Chronique Livre :
FIN DE SIÈCLE de Sébastien Gendron

Publié par Psycho-Pat le 09/04/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
2024, Bassin méditerranéen : depuis une dizaine d'années, les ultra-riches se sont concentrés là, le seul endroit où ne sévissent pas les mégalodons, ces requins géants revenus, de façon inexplicable, du fond des âges et des océans.
À Gibraltar et à Port Saïd, on a construit deux herses immenses. Depuis, le bassin est clos, sans danger. Alors que le reste du monde tente de survivre, ici, c'est luxe, calme et volupté pour une grosse poignée de privilégiés.
Mais voilà ! l'entreprise publique qui gérait les herses vient d'être vendue à un fonds de pension canadien. L'entretien laisse à désirer, la grille de Gibraltar vient de céder, le carnage se profile...
L’extrait
« Alors que les pompiers, sous les yeux ébaubis des habitants, préparent une charge de dynamite, un homme paraît au sommet de la falaise, juché sur une bicyclette. La quarantaine charismatique, la peau tannée par les embruns et le soleil portugais, Lucian Beaverfield est l’un des plus notables océanographes de la planète. Malheureusement, il est aussi, et à jamais, celui par qui l’incroyable et terrifiante nouvelle est arrivée, il y a maintenant dix ans. Beaverfield est le premier à avoir formellement identifié un mégalodon et prévenu du retour sur Terre de cet effroyable prédateur.
On sait ce qu’il advient des Cassandres. Beaverfield n’a pas échappé à la règle. Le Portugal lui a offert un refuge, il s’y cache depuis 2012. Comme l’immense majorité des habitants de cette planète, c’est de loin qu’il regarde désormais la mer. Et comme la totalité des habitants du petit village voisin, il est sidéré par la vision qu’offre la plage de Brito à cet instant.
D’où sortent-ils ? L’énigme n’a jamais été résolue. Non plus que celle concernant les tailles surprenantes que ces bêtes peuvent atteindre alors que leurs ancêtres, dans les temps préhistoriques, ne dépassaient guère les 15 à 17 mètres. Bien entendu, toutes les hypothèses ont été envisagées. La plus courante restant celle d’une mutation due aux divers fûts de boues toxiques balancés par l’homme un peu partout au hasard des fosses océanes. Ça ne répond néanmoins pas à l’interrogation principale : comment ces bestioles d’une époque amplement révolue sont-elles réapparues ? Devant le silence de la nature, il y eut assez peu de conjectures. Un éminent spécialiste britannique a plus ou moins réglé le problème en concluant lors d’un colloque à Sofia :
- Je vous rappelle qu’il y a quelques années, on a vu réapparaître des grands pingouins sur les côtes du Yorkshire, une espèce pourtant déclarée éteinte depuis un siècle et demi.
En effet, comme exemple des caprices de Mère Nature, ça n’expliquait rien, mais c’était imparable.
Et dans le sillage de ces grands oiseaux sont arrivés les premiers mégalodons.
Résultat : on ne peut plus sortir en mer depuis que ces saloperies hantent les océans. Leurs mâchoires sont si puissantes qu’ils peuvent broyer la double coque du plus imposant des tankers.
Fini la pêche.
Fini les régates.
Fini le commerce maritime. » (p. 21-22)
L’avis de Quatre Sans Quatre
À mon avis, même la SPA ne se battrait pas pour sauver le mégalodon. On alors juste un, un petit, bien confiné dans un enclos en titane inoxydable. En 2024, ces bestiaux, ressuscités, nul ne sait comment, de l’aube des temps, ont ravagé la faune des océans et les humains que se risquaient à naviguer dessus. Les seuls rivages encore abordables pour les humains sont ceux de la Méditerranée, gardés par de gigantesques grilles à ses deux issues : le détroit de Gibraltar et Port-Saïd. Inutile de vous dire que tout ce qui est habitable autour de la Grande Bleue a été acheté pour des sommes colossales par tout ce que la planète compte de milliardaires. Leurs yachts sont les seuls bateaux pouvant encore se promener sur les vagues, les mâchoires des formidables requins fracassant n’importe quelle coque comme de vulgaires cosses de cacahuètes : Les dents de la mer puissance cent.
Ce n’est pas parce que la situation est catastrophique que le capitalisme a changé de visage. La réduction des coûts reste le principal but des entreprises, et la gestion des barrières a donc été cédée à une compagnie privée qui remplace désormais le service public qui en était chargé. Le plus gros du travail lors de leur installation fut réalisé par des marins, dont un grand nombre y laissa la vie, le fond de pension canadien n’a donc plus qu’à faire quelques tournées d’inspection afin de vérifier qu’aucune faiblesse n’apparaisse dans les barreaux. Afin de faire des économies, évidemment, la société privée réduisit le personnel, le matériel, le rythme des vérifications… et ce qui devait arriver arriva, les mégalodons envahirent la Méditerranée…
Le roman démarre sur les chapeaux de roues par un meurtre quatre étoiles, se poursuit par les aventures d’un couple de milliardaires déjantés, d’un autre couple de flics français enquêtant sur la tuerie, flanqué d’un agent du FBI vraiment très particulier, et de bien d’autres personnages, tous aussi caricaturaux et délirants. Le temps et l’espace, eux aussi, deviennent fous, ils subissent des contractions incroyables mélangeant passé et futur, là et autre part : des cohortes romaines croisent des zèbres sur l’autoroute, des immeubles pas encore construits se dressent soudain au milieu de la chaussée… Plus rien n’est assuré dans cette atmosphère apocalyptique, une sorte de décompte final semble s’être enclenché. Pourtant les possédants s’étaient construits un beau petit paradis en toc, mais leur avidité, supérieure à celle des mégalodons, ou au moins égale, est en train de tout réduire en miette.
Fin de siècle est l’occasion pour Sébastien Gendron de tirer un bilan des inepties et absurdités de notre civilisation, de ses abus morbides, de sa propension au suicide collectif, décidé par quelques-uns sans attendre l’assentiment du plus grand nombre. Ce texte foisonnant, très drôle, et très désespéré, l’un ne va pas sans l’autre, frappe par sa distorsion d’un réel aisément reconnaissable et l’inventivité de l’auteur. Tout y passe, l’art moderne, les records absurdes médiatisés pour le plus grand bénéfice des sponsors, le sexisme, l’homophobie, le mal-logement et, surtout, la bêtise humaine de compétition face à la panique : « Tu vas droit dans le mur ! Mon Dieu, j’accélère alors… »
Comme la fusée de Claude Carven, bien décidé dans ce récit de sauter en parachute depuis la mésosphère (88 000 mètres) pour établir un record phénoménal, ce texte comporte plusieurs étages de lecture, et tous sont aussi amusants et captivants. Les derniers soubresauts d’une humanité en bout de course sur une planète qui n’en peut plus de la supporter, un genre humain confronté à un monstre sorti d’un cauchemar effroyable et à bien pire encore, voilà de quoi se changer les idées lors de ce confinement.
Un homme discret traverse cette histoire, Lucian Beaverfield, lui sait, lui a annoncé le désastre, il a été écarté, moqué, désormais il attend son heure mais ne préviendra plus…
Une grosse farce acide et lucide, un conte apocalyptique, dystopique, parsemé d’éclats de rire, réjouissant et angoissant tant sa réalité distordue renvoie à notre perception faussée de la catastrophe en cours…
Notice bio
Sébastien Gendron est né à Talence en 1970. Réalisateur de courts métrages et producteur de télévision, il a également publié plusieurs ouvrages, dont La jeune fille et le cachalot (éditions CyLibris), un recueil de nouvelles, Échantillons gratuits ne pouvant être vendus séparément (éditions Les petits matins), et écrit des romans pour la jeunesse et des feuilletons littéraires.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Ray Charles, Keith Jarrett
Adriano Celentano – Pregherò
Antonio Vivaldi - Stabat Mater
The Clash - The Guns of Brixton
The Specials - One Step Beyond
Sex Pistols – God Save the Queen
FIN DE SIÈCLE – Sébastien Gendron – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 230 p. mars 2020
Photo : Sharkdiver.com pour Wikipédia