Quatre Sans Quatre

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EXPIATIONS, CELLES QUI VOULAIENT SE SOUVENIR de Kanae Minato

Chronique Livre : EXPIATIONS, CELLES QUI VOULAIENT SE SOUVENIR de Kanae Minato sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Cette petite ville tranquille, nichée entre deux montagnes, n’a rien de remarquable si ce n’est que l’air y est le plus pur du Japon. Par une chaude après-midi d’été, cinq fillettes jouent au ballon à l’ombre du gymnase de l’école primaire, désertée pour les vacances. Arrive un inconnu, qui se prétend artisan et sollicite leur aide. Sae, Yuka, Maki et Akiko laissent Emiri partir seule avec cet homme. Quelques heures passent avant qu’elles ne s’inquiètent. Pénétrant dans les vestiaires de la piscine, elles découvrent alors le corps sans vie de leur amie.

Les quatre petites filles sont les seuls témoins, mais malgré les questions répétées de la police, elles affirment toutes n’avoir aucun souvenir du visage du meurtrier. Dévastée par le chagrin et la rancœur, la mère d’Emiri les somme d’aider à son arrestation ou de trouver un moyen d’expier. À défaut, aucune n’échappera à sa vengeance. Quinze plus tard, le tueur n’a toujours pas été arrêté et les fillettes sont devenues des adultes. Une série d’événements les forcent à revisiter cette terrifiante journée dont l’impact n’a cessé d’entraver cruellement leur existence. Parviendront-elles à se confronter enfin au passé ?

Il reste peu de temps avant que le délai de prescription du crime n’arrive à expiration…


L'extrait

« Plongées dans notre conversation, nous nous sommes soudain rendu compte que Greensleeve passait dans les hauts parleurs. Il était 18 heures.
« Mes parents m'ont demandé d'être à la maison à cette heure-là, dit Akiko. Mon cousin et l'un de ses amis vont arriver. »
Comme c'était O-bon, nous fûmes toutes d'accord pour dire qu'il fallait rentrer tôt, puis décidâmes d'aller retrouver Emiri. En traversant la cour, je me retournai et m'aperçus que mon ombre était beaucoup plus allongée qu'au moment où nous avions joué au volleyball. Réalisant tout à coup qu'Emiri était partie depuis longtemps, je m'inquiétai.
La piscine était entourée d'un grillage métallique ; la porte n'était pas verrouillée mais simplement maintenue par un fil de fer. Jusqu'à cette année, cela avait toujours été ainsi.
Après la porte, un escalier menait à la piscine et aux deux pavillons préfabriqués qui servaient de vestiaires. Celui de droite était destiné aux garçons, celui de gauche aux filles. En longeant la piscine, je me dis que tout était bien silencieux.
La porte coulissante n'était pas fermée à clé elle non plus. Maki marchait en tête ; je crois bien que c'est elle qui l'a ouverte.
« Emiri, c'est fini ? » demanda-t-elle en passant une tête.
« Hein ? »
Elle regarda à droite, à gauche. Il n'y avait personne.
« Elle est peut-être rentrée quand ça a été terminé » suggéra Akiko.
« et alors, les glaces ? Il en a acheté seulement pour Emiri ? » grommela Yuka.
« Ce n'est pas juste ! » ajouta Maki.
« Tiens, si on allait voir par là », dis-je en indiquant le vestiaire des garçons. Mais aucun bruit n'en provenait. « Ils n'y sont sûrement pas, on entend pas de voix. »
L'air morose, continuant de nous faire face, Akiko ouvrit la porte. Nous trois, nous eûmes le souffle coupé. Se retournant Akiko poussa un cri.
Emiri, la tête tournée vers la porte, était effondrée au milieu de la pièce, sur le sol en caillebotis.
« Emiri ? » tenta craintivement Maki.
Nous l'appelâmes. Mais elle restait immobile, yeux grands ouverts.
« Oh, c'est horrible ! » s'exclama Maki. » (p. 23-24)


L'avis de Quatre Sans Quatre

O-bon, c'est la fête des morts au Japon, jour férié, une occasion de rassembler les familles éparpillées à travers le pays, rien à voir avec notre premier novembre, cette célébration a lieu au mois de juillet. Cinq préadolescentes désoeuvrées jouent à se faire des passes avec un ballon de volleyball dans la cour de leur école déserte. Elles veulent parvenir à cent de suite et recommenceront autant de fois que cela sera nécessaire. Sae, Yuka, Maki, Akiko et Emiri vivent dans une petite ville encaissée entre des montagnes n'ayant aucun autre charme que son air pur. Si pur qu'Adachi y a construit une de ses usines de technologie de pointe dont la production craint la pollution des grandes métropoles nippones. Emiri n'est pas née ici, elle vient d'arriver en compagnie de ses parents, son père, muté depuis Tokyo, dirige l'usine locale. De famille aisée, elle est une citadine un peu perdue dans cette cité presque campagnarde.

Un homme surgit, un ouvrier d'entretien, chargé, dit-il, de réparer l'air conditionné dans les vestiaires du gymnase et demande si l'une d'entre elle peut lui donner un coup de main afin qu'il gagne du temps. Il porte une tenue conforme à ce qu'il prétend être, les filles se sentent en sécurité dans l'enceinte de leur école, aussi acceptent-elles toutes, espèrent même être choisies pour accomplir cette tâche. Après avoir décliner sous divers prétextes les offres de Sae, Yuka, Maki, Akiko, il entraîne Emiri par la main en promettant d'acheter une glace à chacune dès qu'il en aura fini. Le temps file vite et lorsque les camarades d'Emiri se rendent compte qu'elle ne les a pas rejointes. Elles se lancent alors à sa recherche. Plus de traces de l'homme, par contre elles retrouvent le corps de leur amie, violée et assassinée, dans le vestiaire des garçons.

Autre fait divers troublant survenu à la même époque, un vol de poupées sème le trouble dans la petite communauté. Chaque famille s'enorgueillit de posséder une poupée française qui est exposée dans l'entrée des habitations. Les fillettes ont pour habitude de passer régulièrement chez les uns et les autres afin de les admirer, le but étant bien entendu de posséder la plus jolie. Peu avant le meurtre d'Emiri, quatre d'entre elles ont été dérobées. Tous se demandent évidemment si les deux affaires en sont pas liées.

Les investigations de la police ne donnent rien. Les gamines se souviennent de tout sauf de l'essentiel : les traits du tueur. Elles ont beau fouiller leurs mémoires, rien n'y fait. La mère d'Emiri, avant de regagner Tokyo, très en colère contre elles pour ce qu'elle considère comme de la mauvaise volonté, leur lance une terrible menace : si aucune des filles ne parvient à fournir des précisions utiles à l'arrestation de l'assassin avant la fin du délai de prescription du crime, alors elle se vengera de chacune d'entre elle.

La prescription est presque atteinte lorsque débute ce roman choral. À tour de rôle, Sae, Yuka, Akiko et Maki vont parler de leurs vies, marquées par cet événement dramatique, le drame est ancré en elles, la volonté d'oubli troublée par les imprécations de la mère de la petite victime. Chacune tente de poursuivre son existence, de passer sous silence cet épisode, sachant qu'elles ne pourront pas échapper à la limite fixée du délai de prescription. Même en fuyant, loin, dans un autre pays, rien n'y fait, leur sort est intimement lié à ce crime comme une sorte de fatalité, la mort et la violence les accompagnent comme une malédiction.

Toutes ont été confrontées à des situations paroxystiques, parfois elles-mêmes ont basculé dans la violence. Chacune, avec sa personnalité, va donner sa version du jour où Emiri a été tuée, dire ce que cette tragédie a changé dans son destin personnel. Sous forme de lettre ou de confession, le lecteur apprend, bribe par bribe, ce qu'a représenté ce traumatisme pour les très jeunes filles et les conséquences sur leurs vies de cette menace émise par la mère d'Emiri qui n'a cessé de planer au-dessus de leur tête.

Quatre récits poignants, quinze années après les faits, qui permettent à Kanae Minato de livrer toutes les facettes de l'affaire et la psychologie la plus intime de ses personnages. Sans la hâte d'une enquête, avec le recul du temps, quatre récits tout en nuances, pleins de doutes, d'anecdotes douloureuses, d'épisodes tragiques. La mère d'Emiri clôt les confessions et livre sa vérité, rassemble toutes les pièces du puzzle afin de donner un sens à cette histoire, de mettre en ordre les parcelles de réalité que chacune de jeunes femmes ont énoncé auparavant. Et cette synthèse est pour le moins époustouflante.

La mort baigne le récit. De O-bon à la révélation finale, elle est présente partout, ainsi que les aïeuls, la filiation, la perpétuation de la famille, la lourde tradition japonaise et la piètre condition des femmes dans cette société, aussi bien dans leur vie personnelle que professionnelle. O-bon est le jour où les défunts malintentionnés ont le pouvoir d'entraîner les vivants imprudents dans leur royaume, le lecteur se pose la question tout au long du récit si ce n'est pas ce qui est précisément arrivé à ces pauvres adolescentes.

Culpabilité des survivantes et désir d'expiation pour ce crime odieux dont elles ont été témoins minent les jeunes femmes, mais, en filigrane, on devine l'obligation qui leur est faite d'expier tout autant leur féminité, de s'excuser presque de n'être pas des garçons, de n'être pas que des poupées qu'on aime exhiber. Sous les dehors policés d'une codification sociale réglée au millimètre, apparaît toute la violence, les injustices, dont sont victimes les femmes japonaises de leur naissance à la mort.

Un roman à la construction remarquable, subtil, beau et terrible, cinq vérités qui se rejoignent pour n'en faire qu'une, tout à fait insupportable...


Notice bio

Née en 1973 dans une famille d’arboriculteurs de la préfecture d’Hiroshima, Kanae Minato mène une mission humanitaire de deux ans en Polynésie, puis commence une carrière d’enseignante avant de s’essayer à l’écriture à partir de 2004. En 2007, elle remporte un concours de scénarios pour la radio. En 2009, son premier roman, Les Assassins de la 5eB (Kokuhaku), remporte le grand prix des libraires du Japon, attribué à cette occasion pour la première fois à une primoromancière. C’est un succès immédiat avec plus de trois millions d’exemplaires vendus. L’œuvre de cette romancière fréquemment primée compte vingt-trois romans et de nombreuses nouvelles. Dix-huit de ses œuvres ont été adaptées pour la télévision et le cinéma.


La musique du livre

Greensleeve

Julie Andrews - Edelweiss


EXPIATIONS, CELLES QUI VOULAIENT SE SOUVENIR – Kanae Minato – Atelier Akatombo – 228 p août 2019
Traduit du japonais par Dominique Sylvain, Saori Nakajima et Franck Sylvain.

photo : Pixabay

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