Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
GLAISE de Franck Bouysse

Chronique Livre : GLAISE de Franck Bouysse sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Au pied du Puy-Violent dans le Cantal, à Saint-Paul de Salers, dans la chaleur de ce mois d'août 1914, les hommes se résignent à partir pour la guerre, là- bas, loin. Les dernières consignes sont données aux femmes et aux enfants, même si on pense revenir avant l'automne, les travaux de champs ne patienteront pas.

Chez les Landry, le père est mobilisé, ne reste que Joseph, tout juste quinze ans, en tête à tête avec sa mère et qui ne peut compter que sur Léonard, le vieux voisin devenu son ami. Dans une ferme voisine, c'est le fils qui est parti laissant son père, Valette, à ses rancoeurs et à sa rage : une main atrophiée lors d'un accident l'empêche d'accomplir son devoir et d'accompagner les autres hommes.
Même son frère, celui de la ville, est parti à la guerre. Il a envoyé Hélène et sa fille Marie se réfugier dans la ferme des Valette.

L'arrivée des deux femmes perdue va bouleverser l'ordre immuable de la vie dans ces montagnes.


L'extrait

« Lorsque les passagers descendirent en gare d'Aurillac, ils furent abasourdis de découvrir une ville grouillante, un théâtre indescriptible de désordre et de bruits. Victor suivit le mouvement. Marchant sur le quai, il entendit des hennissements en arrière, provenant des wagons à bestiaux et accéléra le pas sans se retourner.
On les conduisit au casernement du 139e régiment d'infanterie. Une foule en liesse accompagna les futurs héros. Des choses volèrent dans les airs, retombant et s'envolant de nouveau au milieu des hourras. Des filles hystériques vinrent les toucher et parfois offrir leurs lèvres, et, rencognés à l'ombre des façades, quelques vieux observaient gravement la troupe avec la lucidité de ceux qui savent et n'osent rien dire.
Victor ne réagit pas lorsqu'on l'appela « soldat » pour la première fois, cette manière de les désigner frères, de les démembrer de leur passé, parut ruisseler sur lui. Ce ne fut qu'une fois l'uniforme revêtu qu'il prit véritablement conscience qu'on le volait de lui-même et de ceux qu'il aimait. » (p.14-15)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Le Puy-Violent ! Peut-on rêver meilleur nom de lieu pour un drame au parfum de Roméo et Juliette ? Une tragédie traversée de passions brutales, de colères soudaines, se déroulant tout au long d’une guerre qui a avalé les hommes mais dont on n’entend pas le grondement. Un conflit comme une sorte d’abstraction dans le village déserté par les mâles en âge de combattre. Reste les femmes, les vieux, les adolescents et les handicapés, mais pas moins de travail dans les champs ou à la ferme, pas moins d’acrimonie ou de jalousie entre les différents clans.

Les vieilles rancunes et discordes ne connaissant, elles, pas de trêve, elles perdurent malgré les circonstances exceptionnelles. En ce mois d’août 1914, propagande aidant, la population en est sûre, la guerre ne durera pas, c’est l’affaire de quelques mois tout au plus. Les Boches vont se faire botter le cul par la glorieuse armée française, même si on a pas bien compris pourquoi on se battait. Cette histoire de noble assassiné ne justifie tout de même pas un tel conflit, il doit y avoir autre chose… Mais elle dure, justement, les mauvaises nouvelles commencent à arriver, on en voit plus le bout.

Victor Lary est mobilisé, il laisse l’exploitation à la garde de sa vieille mère, Marie, de son épouse Mathilde et son fils Joseph, 15 ans, aidés par leur ami Victor. C’est une famille traumatisée par le décès ancien du grand-père, foudroyé dans la cour lors d’un orage, une tribu qu’on dit marqué par la mauvais oeil. Le jeune s’attelle à la tâche, il ne va pas démériter, travaille plus que sa part sans rechigner.

Au même moment, une femme, Hélène, et sa fille, Anna, arrivent chez Valette. Hélène, femme de la ville, aisée, est la belle-soeur du paysan qu’elle n’a jamais vu, elle est venue ici à la demande de son mari parti combattre. Valette, lui n’a pas été pris, pas bon pour faire un soldat, à cause de sa main massacrée dans un accident. Il accueille plus que fraîchement la femme et la fille de son frère qu’il méprise, un érudit qui a quitté la terre pour aller étudier. C’est une brute alcoolique, un rustre qui tyrannise sa famille, son bétail et ses voisins. Il ne sera pas plus tendre avec sa nièce qu’il rêve de violer dans un coin de l’étable chaque fois qu’il est frustré par Irène. Irène, c’est son épouse, dure et froide, qui ne le supporte plus. Elle n’apprécie pas plus que lui l’arrivée des deux réfugiées, inquiète du sort de son fils, Eugène, emporté dans le tourbillon de la guerre.

Glaise raconte une histoire d’amour et de mort. Un amour absolu comme seuls en vivent les adolescents, mais une passion noyée par la grande boucherie qui se déroule loin dans le nord, contrariée par les secrets anciens, la violence du monde rural, la bestialité des désirs, le labeur éreintant quelle que soit la saison. Sur ces terres difficiles, le secret règne, le non-dit prospère. Même au sein des familles, on ne se parle guère. On sous-entend, on évoque de quelques mots rapides, soigneusement pesés, regrettés aussitôt prononcés, le mauvais sort plane toujours, il ne faut pas lui prêter le flanc en s’ouvrant plus que le strict nécessaire..

Chacun son lot de misère au Puy-Violent. Le grand-père Lary foudroyé d’un côté, Valette estropié de l’autre, Mathilde solide et abattant le travail d’un homme face à Irène, chargée d’un terrible secret, fragile malgré sa dureté de façade. Alors, forcément, Joseph et Anna vont se trouver. Ils sont les deux étincelles de vie du coin, les deux seuls à être épargnés par la rancoeur, ils sont le regain qui courent dans les vallons et le long du ruisseau. Joseph, courageux, endurant, a de l’or dans les mains lorsqu’il s’agit de faire jaillir l’émotion d’un morceau de glaise, Anna s’éveille aux désirs des hommes, celui de Joseph la ravit, ceux, sournois, brutaux de Valette l’effraient.

Ainsi va la vie au Puy-Violent, d’un secret l’autre, l’ombre des enfants et des pères morts - passés, présents et à venir - s’étend sur ceux qui peinent courbés sur la terre, aigris par leur destin misérable ou passés trop tôt de l’adolescence à l’âge adulte à cause du départ des pères, leur quotidien de souffrance.

La guerre, c’est une réalité secondaire, trop lointaine, on ne sait pas ce qu’il s’y passe. Elle dure, s’étire sur les quatre années du récit, on en subit les conséquences, mais la vie du village ne s’est pas arrêtée avec elle. Le son du canon ne vient pas jusque-là, ce sont les lettres de malheur ou, rarement, des nouvelles des absents qui la rendent réelle, palpable, les rares réquisitions de bétail également, le noir des deuils… Pourtant, c’est une sorte de guerre des tranchées qui se livre plus ou moins en sourdine entre les Lary et les Valette, irréconciliables, un conflit qui a ses mutins, Anna et Joseph qui fraternisent, et même bien plus, au lieu de se déchirer, ou, du moins, de s’ignorer.

Comme les pièces d'un puzzle, chaque personnage de Glaise est essentiel, il permet de comprendre tous les autres, impossible d’en exclure un sans changer tout le scénario. Chacun possède une épaisseur, un poids, une complexité passionnante donnant une intensité dramatique exceptionnelle au récit. L’époque, évidemment, et le paysage, ne sont pas là que pour le décor, ils sont essentiels, les humains s’y meuvent mais sont également façonnés par la rigueur des pentes, la terre semée de pierre, les orages terribles ou les hommes qui ne sont plus là, reviendront en lambeaux ou pas du tout. Glaise est un récit sous tension, électrique, comme un orage qui couve, les nuages s'assombrissant lentement, quelques coups de tonnerre ici ou là, tels des avertissements, avant, chacun le sait que la tourmente ne s'abatte...

Un très beau roman qui dévoile un monde de silence toujours au bord de la rupture et de l’explosion.


Notice bio

Franck Bouysse, né en 1965, vit à Limoges. Révélé par Grossir le ciel, finaliste du prix polar SNCF, traduit en Italie et au Royaume-uni, et par Plateau, lauréat, entre autres, du prix de la foire du Livre de Brive, il est désormais une voix majeure du roman noir français et de la littérature.


GLAISE – Franck Bouysse – La Manufacture de Lires – 425 p. septembre 2017

photo : Pixabay

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