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ILS SE NOIERONT DANS LES LARMES DE LEURS MÈRES de Johannes Anyuru

Chronique Livre : ILS SE NOIERONT DANS LES LARMES DE LEURS MÈRES de Johannes Anyuru sur Quatre Sans Quatre

Johannes Anyuru est un auteur suédois qui écrit de la fiction ainsi que de la poésie. Son dernier recueil de poèmes a obtenu le prestigieux prix August (genre de Goncourt). Ils se noieront dans les larmes de leurs mères a reçu le prix Per Olov Enquist, le prix Dobloug décerné par l’Académie Suédoise et le prix August.


« «  Ils divisent les gens en deux catégories. Amis ou ennemis.
- C’est pire que ça », répondit ma mère. Souvent, j’entendais mes parents discuter dans la cuisine, la nuit. Il y avait quelque chose dans le ton de leur voix, une peur tapis sous les mots. « Plutôt humains ou animaux. » »

17 février.

D’emblée, le roman démarre sur les chapeaux de roues : une librairie de Göteborg qui reçoit un célèbre caricaturiste est le siège d’un attentat. Amin, Hamad et une jeune fille se déploient dans les lieux et prennent les visiteurs en otage, avec l’intention de trancher la gorge de l’auteur qui a eu le malheur de se moquer de la religion. Le caricaturiste doit mourir, ils sont prêts à mourir eux-mêmes s’il le faut, rhétorique funeste, par la mort aguichée, où rien ne devrait subsister dans un vain espoir que rien n’ait jamais été écrit, publié, pensé.

Jeunes, tous les trois, jeunes et suédois, mais pas le genre de Suédois qui a la cote, plutôt ceux qu’on essaye de rééduquer, dans la blanche et froide Suède, ceux qui dérangent avec leurs manies alimentaires et leurs croyances dépassées. Filmés par la jeune fille qui soudain sent qu’elle n’est pas au bon endroit, qu’elle n’est pas qui elle pense être, comme si une partie d’elle-même se défaisait soudainement, l’attentat ne se déroule pas comme prévu, car au lieu que ce soit le dessinateur qui meurt, Hamad sera tué par la police et elle empêchera Amin de tuer comme prévu.


« Je ne me rappelle pas comment nous arrivâmes à Kaningården. Si ce fut en bus, en voiture ou à pied. Je ne me rappelle aucun portail d’entrée ni la couleur de l’uniforme des agents. En revanche, je peux parfaitement décrire l a viande de porc qu’on nous y servait chaque jour. Le moindre morceau de saucisse, la moindre tranche de charcuterie.
Ce récit s’adresse à toi qui ignores encore que la folie finit toujours par devenir la norme et la norme, la folie.
Le jour où l’on nous montra la vidéo d’Amin, notre repas consista en des tranches de pain de mie garnies de jambon, et je me rappelle que le disque de viande rose avait des veinules de sang qui le faisaient ressembler à un greffon de peau humaine.
Le réfectoire avait été aménagé dans une salle de sport avec du mobilier brinquebalant qu’ils avaient dû récupérer dans les parcs et sur les aires d’autoroute. Un vieux panier de basket était toujours accroché à l’un des murs.
Je revois mon père trifouiller dans son assiette, se saisir d’un cornichon et révéler la pâleur de la chair en dessous, comme quand on retire un pansement.
Nous ne mangions rien qui eût touché la viande de porc. Nous nous nourrissions des quelques légumes au bord de l’assiette quand c’était possible, ou du pain et des conserves que mon père arrivait parfois à se procurer.
Ce n’était pas tant pour des questions religieuses que pour garder un minimum de contrôle sur quelque chose. Yani # anorexie. 
Mes chaussures collaient au sol quand je me levais de table, car certaines personnes se débarrassaient de leur viande en la balançant simplement par terre et à force, une couche de chair grise en putréfaction s’était formée autour de chaises. Un morceau de saucisse de la veille vint se loger dans le motif de ma semelle et tandis que je me tenais en équilibre pour essayer de le décoincer avec une fourchette en plastique, je repensai à ce mec qui, dans le Coran, se réveillait prisonnier du ventre d’un poisson géant qui l’avait avalé.
Voilà, prisonniers du ventre de la Suède.
Tous les jours, nous avions l’obligation de suivre des cours dans le bâtiment K, une bâtisse de briques jaunes qui, en son temps, avait dû être une vraie école car il y avait une aire de jeux pour enfants dans la cour et un terrain de foot en terre battue à côté. Les professeurs changeaient en permanence. Un jour, un Suédois de mon âge vint nous expliquer que les hommes devaient aussi changer les couches et passer l’aspirateur. Le lendemain, un agent nous passa un film sur la reproduction où les spermatozoïdes ressemblaient à de petits sous-marins blancs. Le matin suivant, nous vîmes quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Les intervenants se qualifiaient d’entrepreneurs de la démocratie, de coachs en liberté d’expression ou d’activistes du débat, et chacun écrivait son nom sur le tableau blanc avant de commencer sa leçon.» (p. 165, 166 et 167)


« Voilà, nous étions prisonniers du ventre de la Suède. »

Le modèle suédois est le bon, il est conseillé d’y adhérer. Car sinon, on finit parqué, déporté, à Kaningården, un camp délaissé, minable, sale et pourrissant, juste assez bon pour ceux qui sont réfractaires, les « anti-suédois ». La gouvernement se soucie pourtant de leur bien-être, avec des cours de culture suédoise – on leur demande par exemple de dessiner leur propre caricature - et de la viande de porc à tous les repas, histoire de les débarrasser de leurs manies bizarres. C’est une époque où les citoyens suspects – suspects même s’ils ont signé le contrat de citoyenneté - se sont tous vus attribuer un numéro d’identité qui peut évoluer en fonction de leur dangerosité supposée, latente, certaine.

« Nous étions nés en Suède sans être suédois, et cela nous avait rendus irréels. Le seul moyen pour nous de redevenir réels, c’était mourir. »

Parias, repoussés, rejetés, parqués, constamment contrôlés par la police, les musulmans principalement sont aussi l’objet de toutes sortes d’humiliations et d’injures quotidiennes de la part des groupes racistes affiliés au Coeurs de Chevaliers dont l’emblème évoque la croix chrétienne et la svastika. C’est là qu’a grandi la jeune fille, après la mort de sa mère, victime d’un crime raciste après avoir refusé de signer le contrat de citoyenneté. On les avait prévenus en brisant la vitre de leur salon pour venir y jeter une tête de porc. Subtil message.

De jour en jour, elle voit son père décliner, le grand poète, le délicat penseur, l’homme au verbe ne mange presque plus, jetant mécaniquement, comme tous les autres, la tranche de jambon des sandwichs dont le gouvernement les nourrit par terre où elles forment une boue répugnante dans laquelle les pieds s’enfoncent. Ils n’ont plus de compte, plus d’argent, plus de carte de crédit, plus que le droit de survivre dans un endroit où on attend qu’ils pourrissent sagement.

Il n’existe d’ailleurs plus qu’une mosquée à Göteborg, et le Coran a été modifié pour être plus acceptable au regard des valeurs suédoises. On manifeste pour refuser d’accueillir les victimes des inondations qui ont eu lieu en Asie du sud est.
Mais ça, c’est dans le futur. La Suède est un pays où le racisme n’existe officiellement pas, et où il est encore possible de vivre librement, quelle que soit sa confession. Même si les discours deviennent plus durs envers les migrants, même s’il est plus difficile de ne pas se couler dans le moule suédois.

« Cela signifie que je viens d’un endroit qui se situe dans quinze ans. »

La jeune fille. Maintenant, plus de quinze ans après. Elle est dans un hôpital psychiatrique, elle est diagnostiquée schizophrène, elle ne sait pas qui elle est. Non, ce n’est pas ça. Elle est fragmentairement Nour, la jeune femme mariée le matin même à Amin, prête à se ceindre de la ceinture d’explosifs et qui a fini par tuer Amin, sauvant ainsi la vie tous. Elle est aussi Annika, une jeune Belge que ses parents ont reconnue, une jeune fille qui est partie de chez elle un jour on ne sait pas pourquoi. Mais elle ne s’en souvient pas, elle non plus, elle ne parle même pas flamand. Ou plutôt elle se souvient d’être plusieurs personnes, des morceaux de vie qu’elle ne sait pas coller ensemble. Elle se souvient de sa copine Liat, de leurs conversations, de leur amour commun pour Oh Nana Yurg, une chanteuse dont on découvre plus tard qu’elle n’était qu’un logiciel. Elle dit venir du futur, elle dit avoir été dans le futur empêcher l’attentat, afin d’empêcher la Suède de s’embraser. D’ailleurs certains parlent ici et là – mais on n’y croit guère - de ces voyages dans le temps et de l’implantation dans le cerveau de souvenirs de choses pas encore commises.
La vidéo qu’elle a faite de l’attentat passe sans discontinuer sur les téléviseurs géants dans les rues suédoises. De quoi alimenter la peur, l’insécurité, la haine de l’autre. Après cette vidéo, les lois répressives se sont abattues sur la société comme les mouches sur du miel.

Pour l’aider à recouvrer la raison, le médecin accède à sa demande : elle demande à voir, depuis sa réclusion dans l’HP, un écrivain musulman, un type tranquille, qui a une femme Isra et une petite fille. Elle lui remet des pages de manuscrit dans lequel elle raconte sa vie passée, ses souvenirs. Vite, avant qu’ils ne s’effilochent et qu’elle ne les perde. D’abord surpris de la demande, il s’attache à elle et essaie de la comprendre, de l’aider à trouver qui elle est. Nour, la combattante de Daech, Annika la jeune Belge ?

Il comprend qu’elle a été emprisonnée à Al-Mima, une prison aux environs d’Amman, où l’on pratique la torture, la classique, n’est-ce pas, mais aussi une autre forme, nouvelle et dévastatrice, sur des jeunes gens qu’on enlève pour en faire des combattants.
Petit à petit, d’entre les souvenirs, la vérité émerge.

Quel roman ! Va-et-vient entre le passé et le présent et le futur, un futur glauquissime où le racisme et la ségrégation a totalement gagné la partie, laissant derrière eux un fumet de pourriture immonde et comme une odeur brune vraiment inquiétante.

Comment cette jeune fille en est-elle venue à s’engager pour Daech ? Qu’est-ce qu’elle a subi à Al-Mima ? Comment se fait-il qu’elle soit à la fois cette jeune Belge tranquille et cette jeune musulmane ?

Le personnage de l’écrivain, qui se sent mystérieusement lié à elle, tente de comprendre, mène son enquête, hésite à quitter la Suède pour aller au Canada, terre qu’il pressent devenir moins hostile. Dans le futur. Celui dont dit venir Nour, précisément ?

C’est un très beau kaléidoscope - la fin est une vraie surprise étourdissante - un voyage dans le temps-puzzle, une dystopie tellement réaliste qu’elle inquiète pour de vrai sur ce qui travaille le beau pays jaune et bleu. On ne peut pas dire qu’on n’aura pas été prévenu.


ILS SE NOIERONT DANS LES LARMES DE LEURS MÈRES - Johannes Anyuru - Éditions Actes Sud - 336 p. novembre 2018
Traduit du suédois par Emmanuel Curtil

photo : Göteborg - Pixabay

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