Chronique Livre :
HEAVEN de Mieko Kawakami

Publié par Dance Flore le 15/04/2016
photo : paysage japonais (Pixabay)
Un écrivain, oui mais pas que
Mieko Kawakami est née à Osaka en 1976. c'est une romancière, diplômée de philosophie, poète et actrice japonaise. Elle a remporté le prix Akutagawa en 2007 pour son roman Chichi to Ran (乳と卵) Seins et Œufs
Mieko Kawakami s'est d'abord fait connaître comme chanteuse et a sorti trois CD.
Ca parle de quoi, alors ?
« Au collège, nous étions impuissants, mais je me souvenais que souvent rien que la voir de dos m'avait sauvé du désespoir. »
Le narrateur est un jeune garçon de 14 ans dont on ne connaît que les surnoms en particulier Paris-Londres, allusion au fait qu'il est puissamment strabique.
Chez lui, tout est calme et plutôt agréable bien que sa vie soit très solitaire, mais au collège, sa vie est complètement dominée par le harcèlement extrêmement violent que lui font subir les autres élèves et en particulier deux garçons, Ninomiya et Momose.
Incapable de se défendre, totalement seul, le narrateur subit passivement insultes, coups et humiliations quotidiennes.
Un jour, il a la surprise de découvrir un petit billet amical et anonyme dans son casier. C'est ainsi qu'il se lie d'amitié avec une jeune fille, Kojima, qui subit elle aussi un harcèlement constant au prétexte qu'elle est sale, qu'elle sent mauvais et est très pauvrement habillée. Leur amitié, fondée sur l'expérience de la même injustice, leur permet de faire face et de résister. Mais résister, est-ce accepter la violence de l'autre ou s'y opposer ?
« Mais il n'y a rien de mal à être faible. Peut-être qu'effectivement nous sommes faibles, mais c'est une faiblesse qui fait sens. »
Un aperçu, pour voir à quoi ça ressemble ?
« La première fois le message était caché dans ma boîte à stylos, mais ce fut la seule. Les autres fois, ils étaient dans le casier sous mon bureau, fixés par un ruban adhésif de façon à ce que je tombe tout de suite dessus en passant la main. Ils arrivaient l'un après l'autre en rafale. Chaque fois que j'en sentais un nouveau, j'en avais la chair de poule. Je regardais autour de moi. Quelqu'un devait surveiller mes réactions. Je ne savais pas comment me comporter, j'étais terrorisé.
Qu'est-ce que tu as fait, hier, quand il a plu ? Ou bien : Dans quel pays aimerais-tu aller ? Ce genre de questions, toujours une phrase courte, écrite sur un morceau de papier format carte postale. J'attendais d'être aux toilettes pour les lire et les jeter ensuite, mais je ne savais pas où les jeter alors finalement je les glissais sous la couverture bleu foncé de mon carnet d'établissement.
Matériellement, ils étaient toujours pareils.
Ninomiya et les autres m'obligeaient à porter leurs affaires, me bourraient de coups de pied, me frappaient avec leur flûte à bec. C'est à ces moments-là que les messages arrivaient, de plus en plus longs. Ils ne portaient aucun nom, ni le mien ni celui de l'expéditeur, mais à l'écriture parfois je me demandais : Et si celui qui m'envoyait ces messages n'avait rien à voir avec la bande de Ninomiya ? Mais il suffisait de réfléchir un peu, c'était tellement idiot.... Alors je me disais que je me faisais du mal et ça me démoralisait encore plus.
Malgré tout, cela devint mon habitude le matin en arrivant au collège de vérifier si j'avais un message. Dans l'odeur un peu huileuse de la salle de classe encore déserte, silencieuse, lire cette écriture fine était mon petit bonheur. Je n'oubliais pas que c'était un piège, évidemment, mais les messages eux-mêmes ménageaient en moi comme un coin de paix au milieu de l'angoisse. » (pages 10 et 11)
Et puis ce que j'en dis, si ça peut vous intéresser.
«- Dis, tu crois que Dieu existe, toi ?
- Dieu ? j'ai répété. Lequel ? »
Il y a d'abord ce garçon, dont on ne saura jamais le prénom, qui ne se définit que par les quolibets, les insultes, les mauvais traitement, que par son strabisme, ce garçon, là, c'est moi, c'est vous. Rien ne nous destine à être victime, rien ne nous en préserve non plus.
Il vit une vie ordinaire, dans une famille ordinaire, c'est un bon élève, un enfant sans problème sauf que les autres le harcèlent. Pourquoi ? Y a-t-il quelque chose qui fait de certains d'entre nous des victimes désignées ? Sommes-nous responsables ? Est-ce nous qui sommes en cause ou seulement un défaut physique qui attire la méchanceté ou bien est-ce pur hasard ?
Le narrateur souffre de son strabisme, les gens le regardent avec pitié, avec dégoût, il sait bien qu'il est laid. Son apparence le place d'emblée à l'extérieur du cercle des élèves, il est anormal, différent, autre. Il ne demande même pas à rentrer dans le cercle, il accepte l'exclusion comme un fait normal, quelque chose contre lequel il ne peut lutter, une malchance qui lui échoit, c'est injuste et voilà.
Son strabisme, c'est aussi l'impossibilité de voir les choses telles qu'elles sont, pas de profondeur de champ, tout est plat, aucun relief possible sans vision binoculaire. Evidemment, c'est ça, sa vie, une vie plate, morne, réglée par les coups, les crachats, les humiliations.
Sa mère est douce et gentille mais il ne peut lui dire la vérité, son père est extrêmement peu présent, il n'a personne à qui se confier. Plus on le martyrise, moins il peut parler, il faudrait tout expliquer, tout déballer, et surtout se confronter à sa passivité qui ressemble trop à de la lâcheté pour qu'il n'en ait pas honte.
Et puis de petits mots font irruption dans sa vie. Des mots de rien, cachés dans son casier, des mots simples, qui s'enquièrent de ses goûts, qui commentent le temps qu'il fait, des mots ordinaires mais qu'on dit à ses proches.
Ces petits mots, c'est une fenêtre qui s'ouvre, un petit espace pur, heureux et doux où l'on s'attarde à connaître et comprendre un autre être humain sans rien rejeter de ce qu'il est, sans limite, sans barrière.
Cette fenêtre, c'est Kojima qui l'ouvre, elle, l'autre réprouvée, l'autre souffre-douleur de la classe. Elle lui ouvre un autre monde, celui de la camaraderie, de l'échange, de l'alliance de deux amis. C'est elle qui lui permet de voir clair, de voir la profondeur dans l'amitié, de regarder toutes les dimensions de l'autre.
« - Moi j'aime tes yeux, dit Kojima. Je te l'ai déjà dit, c'est un signe important. Tes yeux, c'est toi . »
Et oui, elle aime ses yeux. Parce que ce sont ses yeux, parce qu'elle accepte tout de lui, y compris sa disgrâce qu'elle transforme en grâce. Parce que l'accepter, c'est s'accepter elle-même et c'est fabriquer un rempart contre la violence subie. Parce que c'est donner du sens à une situation qui n'en a pas.
Si elle est sale - on la surnomme la Poubelle - c'est par fidélité à son père pauvre et sale, que sa mère a épousé par pitié et qu'elle a quitté, finalement. Kojima accepte d'être maltraitée, c'est presque une fierté, une preuve qu'elle sait accepter sa faiblesse, qu'elle en fait une force. Par un détour intellectuel subtil, une dialectique très fine, elle renverse les positions : les bourreaux sont les plus faibles, incapables d'être eux-mêmes sans victimes à torturer : « Certes, elle se faisait toujours molester ou traiter en esclave par les autres filles de la classe, mais à certains moments, à les voir on pouvait se demander ce qui se passait en réalité, et qui dominait qui. »
Kojima, c'est une jeune fille drôle, inventive, qui trouve d'autres titres aux tableaux qu'elle va regarder au musée, qui émaille son langage de mots qu'elle crée, qui ressent des émotions vives et belles qui la font pleurer, qui découpe des choses aux ciseaux pour se prouver qu'elle a du pouvoir malgré sa faiblesse.
Les deux adolescents s'appuient l'un sur l'autre et leur amitié les aide à supporter leur quotidien. Dans un moment de communion totale et symbolique, Kojima coupe quelques mèches de cheveux du narrateur qu'elle laisse le vent lui retirer de la main.
Pour Kojima, être maltraitée relève finalement presque du choix : elle fait le choix de l'accepter et presque de le vouloir, alors que le narrateur ne cesse de vouloir comprendre pourquoi on s'en prend à lui.
C'est le deuxième aspect passionnant du roman, cette réflexion sur la violence subie. Y a-t-il quelque chose qui fait de nous des victimes ?
« La saleté aussi fait sens. Mais ça, si tu leur expliquais aux autres, ils ne comprendraient rien tu ne crois pas ? »
Autant Kojima cherche à en faire sens en l'acceptant, en la provoquant presque, puisqu'elle ajoute sans cesse de nouvelles épreuves à son calvaire, autant le narrateur n'a rien choisi, rien fait qui puisse attirer ainsi la violence des autres. Après s'être imposé la saleté et les stigmates de la pauvreté, elle s'impose aussi l'épreuve du jeûne, car son père ne mange pas à sa faim. Son attitude est volontairement dérangeante et offensante pour les autres, elle ne peut qu'encourir la réprobation ou l'ostracisme.
Kojima, par son odeur, par sa saleté, par son refus de l'ordre social, fait d'elle-même une cible qui renvoie les autres à leur intolérance.
Le narrateur, lui, n'a rien choisi, rien décidé. Lorsqu'il parle à Kojima de la possibilité de se faire opérer des yeux, elle repousse violemment cette idée qui lui paraît une trahison de leur amitié.
A la suite d'une séance de torture particulièrement atroce qui lui casse presque le nez, le narrateur doit aller à l'hôpital. Il y rencontre l'un de ses tortionnaires, Momose, à qui il trouve la force de demander des explications. Momose, c'est le beau gosse qui jouit de voir l'humiliation des victimes du groupe dont il fait partie mais qui ne touche jamais personne. Le sourire aux lèvres, il contemple et encourage Ninomyia, le leader charismatique du groupe, à qui les idées les plus cruelles viennent sans cesse. La réponse qu'obtient le garçon est la plus décevante qui soit : pour rien, comme ça, parce que c'est possible et que rien ne nous en empêche. Le strabisme n'y est pour rien. Le garçon en lui-même n'a aucune importance, c'est lui mais ça pourrait être un autre. Même ce calvaire échoue à le faire apparaître comme une personne, même pour ses bourreaux, il n'est rien. Ni remords, ni regrets car pour Momose, la morale n'existe pas, on fait ce que l'on a envie de faire et ceux qui s'en empêchent sont des losers qui ne doivent pas s'étonner d'être traités comme tels. Aucune haine, aucune justification, aucune empathie, pour Momose la vie est simple : tu le veux, tu le fais, le reste n'a aucune importance : « « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même », c'est de la connerie. » La barbarie glaçante, sans haine, sans colère. La morale comme une donnée sans aucune légitimité, sans raison, sans intérêt.
Pour le narrateur, l'enjeu sera de voir nettement, au sens propre comme au sens figuré, qui il est et quelle place il a dans le monde. Se voir enfin tel qu'il est, à sa juste dimension.
Il n'y a pas de musique dans ce roman, sauf celle du vent qui agite les feuilles et du rire de Kojima.
HEAVEN - Mieko Kawakami - Actes Sud - avril 2016 234 pages
Traduit du japonais par Patrick Honnoré