Pourquoi, on ne sait. Il a juste très envie de tuer. Il emmène chez lui une femme pauvre et sa fille, la Fille aux Ballons et leur offre une nuit chez lui, dans cet appartement gigantesque qu'il a partagé avec une femme. Mais elle est partie. Ou elle est morte. La fillette ne cesse de le hanter, dans une sorte de rêve, de délire, d'hallucination, il se voit avec elle voler au-dessus de la ville. Heureux. Le besoin de tuer le torture. On retrouve la fillette et sa mère mortes, le lendemain. Est-ce lui qui les a tuées ? Le crime a-t-il d'ailleurs vraiment eu lieu ? Nous ne sommes jamais sûrs de rien. Il en va de même pour cet enfant abandonné. Il existe, il est veillé par Kalyani, il est beau et serein mais un jour il s'échappe, aidé par Bhow, la chienne des rues. Il va rejoindre une communauté d'exilés, d'outsiders, de marginaux, ceux qui ne se meuvent que la nuit. Quand on les voit pas, ils investissent secrètement l'immense centre commercial de la ville, et le cinéma désert. Le temple du capitalisme servant de cache aux plus démunis, ça commence à avoir du sens.
« Ne gâche pas tes larmes, petit homme, dit Aunty, et retiens bien la leçon : dans cette ville, ne pleure pas si personne ne regarde. »
La ville est l'autre personnage du roman, un personnage muet mais omniprésent. Elle est immense, âpre avec les pauvres, glacée avec les riches dont la seule gloire est de posséder un logis. Elle est mouvante, elle s'étend anarchiquement, toujours un peu plus loin. Elle évince tous ceux qui se mettent en travers de son chemin comme ces fermiers contraints de vendre leurs terres dont le fils, mort à la suite de sa grève de la faim, se réincarne en cafard monstrueux précisément sur ses anciennes terres devenues complexe pour rupins sans âme mais avec piscine.
Ceux qui se rebellent et manifestent en bloquant une des routes principales parce qu'ils n'ont plus ni eau ni électricité se font refouler à coups de canon à eau. La ville est à la fois immense, haute, remplie de tours gigantesques et, en même temps, refuge des sans rien, des tout petits qui n'ont rien d'autre à offrir que le spectacle de leur bébé affamé ou de leurs corps difformes, comme cet homme-tronc qui propose montrer comment il pisse et baise en échange de quelques pièces, quand le feu est au rouge.
Une histoire d'enfant qui vole au-dessus de la ville et de femmes de quatre mètres de haut comme figures tutélaires, de cafard géant qui se venge, de bébé qui s'échappe et de chienne qui parle et veille sur lui : finalement, ça me va bien. Et vous ?
Pas de musique mais 20 millions d'êtres humains, ça doit faire pas mal de bruit, non ?
ELLE LUI BÂTIRA UNE VILLE - Raj Kamal Jha - Actes Sud - 412 p. octobre 2016
traduit de l'anglais (Inde) par Eric Auzoux