Chronique Livre :
ENTRE HOMMES de German Maggiori

Publié par Psycho-Pat le 11/03/2016
Le pitch
Un sénateur, un juge et un banquier ne sont pas réunis pour parler des complexes affaires du monde dans un luxueux appartement de Buenos Aires. Pas du tout. Ils attendent deux travelos et une pute pour commencer réellement à s'amuser. Une petite orgie très privée entre gens de bonne compagnie. Pas de bol, la jeune prostituée clamse d'une overdose de poudre, le métier n'épargne pas les problèmes de cœur. Ça panique sévère dans l'élite politico-juridico-financière qui ne sait pas encore que tous ces petits jeux ont été filmés, certainement pas pour la postérité mais dans un but beaucoup moins avouable que l'édification des masses populaires.
Le commissaire Diana, affectueusement et fort judicieusement surnommé le Boucher, charge ses deux meilleurs hommes, le Timbré et le Monstre - oui, oui - ce sont des policiers, de retrouver l'enregistrement dans la jungle folle de la cité tentaculaire en décomposition avancée. Le Timbré connaît par cœur le code de procédure pénale, totalement obsessionnel, le Monstre, un ancien tortionnaire de la junte militaire, a mis beaucoup de cœur à l'ouvrage pour éradiquer la vermine communiste de ce beau pays catholique.
Comme cette affaire ne pouvait pas être aussi simple qu'une partie de gendarmes et voleurs, une bande de jeunes toxicos très très allumés et des braqueurs dingues, la Mouche et le Gaucher, prêts à tout pour un gros coup, vont s'empêtrer dans cette histoire poisseuse qui avale tous ceux qui l'approchent...
L'extrait
« Les policiers grimpèrent dans le premier véhicule qu'ils trouvèrent à la porte de la Division, la Falcon blanche. Garmendia prit sa place au volant, sortit la flasque de la poche de son blouson de cuir et s'envoya une gorgée. Almada prit le guide Filcar dans la boîte à gants et chercha l'adresse de l'Oiseau Bustos indiquée sur les photocopies agrafées à la photo.
- C'est à La Boca, prenez cette avenue et mettez la sirène, ordonna-t-il tout en sortant son pilulier en argent pour avaler deux Valium sec.
Ils étaient perturbés. Le Monstre vida sa flasque d'un trait et se sniffa quelques traces de cocaïne sur le revers de la main. Le Timbré remuait les lèvres, il récitait à voix basse une rafale d'articles en même temps qu'il vérifiait le parfait état de son Browning FM de service. Des interférences continuelles se glissaient à travers l'émetteur de la Falcon. Des voix de CB amateur, des conversations de téléphonie mobile et même quelques radios locales venaient se mêler aux demandes d'interventions de divers commissariats. Au milieu de ce concert de voix, on entendit la voix de Gardel qui chantait Por Una Cabeza. Garmendia le Monstre essaya de siffler la mélodie mais la drogue l'avait laissé sans salive et sa langue lui collait aux lèvres. Malgré les effets indésirables, la cocaïne restait la seule substance qui l'aidait à maintenir un semblant de stabilité, qui lui permettait de raisonner quand les événements le dépassaient et l'aidait à garder ses esprits, faisant barrage à la bête féroce qui gouvernait ses émotions instables. Garmendia était un fou qui évoluait aux bords de la raison. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
Quand on voit les flics qui peuplent ce bouquin magnifique, on se demande pourquoi l'Argentine a besoin de truands ? La différence est bien mince, si ce n'est, peut-être, que les policiers peuvent se permettre de tabasser les gens en plein jour dans la rue sans soulever la moindre réaction. Mieux vaut éviter d'être dans leur viseur. L'enquête du Monstre et du Timbré est un défi à l'équilibre mental de tout individu normalement constitué. Ils vont devoir tout d'abord louvoyer entre les multiples agences, plus ou moins officielles, policières et de renseignement militaire ou gouvernementales qui aimeraient récupérer les images de la petite sauterie. Il est même possible que ce soit l'une d'elles qui a organisé le tournage en sous-traitant avec des truands.
Entre Hommes attaque pied au plancher et ne faiblit pas une seconde avant la dernière page. Les multiples pièces du puzzle se développent indépendamment les unes des autres, dans des mondes séparés qui s'ignorent. Pas un pour relever l'autre cependant, ils sont imbibés des glaviots de la réalité, de la sanie ambiante, d'amoralité totale et d'une philosophie de fuite en avant dopée à la cocaïne mal coupée. Une fois entré dans la spirale du roman, on est pris par la frénésie, l'urgence absolue toujours présente, la parano, les voix qui résonnent parfois dans les têtes. C'est un récit qui s'avale le souffle court, abruti par la violence et la folie qui en suinte, saoulé par l'horreur qui en devient banale.
Écrit au couteau, des entailles de sang vif qui surgissent, des portraits sanglants, taillés au fil tranchant de la vie des bas-fonds d'où l'on n'aperçoit jamais la surface. À peine quelques allusions fugaces au monde des travailleurs et des gens quotidiens, l'affaire se déroule en profondeur, dans la noirceur, entre hommes qui connaissent la règle capitale : tuer le premier, il n'y a pas de seconde chance.
Maggiori remet sur le tapis la grande question du destin. De l'inéluctabilité de celui-ci, tant les hommes qui habitent ce polar ne semblent, à aucun moment, aptes à éviter les gouffres béants juste devant leurs pas. Ils s'agitent, s'ébrouent, échafaudent, s'illusionnent, bâtissent des plans raffinés, des résolutions définitives, ne tenant même pas le temps de les formuler, mais trébuchent systématiquement sur les embûches innombrables. Un monde d'hommes, de tous les hommes, une absence totale de femmes, elles n'y ont pas de place autre que mères ou putes, et encore, soit elles meurent vite, soit elles sont suppôts du Diable, enfin rien qui puissent sauver les gauchos dingues qui courent après leur queue.
Ce polar sue l'Argentine par tous les pores. Son passé peuplé de suppliciés et de tortionnaires, la crise financière terrible qui a précipité des pans entiers de la population dans la misère, la pauvreté endémique, le mépris envers les autres nations sud-américaines que l'on trouve déjà dans Un fils de pub aux abois de Natalia Moret (La Dernière Goutte) ou Puerto Apache de Juan Martini (Asphalte). Le tout trempé dans le cynisme et la fulgurance ultra violente, à peine apaisé par le clochard céleste putride et ses poèmes lucides qui sort du puit telle la vérité à poil. Caractéristiques également, les surnoms magnifiques, souvent animaliers, définissant toujours à merveille ceux qu'ils désignent.
Je ne sais pas si c'est le meilleur polar argentin de tous les temps, ce qui, entre nous, ne tient que jusqu'à être détrôné par le prochain plus meilleur, mais c'est indubitablement un des plus aboutis que j'ai lus, tous pays confondus. Il s'en dégage une force évocatrice, une humanité fantasque qui fleurit au plus profond de l'abject, sur le fumier des exclus
Notice bio
Digne héritier de James Ellroy et de Jim Thompson, German Maggiori est né en 1971. Entre Hommes, qui est considéré en Argentine comme un livre culte depuis sa parution en 2001, a été qualifié par la presse de « meilleur polar argentin de tous les temps ».
La musique du livre
Pas mal de musique tout au long du bouquin, du local évidemment, toujours intéressant à découvrir, du moderne et de l'ancien, un joli panel de ce qui s'écoute sur les trottoirs de Buenos Aires. Un extrait ci-dessous :
Le type qui gère la musique se trompe de CD et la petite bande de camés hédonistes se retrouve à se balancer sur le reggae de I shot the sheriff interprété par Jaco Pastorius.
Sirène de toit en action, Le Monstre s'essaie à siffler la mélodie de Por Una Cabeza de Carlos Gardel qui passe à la radio. Ce même Monstre qui augmente le volume du disque de Rubén Juàrez, qu'il utilisait déjà quand ils torturait les opposants sous la dictature pour masquer les cris de douleur, Desencuentro.
Mouche, le braqueur, avance en chantant du Ataque 77, groupe punk-rock argentin de Buenos Aires, Hacelo por Mi. Son complice, le Gaucher étant, lui, en voûté par Gilda, la célèbre chanteuse de cumbia qui semble lui adresser personnellement un message dans ses chansons, particulièrement dans Tù Carcel.
ENTRE HOMMES – German Maggiori – La Dernière Goutte – 372 p. mars 2016
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Nelly Guicherd
photo : des cochons jouent un rôle étonnant au début du roman (Pixabay)