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Chronique Livre :
IL ÉTAIT UNE FOIS L'INSPECTEUR CHEN de Qiu Xiaolong

Chronique Livre : IL ÉTAIT UNE FOIS L'INSPECTEUR CHEN de Qiu Xiaolong sur Quatre Sans Quatre

illustration : trois gardes rouges sur un manuel scolaire chinois en 1971 (Wikipédia)


« Quand tout est divulgué »*

Après neuf enquêtes au cœur de la société chinoise, des résultats remarquables malgré un appareil du parti qui voit d'un mauvais œil un policier qui s'intéresse de trop près à la corruption, l'inspecteur Chen Cao raconte son adolescence et ses débuts de flic. Une jeunesse marquée par la Révolution culturelle décrétée par le président Mao et appliquée avec un zèle imbécile par des hordes de jeunes gardes rouges. Son père, commerçant, propriétaire d'une échoppe, va subir l'opprobre et les maltraitances, la honte et la rééducation promise à tous les capitalistes, les « monstres noirs » qui, selon le parti mettaient en cause le succès de la dictature du prolétariat.

Le jeune Chen Cao lui-même est interdit d'école, son avenir est compromis et il ne devra sa réussite scolaire qu'à un travail personnel acharné. Ce qui ne l'empêche pas d'être l'homme de la maison et de devoir régler les problèmes liés au statut de son père. Il parvient toutefois à obtenir son diplôme de l'université de Pékin et se destine à une carrière de traducteur. Mais le parti décide de la carrière des jeunes diplômés et il se retrouve à traduire des manuels de police américaine dans un commissariat de Shanghai.

De son poste d'observateur, il va être amené à s’intéresser au meurtre d'un certain Fu, individu richissime et très influent. Sa mort violente va mettre les cadres du parti en alerte et ceux-ci vont mettre la pression sur les policiers. Persécuté sous la Révolution culturelle, Fu avait perçu une énorme somme d'argent de l'état et Chen va trouver dans sa biographie l'écho de sa propre histoire familiale. Fin et obstiné, le jeune traducteur va trouver la solution de l'énigme et être nommé inspecteur de police par le responsable du parti. Ce sera le début d'une carrière riche et passionnante.


« On ne peut distinguer »

« Dans la « salle de lecture », Chen leva la tête de sa traduction. Personne ne s'intéressait au projet sur lequel il travaillait. Il ne savait toujours pas qui lirait ce texte une fois terminé. Il serait sans doute rangé intact sur une étagère ; il disparaîtrait sous la poussière jusqu'à tomber lui-même en poussière.
Au lieu d'un bureau ou d'un box, on lui avait assigné une table branlante dans la salle de lecture. Les visiteurs étaient rares et il passait la plupart du temps seul à traduire ou à lire sans être dérangé. Mais l'étrangeté de son rôle, une sorte de bibliothécaire déguisé en policier, lui pesait de plus en plus. Il restait là, demi-flic, au milieu des vrais flics.
Il retourne machinalement à sa traduction, une moitié de son esprit concentré sur son travail, une autre en pleine divagation. Il pensa au célèbre slogan : Chacun de nous doit être un boulon que l'État visse où bon lui semble. Mais l'homme n'était pas un boulon. Et si le boulon était inadapté ? Inutile, il rouillerait sur place. »


« la question de la réponse »

Après neuf polars passionnants où Qiu Xiaolong a démontré les grandes qualités de déductions et l'habileté de son personnage récurrent, l'inspecteur Chen Cao, a mené à bien les enquêtes qui lui sont confiées en louvoyant entre les pressions de puissants cadres du Parti ou des nouveaux riches corrompant jusqu'aux plus hauts sommets politiques, il s'est décidé à lever le voile sur la genèse de ce flic rusé parvenant à survivre en milieu hostile. Chen raconte les traumatismes terribles de la Révolution culturelle qui a fait de sa famille des parias, qui l'a privé d'école, l'incroyable engrenage politique qui a broyé des millions d'êtres humains dans le seul but de faire triompher le clan politique de Mao plutôt qu'un autre courant au sein du parti communiste chinois.

« Dans la société de classes, chaque homme vit en tant que membre d'une classe déterminée et il n'existe aucune pensée qui ne porte une empreinte de classe. »

Tout est dit dans cette citation tirée des Cinq Essais Philosophiques de Mao Tsetoung (éditions de Pékin – 1971). Le père de Chen possède une petite affaire qu'il a développé, il est donc un « monstre noir », un capitaliste complotant à la défaite de la glorieuse révolution socialiste. Des hordes de jeunes gardes rouges, illettrés pour la plupart, vont donc arrêter, juger, condamner les « bourgeois » et les « intellectuels » dont les paroles et les actes ne peuvent que trahir leur appartenance de classe. Qiu Xiaolong livre sur cet épisode tragique de l'histoire chinoise un préambule magnifique d'émotion et de pudeur. À elles seules, la quinzaine de pages de ce texte expliquent la terrible tragédie du petit Chen et sa capacité à faire face aux aléas les plus contraignants.

En dehors de ce moment de grâce littéraire, quelques anecdotes des jeunes années de l'inspecteur, sans lien apparent entre elles, joliment écrites, prennent toute leur place avec le recul, s'intègrent dans les fondations du personnage et expliquent qu'il n'est pas qu'un fonctionnaire de plus dans un pays qui en compte tant, qu'il n'a pas succombé à la tentation de la corruption, devenant par là un cas rarissime dans les forces de police. Chen a choisi de se couler dans le moule, il résiste au pouvoir en place, mais de l'intérieur. Comme l'auteur est féru de poésie, disons que Chen fait dans l'administration policière de Shanghai ce que Rimbaud faisait au sonnet classique en France, il se conforme aux usages pour mieux les modifier.

« Les contradictions existent dans le processus de développement de toutes les choses, de tous les phénomènes/... » (Cinq Essais Philosophiques - Mao Tsetoung - éditions de Pékin 1971)

Affecté, sans le vouloir, dans un commissariat, le jeune Chen va bien vite se mêler de la première enquête de sa vie de policier. Il va y exceller et découvrir l'assassin, évidemment, les temps ont changé, les intellectuels, hier honnis, deviennent les alliés de la classe ouvrière dans son combat pour l'émancipation. Le pouvoir n'en est pas à une contradiction près, la direction du pays a changé de main, les slogans d'hier sont rangé aux oubliettes de l'histoire. Entre la traduction de Kundera et des investigations menées à la manière d'un Hercule Poirot, le jeune traducteur de manuels de police américains voués à l'oubli va apporter sa touche inimitable à une enquête bien mal partie.

Ce polar est une découverte passionnante de ces années de plomb, des crimes commis et des absurdités absolues, des dangers du fanatisme aveugle et des phénomènes de masse échappant toujours à tout contrôle/ C'est aussi une visite gourmande de la Chine, de ses saveurs, de son inventivité culinaire. L'enquête autour du meurtre de Fu tourne pour beaucoup autour de plats, de restaurant, de papilles curieuses et de bonnes tables locales. Un point commun de plus entre Chen et le fameux, et gourmet, Juge Ti des romans de Robert van Gulik, personnage à la fois très respectueux des règles impériales du VIIème siècle mais également soucieux de ne pas être corrompu et de rendre au mieux la justice.

L'auteur a volontairement mêlé ses propres souvenirs et anecdotes à ceux de son personnage. Le réel et le roman s'intriquent, comme la personnalité d'un écrivain déteint sur celles de ses personnages. Qiu Xiaolong va au bout de cette idée et raconte les raisons qui l'ont poussé à choisir tel nom de personnages ou de restaurant. Bref, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'inspecteur Chen sans oser le demander dans un roman édifiant et passionnant qui éclaire différemment les précédent opus. Fiction, réalité, peu importe, il y a une cohérence dans l'acharnement de Chen à faire triompher la vérité, sa vie a été marquée pour toujours par les accusations mensongères qui ont abouti à la persécution de sa famille.

Un polar essentiel à tous les fans de Chen, indispensable pour les autres afin de découvrir ce personnage hors norme. Qiu Xiaolong raconte à merveille la Chine et ses rouages !


« qui nous garde »

Qiu Xiaolong naît à Shanghai en 1953. Durant la Révolution culturelle, son père est la cible des Gardes Rouges et lui-même est privé d'école. Il apprend seul l'anglais et se passionne pour la littérature anglo-américaine, en particulier l'oeuvre de T. S ? Elliot. Il poursuit ses recherches à Saint-Louis, aux États-Unis, et décide de s'y installer définitivement. Après les événements de Tian'anmen. Il est l'auteur de nouvelles, du cycle de la Poussière Rouge et de dix romans policiers. Ses livres se sont déjà vendus à plus de un million d'exemplaires à travers le monde. Le dernier, Cyber China, (Liana Levi - 2012) s'intéressait à la censure des réseaux sociaux en Chine.


« sous le charme »

Fort peu de musique identifiable, Chen parle de chansons populaires chinoises, en cite même quelques vers mais de là à en retrouver une interprétation...

« La jeunesse est comme un oiseau,/elle se perche et s'envole »

Seul un passage non traduit, dans L'Insoutenable Légèreté de l'Être de Milan Kundera, évoque à Chen Cao une œuvre de Beethoven, Es Muss Sein, opus 135 IV, et lui permet de faire faire un bond significatif à la première enquête où il peut participer.


« la danse ou la danseuse ? »

IL ÉTAIT UNE FOIS L'INSPECTEUR CHEN – Qiu Xiaolong – Liana Levi – 235 p. octobre 2016
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon

*Les intitulés sont tirés d'un poème de Chen Cao, donc de Qiu Xiaolong évidemment, Soleil d'or en fusion, qui apparaît dans Visa pour Shanghai

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