Chronique Livre :
ENTRE DEUX MONDES d'Olivier Norek

Publié par Psycho-Pat le 03/10/2017
Le pitch
Fuyant un régime sanguinaire et un pays en guerre, Adam a envoyé sa femme Nora et sa fille Maya à six mille kilomètres de là, dans un endroit où elles devraient l'attendre en sécurité. Il les rejoindra bientôt, et ils organiseront leur avenir.
Mais arrivé là-bas, il ne les trouve pas. Ce qu'il découvre, en revanche, c'est un monde entre deux mondes pour damnés de la Terre entre deux vies. Dans cet univers sans loi, aucune police n'ose mettre les pieds.
Un assassin va profiter de cette situation.
Dès le premier crime, Adam décide d'intervenir. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est flic, et que face à l'espoir qui s'amenuise de revoir un jour Nora et Maya, cette enquête est le seul moyen pour lui de ne pas devenir fou.
Bastien est un policier français. Il connaît cette zone de non-droit et les terreurs qu'elle engendre. Mais lorsque Adam, ce flic étranger, lui demande son aide, le temps est venu pour lui d'ouvrir les yeux sur la réalité et de faire un choix, quitte à se mettre en danger.
L'extrait
« Quelque part en Méditerranée
La main sur la poignée d’accélération, il profita du bruit du vieux moteur pour y cacher sa phrase sans créer d’incident ou de panique.
- Jette-la par-dessus bord.
- Maintenant ?
- On s’en débarrassera plus facilement au milieu de la mer que sur une aire de parking. Elle tousse depuis le départ. Pas question de se faire repérer une fois qu’on les aura collés dans les camions en Italie.
Dans l'embarcation, deux cent soixante-treize migrants. ge, sexes, provenances, couleurs confondus. Ballotés, trempés, frigorifiés, terrorisés.
- Je ne crois pas que je peux y arriver. Fais-le, toi.
Un soupir d’agacement. Pas plus. L’autre abandonne la barre pour se diriger, résolu, vers la femme qui se cachait au fond. Il bouscula les passagers sans considération. À son approche, la femme resserra son étreinte sur le corps qu’elle protégeait entre ses bras, posa fermement la main sur la petite bouche froide, pria pour qu’elle cesse de tousser. Apeurée, l’enfant laissa échapper son lapin violet en peluche élimée que l’homme écrasa sous le poids de son pied sans même le remarquer. Il s’adressa à la mère.
- Ta petite. Tu dois la jeter. » (p. 9-10)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Calais. La Jungle. Un bidonville de toile, de tôles et de bâches plastiques. Des êtres humains coincés là pour de multiples raisons, entre un futur inaccessible et un passé qu'ils ont fui. Ils sont Soudanais, Afghans, Syriens, Français, réfugiés ou flics, bloqués sur ce bout de terre. Un espace entre ciel, mer et forêt, nauséabond, putride, une zone de non-droits si ce n’est celui du plus fort. Si la loi définit une nation, alors ce n’est pas un morceau de France, ni d’aucun autre pays, le droit ne s’y applique pas. On constat à l'extérieur, on n’y enquête pas. S’il y a assassinat, les No borders - activistes altermondialistes militant pour la liberté totale de circulation - traînent les corps dès l’aube à l’orée du camp, les services idoines les ramassent et l’affaire est entendue.
Ajoutez des humanitaires débordés faisant ce qu’ils peuvent pour organiser ce bordel infernal, quelques islamistes, des agences de renseignements, plus une population locale exaspérée par la baisse de la valeur de leurs biens immobiliers et la fermeture des commerces due à la fuite des touristes. Les Anglais sont toujours prompts à déléguer la gestion de la misère aux autres, mais pas à venir la contempler sur place. Depuis les accords du Touquet, ils font un gros chèque à la France pour déplacer la frontière de leur île de Douvres à Calais, le reste, ils s’en lavent les mains.
Le jour, tout se passe apparemment dans le calme, quelques petits commerces sont apparus, chacun vaque à ses trafics, prépare son passage clandestin et s’occupe de se nourrir. La nuit est un rituel bien huilé. Les réfugiés tentent de créer des barrages pour bloquer les camions, s’introduire dans les cargaisons et passer en Angleterre, les policiers, les douaniers et la DDE essaient de les en empêcher par tous les moyens. Pas d'interpellation, pas de mise en examen, l’administration a amputé sa police de toutes ses prérogatives. Seuls les CRS peuvent de temps en temps pénétrer en force, casser et gazer, pas chercher à savoir, surtout pas. Le cirque potentiellement mortel se termine avec l'aube, chacun rentre chez soi jusqu’au crépuscule suivant. Sans rancune. Suffit de ramasser encore une fois ceux qui n’ont pas su éviter les roues d’un poids lourds. Quelques corps de plus à la fosse commune. Show must go on.
C’est dans ce décor à la Jérôme Bosch qu’Olivier Norek place l’action de son dernier polar. Exit, pour l’instant, Victor Coste, son capitaine de police récurrent, bonjour Bastien Miller, fraîchement arrivé de Bordeaux avec Manon, son épouse, et Jade, sa fille adolescente. Muté à sa demande pour permettre à Manon de revenir près de sa mère et, peut-être, se remettre d’une dépression sévère consécutive au décès de son père. Il va y découvrir la réalité infiniment complexe du lieu, l’impuissance de ses collègues coincés ici par le refus de l’administration de toute demande de mutation puisque personne ne voudra remplacer le policier parti. Calais terminus est la ville dont on part plus, que l’on soit flic ou migrant, un infra-monde qui digère peu à peu les arrivants. Comme Adam Sarkis, un Syrien, membre de la résistance, ex capitaine, qui devait retrouver son épouse et sa fille au camp, les cherche, les espère comme on espère Godot chez Beckett, dans l’absurde et la déraison.
Adam et Bastien, deux flics, à le recherche de leurs familles, des êtres paumés, blessés. Des pères en mal d’enfant et d’épouse, des chasseurs dans l’âme réunis par deux crimes venant d’être commis dans la Jungle. Manon fuit Bastien, s'abrutit d’anxiolytiques, il ne sait pas trop comment communiquer avec Jade qui n'est plus une petite fille. Nora, l'épouse d'Adam, et Maya, sa fille, ne sont pas au rendez-vous de Calais, disparues ou retenues quelque part entre la Libye et le camp. Certes leurs situations sont très dissemblables mais leur désarroi est commun, ils sont venus ici pour retrouver leurs proches, renouer des liens que des événements ont distendu ou rompu. Dans la sauvagerie environnante, ils vont s’unir parce que c’est la seule chose à faire lorsque tous les repères ont explosé.
Dans un tel environnement, pour occuper des hommes depuis des mois loin des leurs, il n’y a que le jeu, la bouffe et le sexe. La nourriture n'est pas vraiment un problème, les ONG s'en charge bien, les jeux de cartes ou de dés autour de théière fumante fleurissent dans chaque groupe réunissant les individus de même nationalité. Les femmes étant confinées dans un lieu sécurisé par les humanitaires, ne reste à abuser que les jeunes garçons errants, à la merci des plus forts. Adam va en sauver un des pattes du clan afghan. Un petit Soudanais, muet, qui va aussitôt s’attacher à lui, pratiquement au sens littéral du terme.
Kilani ne quittera plus l’ombre du policier syrien. Pour ne pas devenir fou à attendre des nouvelles de sa femme et de sa fille, Sarkis enquête sur les deux meurtres commis dans l’enceinte du camp et va collaborer officieusement avec Bastien. Le roman raconte ces enquêtes parallèles, il narre également l’impuissance des policiers, leur abandon par les pouvoirs publics face à la situation ingérable, la sauvagerie des passeurs, la vulnérabilité des plus faibles face à la barbarie ordinaire, et puis bien sûr, la difficile survie du Syrien dans la Jungle, la parano qui s’installe, ses alliances et ses combats pour vivre un jour de plus et attendre sa famille.
Le récit est cru, violent, il claque à la tronche du lecteur sans prévenir, sans fioriture ni cavalerie qui sauve le gentil à la fin. Il montre ce qui se dissimule sous les apparences, les vérités tues parce que dérangeantes, les douleurs innommables parce que les mots ne suffisent jamais à traduire la puissance d’un désespoir absolu. Il dévoile, par exemple, des hommes de la BAC, sisyphes épuisés par les nuits de vaines luttes, obligés de cacher sous le cynisme leur amertume, il met à nu quelques préjugés absurdes de notre société manichéenne. Olivier Norek semble parfois parti sur quelques paragraphes d’une histoire sucrée afin de mieux vous surprendre ensuite, la friandise recèle un acide qui vous brûle jusqu'à la moelle. Il sait faire naître l’empathie, la compassion, pour mieux surprendre quand on ne s'y attend plus en révélant une facette étourdissante du personnage. En filigrane, il démonte les rouages de situations humanitaires - à Calais ou dans les pays d’origine des migrants – telles que quelques larmes ne parviendront pas à y remédier tant que la volonté politique ne sera pas au rendez-vous. Ceux qui sont parvenus au bout de milliers de kilomètres dans ce camp savent tout de la saloperie humaine, ils l'ont contemplé dans les yeux et éprouvé dans leur chair.
Plusieurs intrigues se mêlent, s’intriquent, menées par une galerie de personnages époustouflante de réalisme, aucun temps mort du début à la toute dernière ligne, la tension est constante, le bluff permanent, on tombe allègrement dans tous les pièges semés habilementpar l’auteur pour souligner son propos sur le mirage des vérités toute faites, des “yaka” et “faukon” simplistes.
Pas de doute, c’est du Norek, il balance comme personne du réel comme une poignée de sable dans les yeux, sauf que vous devriez y voir plus clair ensuite, même si ça pique. Manifestement, l'auteur n'est pas là pour faire la danseuse et épargner les faux-culs et les discours officiels. Une écriture efficace, vive, habile, de l’action à revendre, du suspense comme s’il en pleuvait, et le cambouis du terrain dans chaque mot, dans chaque description.
Le lecteur suit Adam, Bastien, Kilani, Ousmane, l’Ombre, tous pris au piège de Calais. Auparavant il effectue un long périple depuis la Syrie en compagnie de Nora et Maya, épuisant émotionnellement. La première partie passée, vous êtes dans les mêmes conditions de stress que les migrants qui débarquent dans l’espoir de rejoindre Youké (United Kingdom) par les ferries. Vous reste à affronter la vie au camp et les enquêtes, à avaler les vérités amères, à vous perdre dans le dédale des tentes et abris de fortune, à surveiller sans cesse vos arrières. Vous êtes Entre deux mondes.
Aussi tendu que Territoires, aussi puissant que Surtension, ce roman est, à mon avis, le meilleur d’Olivier Norek, le plus abouti, le plus dérangeant. Un de ces polars qui fait honneur au genre.
Notice bio
Olivier Norek, lieutenant de police à la section enquêtes de recherches du SDPJ 93 depuis dix-sept ans, auteur de Code 93, Territoires et Surtensions, trois polars largement salués par la critique et le public. Surtensions a remporté Le Prix Le Point du polar européen en 2016.
La musique du livre
Idir - A Vava Inouva
Gary Jules – Mad World
ENTRE DEUX MONDES – Olivier Norek – Michel Lafon – 409 p. octobre 2017
photo : Jungle de Calais (Wikipédia)