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Chronique Livre :
HEUREUSE FIN de Isaac Rosa

Chronique Livre : HEUREUSE FIN de Isaac Rosa sur Quatre Sans Quatre

Isaac Rosa est un auteur espagnol qui a écrit plusieurs romans – cinq d’entre eux sont traduits en français et publiés chez Christian Bourgois - nouvelles et chroniques. Son deuxième roman, La mémoire vaine – qui explore la mémoire du franquisme - a reçu plusieurs prix littéraires dont le prix Romulo Gallegos.


«  Si seulement ton fils m’en avait parlé plus tôt, puisque tu as préféré me cacher Inès. ? Pourquoi as-tu fait ça ? Pour m’éviter une douleur qui au point où nous en sommes n’ajouterait pas grand-chose ? Pour faciliter l’accord de séparation, sans distorsions sentimentales et en gardant intact ton capital émotionnel ? Ou plutôt, comme je le soupçonne, pour partager la responsabilité de la rupture ? Que dis-je, partager : pour la mettre entièrement de mon côté, pour que je me sente responsable de notre échec final. Si dès le début tu avais été sincère, ça m’aurait fait mal, bien sûr et même plus que tu ne le crois. Mais j’aurais assumé, sans tant de simagrées mélodramatiques. Et surtout, tu m’aurais fait gagner quinze jours, les deux semaines qui ont passé entre l’annonce que tu voulait me quitter et ton départ de la maison. Quinze jours que, jusqu’à ce que je reçoive ce message de ton fils, j’avais considérés comme une période d’armistice et de remise en question : quand je croyais encore possible que tu reconsidères ta décision. Mais qu’ensuite, mise au courant de ton Inès, j’ai rebaptisés comme Les Deux Semaines D’Humiliation, comme ça, avec toutes leurs majuscules. L’humiliation que tu n’as pas voulu m’épargner, et dont je préfère penser que tu ne l’as pas cherchée. Quinze jours durant lesquels nous cohabitions encore, où nous faisions notre théâtre conjugal devant les filles parce que nous avions décidé de ne rien leur dire tout de suite. Nous avons même dormi ensemble pendant ces deux semaines de délai que nous nous étions données pour ne pas nous précipiter et faire les choses bien, et je pensais que ce sursis était la preuve de la faiblesse de ta décision : que ce n’était en fait qu’un avertissement et que tu m’offrais ce délai supplémentaire comme opportunité de reconsidérer les termes de notre relation. La première nuit, après m’avoir dit que tu voulais me quitter, tu t’es installé sur le canapé, sans dramatiser, tu as jeté un drap sur toi et bonne nuit à demain. Mais le lendemain, idiote que je suis, je t’ai demandé de revenir dormir dans le lit, parce que je ne voulais pas que tes filles te trouvent sur ton canapé si elles se réveillaient avant toi, mais aussi parce que j’avais vraiment pris ces quinze jours comme une campagne de reconquête. Quelle imbécile. » (p. 28-29)


Antonio et Angela se séparent. Dans l’appartement qu’ils occupaient avec leurs deux filles, tout un passé s’est accumulé ; treize ans de vie commune recouvrent les pièces comme une couche de peau qu’il faut déchirer et jeter – à quoi bon garder, maintenant ? Plus rien n’a de sens ni de valeur, tout apparaît comme un bric-à-brac insensé et complètement absurde – comme une croûte qui fera place à une nouvelle peau lisse et rose. En théorie, oui, ce devrait être comme ça.

Mais Antonio part rejoindre une nouvelle conquête ; l’histoire sans grâce mais hélas si banale d’une femme plus jeune, Inès, et sans tout ce passé commun qui alourdit le quotidien, Angela a découvert inopinément qu’il la trompe depuis déjà pas mal de temps. Angela et lui en sont à discuter avec âpreté du lieu de vie des deux petites, de la pension alimentaire, des jours de visite : tout ce qui a été source de joie, d’épanouissement, de désir s’est soudain tari, ratatiné, flétri au point d’en être méconnaissable.

Tour à tour, Angela et Antonio vont prendre la parole à la fois pour revenir petit à petit sur la genèse de leur union, remonter le temps – et qu’elle est douloureuse et douce, cette anamnèse intime -, s’expliquer, se justifier, se dire sans fard ce qu’il en est de leur coeur. Sincérité que l’échec de leur relation permet, enfin.

Comme il est fascinant de voir leurs récits s’emboîter avec la familiarité que procure le partage quotidien, ou bien se contredire, ou encore mettre en lumière les volontaires obscurités de l’autre. Chaque discours raconte à la fois le même parcours de vie et un autre insoupçonné, caché derrière des mensonges ou des omissions confortables, parfois même tout simplement patent mais jamais compris, tant est aveugle celui qui croit connaître son partenaire.

Au travers de leurs récits enchevêtrés, on surprend les désillusions réciproques, le désenchantement qui conduit à imaginer un avenir sans l’autre, les petites manies un temps adorables qui deviennent insupportables, les différences dont on est d’abord tombé amoureux et qui finissent par creuser des fossés infranchissables. Et puis les enfants qui chamboulent l’équilibre de la vie à deux, faisant par leur existence même disparaître la futilité, la fantaisie, la légèreté, tout ce qui faisait le sel de la vie à deux.

Angela et Antonio ont chacun des choses à se reprocher, coups de canif dans le contrat, comme on dit, mauvaises pensées et reproches pas toujours justes et regard plus très bienveillant posé sur l’autre. Pour Antonio, Angela vieillit, elle devient moins attirante physiquement, son corps a été déformé par les maternités et par le temps qui passe, tout simplement. Ça ne l’empêche pas de la désirer mais plutôt par routine, ou aussi pour ne rien laisser voir de ses doutes sur la survie de leur relation. Quant à elle, elle se sent seule, immensément seule, pas assez aimée, pas assez appréciée, son travail jamais évoqué, ses idéaux souvent bafoués par leur vie à deux, et elle se replie sur ses deux enfants et aime ailleurs, une fois, un homme qui lui donne le sentiment d’être importante et attirante.

Bien sûr, même si elle a déjà mis un terme à cette liaison, la déflagration a lieu et elle se promet de tout faire désormais pour préserver ce mariage au moins jusqu’à ce que les filles soient adultes. C’est essentiel pour elle que les enfants aient un environnement stable, pas comme pour Germán, le fils qu’Antonio a eu avec Teresa, sa compagne précédente.

On perçoit aussi, à travers leurs récits à la fois conjoints et disjoints, un portrait de la société espagnole contemporaine. Angela est enseignante et Antonio est journaliste et c’est surtout lui qui connaît le plus de difficultés dans sa profession : le journal se numérise, pour faire des économies on diminue la masse salariale, il faut vendre et faire cliquer le lecteur au maximum, le plus souvent possible, et tous les moyens marketing plus ou moins déontologiques sont bons pour obtenir le résultat escompté. Antonio se plie, bon gré mal gré, à ces nouvelles exigences professionnelles, sans illusion certes, mais avec énergie et sa vie personnelle en est affectée : il reçoit des messages professionnels à longueur de journée, lui signalant le nombre de likes, de clics, de commentaires pour ses articles, et c’est comme s’il avait une laisse autour du cou sur laquelle on tire régulièrement. Il y a de moins en moins de distinction entre le temps professionnel et le temps personnel, et l’un dévore lentement l’autre. De plus, les journalistes deviennent, par le jeu de ces éditions web, des concurrents les uns pour les autres puisqu’il est facile de comparer les réactions et appréciations du lectorat par les traces visibles et chiffrées qu’il laisse sur son passage. Il est aussi arrivé à Antonio d’utiliser des conversations ou des idées de sa femme pour écrire ses articles, sans jamais, bien entendu, admettre son emprunt : la pression est grande pour écrire et être original, percutant, incisif et dans l’air du temps et bien fou celui qui se montrerait regardant sur les moyens d’y parvenir.

Étonnant par son dispositif narratif qui place côte à côte les deux flots de paroles des amants désunis et par le choix de remonter le fil des souvenirs comme un fleuve, vers l’embouchure où tout a pris forme, ce roman est intime et universel dans son récit circonstancié de l’écroulement lent mais inexorable de l’amour. Certaines scènes sont magnifiques de bonheur familial et sensuel, quand le temps s’étire et qu’on n’a rien de mieux à faire que de vivre lentement tous ensemble, longues siestes et réveils paresseux, mais d’autres sont cruelles, qui montrent avec précision et beaucoup d’authenticité, le moment où l’on ne pose plus un regard amoureux sur l’autre, où l’on sait qu’on se détache, que la bulle se fendille et que ce qu’on croyait essentiel à notre bonheur devient une gêne dont on envisage soudain pouvoir se débarrasser. Il faut alors livrer bataille...

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Musique :

The Kinks - Days

Erik Satie - Première Gnossienne - Alessio Nanni, piano


HEUREUSE FIN - Isaac Rosa - Éditions Christian Bourgois - 320 p. janvier 2020
Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu.

photo : Pixabay

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