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Chronique Livre :
GRAND NATIONAL de Roland Buti

Chronique Livre : GRAND NATIONAL de Roland Buti sur Quatre Sans Quatre

Roland Buti est un écrivain et historien suisse qui a écrit 5 romans dont certains ont reçu des récompenses, en particulier Le Milieu de l’horizon, paru en 2013 ; Grand National est le sixième.


« - Bonjour Weiss !
Toutes les têtes se sont levées en même temps et le silence s’est fait dans le Penalty parce qu’Agon traversait à grandes enjambées les rangées de tables soudain menacées de chavirement pour venir s’asseoir en face de moi.
Agon m’appelait par mon patronyme. Il le faisait pour les célébrités et pour les personnes importantes à ses yeux. C’était comme dire « patron ». Grâce à son emploi régulier et à des feuilles de paie très présentables, il espérait obtenir son permis de séjour en Suisse, un permis C avec autorisation définitive d’établissement. Pétri de reconnaissance, il n’oubliait jamais à qui il devait ce précieux sésame.
Il connaissait la serveuse par son prénom. Florije lui a apporté son café avec le panier d’osier rempli de croissants. Il a déversé trois sachets de sucre dans sa tasse, puis il a manié sa cuillère tintinnabulante avec un sourire de petit garçon penché au-dessus d’un jouet musical.
Plusieurs fois par jour, à la moindre occasion, souvent à l’improviste et sans règles clairement perceptibles, Agon retombe en enfance. Cela ne dure jamais, mais la présence tenace de l’innocence dans ce corps de forestier ne cesse de m’étonner.
- Tu as le matériel ? ai-je demandé.
- Il est arrivé hier à la gare. Je l’ai chargé sur la remorque.
- Et ça a quelle allure ?
- Toutes les pièces sont emballées. J’ai pas pu bien voir.
- Et pour le montage ?
- Pas de problème. Mon cousin a tout prévu, a-t-il dit avec un grand sourire.
Les expressions de son visage, plus larges et plus développées que la moyenne, proportionnées en réalité au reste de son anatomie, avaient toujours l’air d’être un peu exagérées. Assurément le genre de personnes en présence desquelles il est difficile de trouver une échappatoire.
Il n’y avait rien à rétorquer. La référence à l’une de ses nombreuses relations, qui plus est membre de son clan, devait me suffire comme garantie.
Cela ne faisait pas très longtemps qu’il était à mon service.
Il avait bruyamment rapproché la chaise sur laquelle je l’avais invité à prendre place pour l’entretien d’embauche. Il avait ensuite parlé, parlé et parlé sans jamais reprendre son souffle, les mains le plus souvent agitées au-dessus de la tête. Je ne les avais pas perdues de vue une seconde, soucieux du moment où elles allaient peut-être se poser et me tapoter amicalement les épaules. À quelques centimètres de sa figure taillée à la hache au milieu de laquelle étincelaient deux yeux noirs, je m’étais petit à petit senti aspiré dans sa sphère.
Je l’avais engagé, mais j’ai encore aujourd’hui la conviction d’avoir été ce jour-là choisi par mon nouvel employé. » (p. 13-14-15)


Carlo, 45 ans, est jardinier-paysagiste, il coupe, tond, élague, il fait le vide du bois mort et redonne vigueur et jeunesse aux parterres, gazons, arbres des particuliers qui l’emploient. Qui les emploient, car il a un employé, Agon, un homme qui vient des Balkans et qui a trouvé un refuge politique en Suisse.

Agon, c’est un homme aux mains immenses mais extraordinairement délicates, qui est capable de faire des prodiges de boutures et de culture dans son petit potager, dans le jardin familial où il s’est fabriqué une petite bicoque, un refuge odorant, à la simplicité accueillante et rustique. Ce jardin ouvrier est comme une petite enclave internationale, des drapeaux étrangers flottent ici et là sur les parcelles et chacun se connaît et partage récoltes et bons conseils. C’est une terre d’amitié et de solidarité, où la nature se montre abondante sous les soins attentifs des hommes qui la façonnent. C’est un petit monde fraternel, un endroit qui regorge de beauté sous la main des jardiniers et comme coupé du reste de la ville. Un jardin secret, une sorte de petit village verdoyant avec ses allées aux noms de fleurs, quelque chose de très intime et qui révèle une autre facette de la personnalité des hommes qui y travaillent.

La municipalité va d’ailleurs les supprimer, pour y construire un terrain de football – qui aura « la meilleure pelouse du monde » puisqu’elle poussera sur les années de patient affinage de la terre. Les jardiniers iront ailleurs recréer leur monde luxuriant à l’abri des regards.

Carlo vit une période délicate : sa femme est partie, elle l’a quitté, fatiguée de leur vie à deux. Il n’y a eu ni scène ni cris mais le vide qu’elle a laissé est insupportable, et Carlo ne peut en venir à bout. Son absence est aussi pleine que sa présence, torture constante.

De plus, sa mère a fugué de sa maison de retraite, elle est partie s’installer au Grand National, un hôtel chic qu’elle connaît bien puisqu’elle y livrait le pain de la boulangerie paternelle, quand elle était toute jeune, à vélo, pendant la guerre. Elle était drôlement belle et sportive, et semblait très heureuse, comme son sourire sur la photo l’atteste.

Et voilà qu’elle perd la tête, qu’elle appelle Carlo par un autre prénom, qu’elle s’obstine à prendre une chambre dans ce palace un peu suranné, cher, bien trop cher, même si le directeur de l’hôtel, un petit homme affable et constamment en mouvement, ne pose aucune limite à la vieille dame, exauce chacun de ses souhaits et semble disposé à attendre patiemment le paiement de son séjour entre ses murs.
Carlo parlemente, une fois qu’il a réussi à la retrouver, mais rien n’y fait, sa mère n’en démord pas, elle restera là.

Désorienté et malheureux, Carlo accepte l’hospitalité d’Agon, dans son cabanon, où s’entassent des classiques de la littérature française, témoin du passé de son employé qui était professeur de français, avant de devoir fuir son pays en guerre. Et cette nuit-là, Agon, si doux qu’il met des pansements aux blessures de ses outils, fantaisiste et accueillant, se fait agresser par deux hommes, parlant une langue inconnue. Carlo est réveillé par le bruit de la lutte, et il n’a pas le temps de s’interposer que Agon est laissé pour mort, gisant dans son sang, une bonne partie de ses os brisés. Aidé de voisins alertés par Carlo, Agon est transporté à l’hôpital et Carlo veille sur lui.

Petit à petit, Carlo va comprendre pourquoi sa mère refuse de quitter le Grand National et pourquoi Agon s’est fait tabasser.

La mère de Carlo n’est pas celle qu’il croyait, il la découvre, il se rend compte que l’image maternelle a occulté la personnalité de celle-ci à ses yeux. Il ne la voit que par rapport à lui alors qu’elle est et a été une femme amoureuse, passionnée, romantique. Un passé dont il n’a pas idée, et qui, jusqu’ici ne le concernait pas puisqu’il n’y figurait pas, a secrètement rempli la vie de sa mère et resurgit maintenant. Carlo interroge les rares personnes qui se souviennent de l’époque de la guerre, il enquête avec l’aide d’Ana, il veut comprendre, peut-être pour retrouver un peu de sens dans sa vie qui prend l’eau de toutes parts. Il se fraie un chemin dans la touffeur des mensonges et des non-dits, comme un bon jardinier, il sait trier entre les bonnes et les mauvaises herbes et redonne au passé sa forme initiale, son ordonnancement et sa logique et s’aperçoit qu’il n’est pas non plus celui qu’il croyait être.

Agon, lui a une histoire compliquée due à la guerre dans les Balkans. Il y a joué un rôle dont il n’est pas fier, bon gré mal gré, et la violence de ses deux visiteurs est un rappel à son bon souvenir.
Il s’est blessé au doigt, Carlo, et cette blessure est un fil rouge dans le récit. Elle lui fait mal, nécessite des soins, met du temps à cicatriser. Agon et Ana s’en préoccupent, avec tendresse, délicatesse et affection. Ana est infirmière et travaille à l’hôpital, constamment épuisée par les gardes et la dure routine à la fois physique et exigeante, elle et Carlo s’aiment encore mais l’énergie et l’enthousiasme n’y sont plus, sans qu’il y soit de la faute de qui que ce soit. La blessure guérit peu à peu, la cicatrice devient de moins en moins douloureuse, rappel fugace mais persistant des combats et pertes passés.

On est toujours un étranger même pour ceux qu’on aime le plus : Carlo ne sait pas vraiment qui est sa mère, et sa femme, dont il croit connaître chaque millimètre de peau, chaque geste, chaque attitude, lui échappe, finalement. Elles sont d’autres personnes que ce qu’il s’était figuré, par égocentrisme, parce qu’on ne voit des autres que ce qu’on projette de soi-même sur eux : « Je ne m’étais jamais posé la question de savoir si maman avait eu une vie heureuse. »

C’est un roman délicatement ouvragé, intime, et qui pose sur le monde le regard tendre, humoristique et amical de Carlo, le narrateur. Il est sensible et doué d’empathie, il découvre le passé de sa mère avec curiosité et émotion – la scène où elle parle aux oiseaux est magnifique – mais toujours un peu en dehors, posé à la lisière du cadre, légèrement hors champ. Il entend sans les comprendre les bruit de lutte chez Agon et intervient trop tard, il regarde sa mère de loin, par la fenêtre, il interprète le passé grâce à des photographies sur lesquelles il ne figure pas, il perçoit l’odeur de sa femme, est ému par des visions fragmentaires de son corps mais peine à se la représenter toute entière. La vie de ses proches semble l’exclure, se passer de lui.

Reste Agon, l’ami, le lien fraternel avec le monde, le double intuitif de Carlo - burlesque parfois- généreux, grand pourvoyeur de boulettes sucrées de haschich fort prisées par la mère de Carlo : son alter Agon, en somme.

Inutile, ce me semble, d’ajouter, comme si c’était nécessaire, que j’ai infiniment aimé ce roman.


GRAND NATIONAL - Roland Buti - Éditions Zoé -  22 août 2019

photo : Pixabay

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