Chronique Livre :
ET MATHILDE DANSE de Lionel Salaün

Publié par Psycho-Pat le 15/03/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
Le commissaire Blandin est fatigué en ce matin de juin où sa femme le quitte. Alors qu’il débarque sur une affaire banale, la victime – une jeune femme – le plonge dans le passé de si forte manière qu’il décide de prendre les choses au sérieux.
Mais très vite le rapport du médecin légiste clôt le dossier, mort naturelle, affaire classée. Blandin, persuadé du contraire, va mener l’enquête de son côté.
Il pose ses congés, file à Bordeaux puis Paris, Pigalle, ses boîtes, ses bars de nuit, et bien au-delà…
L’extrait
« L’esprit complètement vaseux, je fis vite fait le point sur la situation. Justine m’avait quitté le matin même en emmenant les gosses, je me trouvais dans ma voiture, à trois heures quarante-cinq, en compagnie d’un travesti que, pour un peu, j’allais culbuter sur la banquette arrière et Legrand réclamait ma présence. Où ?
Rageur, je massacrai les touches de mon portable :
— Legrand vient de m’appeler ! Il est où ?
La voix rauque de Casinas, un nouveau, tout droit venu de Carcassonne, me roula durement dans les oreilles :
— Oh ! Doucement, là ! Vous êtes qui, vous, d’abord ?
Je serrai les dents :
— Commissaire Blandin !
Il me sembla l’entendre serrer les fesses.
— Je suis désolé, chef, je pouvais pas…
— Alors ? Legrand ?
— Sur le parking du port de plaisance ! On nous a signalé…
Je coupai là.
Adossé à la portière, une main sur la poitrine, Juan me dévisageait comme si, d’un coup, je m’étais métamorphosé en grenouille volante.
— T’es un flic ? parvint-il à lâcher, au bord de la syncope.
— Et alors ? Qu’est-ce que ça change ?
Tout remué de l’intérieur, le pauvre garçon agitait la main devant lui pour se faire de l’air.
— Quand même ! Quand même ! répéta-t-il sans parvenir à trouver une suite.
Peut-être, mais moi je commençais à avoir furieusement mal au crâne et Legrand m’attendait sur son parking de malheur, certainement pour autre chose qu’un stationnement illégal.
— Bon, Joanna, tu réfléchiras à tout ça chez toi, moi, il faut que j’y aille ! En tout cas, j’ai été très heureux de faire ta connaissance, et si jamais t’as un problème un peu sérieux, t’hésites pas : commissaire Blandin !
Après que, forçant un peu ses réticences, je lui ai fait la bise, Juan descendit de voiture. J’avais déjà mis le contact et j’allais partir lorsque, agrippant la portière, il me souffla de sa voix la plus douce :
— Je sais même pas ton prénom !
— Achille ! lui confiai-je en fermant les yeux.
Je le vis sourire de ses lèvres trop pulpeuses et démarrai pour de bon. » (p. 17-18)
L’avis de Quatre Sans Quatre
À l’issue d’une soirée trop arrosée, Achille Blandin est à deux doigts de succomber aux charmes tarifés de Joanna/Juan, rencontrée dans un bar de nuit minable. La réalité le rattrape lorsque Legrand, son adjoint, lui demande de venir au plus vite afin d’établir des constatations sur une scène qui pourrait être de crime. Achille Blandin est commissaire, et sa tendance à picoler avec excès ne s’est pas arrangée depuis que Justine, son épouse, l’a quitté la veille pour se réfugier chez sa mère avec les deux enfants du couple. Dans un état lamentable, Blandin se rend sur place et découvre le cadavre d’une jeune femme dans sa voiture. Aucun signe d’agression, pas de blessure, il y a de fortes chances que la mort soit naturelle. Une crise cardiaque à cet âge, c’est rare mais ça arrive. Est-ce son alcoolémie trop élevée ou son désarroi sentimental qui lui jouent des tours ? On ne sait, mais Achille pense reconnaître la morte, ou du moins son visage lui évoque celui d’une adolescente dont il était amoureux jadis.
Le légiste confirme les causes naturelles du décès, Legrand fouille avec minutie la voiture mais ne déniche rien de troublant. Pour la police, le dossier peut être classé. Mais pas pour Blandin qui va en faire une véritable obsession. Comme le procureur ne peut que suivre les conclusions du médecin, le commissaire se voit refuser des investigations supplémentaires et l’ouverture d’une enquête. Blandin est un obstiné qui ne va pas se décourager pour si peu, il pose des jours de congés et va fouiner seul afin d’en savoir davantage sur cette Agnès Montaud, 32 ans, venue mourir dans sa juridiction.
Agnès lui a remis Mathilde à l’esprit, un amour de jeunesse qui voulait faire carrière dans le cinéma et qui était montée à Paris afin de dénicher des rôles. L’histoire s’était mal finie, comme des milliers d’autres, quelques très petits succès et une cascade d’énormes désillusions, l’apprentie actrice, déprimée, s’était suicidée. Achille en avait conçu une grande culpabilité à l’époque, s’en voulant de ne pas avoir pris le temps de lui demander des nouvelles, de ne pas être allé la voir avant qu’il ne soit trop tard…
Des boîtes louches de Bordeaux aux bars à strip-tease de Pigalle, Achille va remonter le parcours de celle qui se faisait appeler Dana dans le milieu de la danse érotico-glauque et de la prostitution occasionnelle. Cette quête est une forme de rédemption pour ne pas avoir su protéger Mathilde, Blandin en fait une affaire personnelle. Il a perdu sa femme et ses enfants par négligence, son amour d’adolescent de la même manière, son bilan est triste à pleurer, aussi est-il prêt à tout pour comprendre la trajectoire énigmatique d’Agnès. Une gamine fascinée par Le Petit Prince, aimant la danse par-dessus tout et attirée par les lumières de la ville, quand le rêve devient cauchemar…
Ce roman est à part dans l’œuvre de Lionel Salaün qui renoue là avec le territoire national, comme il l’avait fait dans Bel-Air, après être devenu un spécialiste des grands espaces américains. Son flic ne manque pas d’humour, un humour caustique, un brin désespéré, mais de nombreuses situations de l’histoire sont à la fois pathétiques et drôles. Il en faut pour traverser ce monde de misère et d’exploitation, de prédateurs sans scrupules et de jeunes femmes jetables. Achille s’est fixé une mission, peut-être afin de se prouver qu’il était capable de prendre soin des autres jusqu’au bout.
Intrigue aux forts relents d’actualité puisque se déroulant dans un milieu où les violences faites aux femmes sont exacerbées et sans limites, le récit ne se résume pourtant pas à de pauvres victimes sacrificielles. Les personnages féminins de ce polar agissent, se battent, luttent contre l’adversité et contournent la force brute avec intelligence, même si cela n’est pas toujours suffisant. On y découvre de tragiques histoires familiales, des malheurs programmés et quelques oasis d’amour, si rares qu’ils sont difficiles à percevoir. Et encore, même les bonnes intentions ne mènent pas au meilleur, loin s’en faut. Débarrassé de sa peau de flic, Achille en est réduit à n’être que lui-même, avec ses failles, sans pouvoir s’abriter derrière sa fonction pour se faire ouvrir les portes. Il se remet dans la condition qui était la sienne à la mort de Mathilde afin, sans doute, d’effacer l’ardoise et d’envisager un autre avenir que celui de policier divorcé et alcoolique qui lui pend au nez…
Un bon polar, original, un beau personnage de flic et d’homme en quête de rédemption remontant le destin tragique d’une femme dans un milieu de prédateurs…
Notice bio
Lionel Salaün est né en 1959 à Chambéry. Après un roman noir se déroulant dans un quartier populaire à l’époque de la guerre d’Algérie, Bel-Air (Liana Levi – 2013) ; Lionel Salaün, passionné par les États-Unis et leur histoire, y situera les intrigues de ses trois autres romans : Le retour de Jim Lamar (Liana Levi – 2010), La terre des Wilson (Liana Levi – 2016) et Whitesand (Actes Sud – 2019).
La musique du livre
Outre les titres clairement identifiés ci-dessous, sont évoqués : Bruce Springsteen et David Bowie.
Lou Reed – Walk on the Wild Side
Tom Waits – Tom Traubert’s Blues
Serge Gainsbourg – Mon Légionnaire
Joe Cocker - You Can Leave Your Hat On
ET MATHILDE DANSE – Lionel Salaün – Éditions Actes Sud – collection Actes Noirs – 237 p. mars 2020
photo : Klaus Hausmann pour Pixabay