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Chronique Livre :
IREZUMI de Akimitsu Takagi

Chronique Livre : IREZUMI de Akimitsu Takagi sur Quatre Sans Quatre

illustration : estampe - Yujo (prostituée) se faisant tatouer (Nautiljon)


L'auteur

Takagi Seiichi est né en 1920, au Japon. Il travaillait comme ingénieur pour une compagnie fabriquant des avions mais se retrouva sans emploi à la suite de la prohibition sur la production d'armes au Japon après la guerre. Il est devenu Akimitsu Takagi après avoir consulté une voyante et Irezumi est son premier roman. Il est mort en 1995.


L'histoire vite fait

Orochimaru, Jiraiya et Tsunadehimé, le serpent, la grenouille et la limace : la triple malédiction.

Kinué, une femme exceptionnellement belle, dont plusieurs hommes sont très amoureux et rivaux, porteuse d'un tatouage magnifique qui lui recouvre le corps, disparaît après avoir dit qu'elle craignait pour sa vie à plusieurs personnes. Dans sa salle de bains fermée de l'intérieur, on retrouve 4 membres et sa tête. Mais pas son tronc. Qui l'a tuée et pourquoi ? Le Docteur dingue de tatouages dont on se demande jusqu'où il irait pour s'en procurer un ? Son amant officiel, jaloux comme une teigne ? L'employé de l'amant, timide et amoureux ? De toute évidence il a fallu beaucoup d'intelligence pour concevoir ce crime qui déroute complètement la police.

Il faut remonter le temps, avant la guerre, dans le passé de cette femme pour tout comprendre. Ca et puis savoir que l'amour est la plus puissante des armes de mort.


Un petit extrait

« Alors que Tsunetarô s'apprêtait à passer l'examen médical de la circonscription, Horiyasu posa pour la première fois son aiguille sur son fils. Façon pour le maître de lui signifier solennellement son affection en lui encrant l'épiderme, en lieu et place de la traditionnelle cérémonie au temple.
L'événement suffit à faire exploser les désirs que Kinué tenait jusque-là cachés.
« Tatoue-moi aussi, s'il te plaît. Une grande pièce, aussi belle que celle de Tsunetarô... », implora la jeune fille, les mains jointes.
Horiyasu secoua la tête. Il s'agissait là de sa fille non mariée.
« Crois-tu vraiment qu'un père se hasarderait à mutiler la peau de sa fille ? », gronda-t-il dans une grimace.
Kinué quitta la pièce sans un mot. Elle garda le silence deux jours durant.
Horiyasu se sentit quelque peu frustré. Il avait pour principe de toujours refuser la première fois lorsqu'une femme ou une personne de la haute société lui demandait de la tatouer ; non pour fuir ses responsabilités, mais tout simplement parce qu'il savait, par sa longue expérience, que son refus ne ferait qu'exacerber les ardeurs du demandeur...
Pourquoi, cette fois, n'avoir pas pris ne serait-ce que cinq minutes pour accéder à la requête de Kinué ? se demanda le tatoueur, le cœur lourd. En tant que parent, cependant, il ne pouvait revenir sur sa parole.
Ce soir-là, alors qu'il rentrait d'une visite au domicile d'un client, Kinué l'attendait avec un sourire sibyllin.
« Père, ne veux-tu vraiment toujours pas me tatouer ? », demanda-t-elle en remontant la manche droite de son kimono jusqu'à son épaule.
Le haut de son bras d'ordinaire immaculé semblait congestionné. Trois petites fleurs de cerisier se déployaient dessus, finement tracées à l'encre indigo.
Horiyasu reconnut l'oeuvre de Tsunetarô. Il posa sur le visage de sa fille un regard traversé de mille émotions indescriptibles.
« Qu'en penses-tu ? Pressa-t-elle. Si tu refuses toujours, je demanderai à Tsunetarô de me tatouer tout le corps. »
Elle a gagné, pensa Horiyasu. Sa défaite n'avait pourtant rien d'heureux.
« Monte à l'étage et déshabille-toi », murmura-t-il, les yeux brillants. » (p. 29-30)


Moi, j'en dis que :

« Pris au piège de son charme toxique, Kenzô s'agenouilla et déposa un baiser sur les lèvres du monstre Orochimaru, comme un gage d'infaillible loyauté à,la reine devant laquelle il se prosternait. »

Le Japon après guerre. Une atmosphère de défaite qui imprègne tout le roman, un pays sous le joug, pauvre, triste, qui oublie comme il peut les traumatismes de la guerre. Les hommes sont démobilisés et rentrent au pays après une campagne qui les laisse meurtris et humiliés. Les réfugiés asiatiques affluent au Japon qui hésite entre ouverture et repli frileux sur soi.

Les personnages sont tous emblématiques de cette époque amère : un docteur collectionneur de tatouages qui n'hésite pas à donner des arrhes aux porteurs de beaux tatouages afin de réserver leur peau, Kenzô, un jeune médecin tout juste revenu de la guerre, bipolaire et spécialisé dans la médecine légale, des employés soumis, des patrons arrogants, Hisachi, un esprit brillant mais misanthrope.. Et puis une femme tatouée, porteuse d'un serpent magnifique, une femme serpent qui mord sans peur et répand son venin dans le cœur des hommes.

Oui, oui, la femme fatale, le jeune homme naïf, le cynique sans cœur, oui oui on y est, absolument.

Bien sûr que le tatouage est érotique, tellement même qu'il est interdit à l'époque et se pratique quand même mais dans des arrière-boutiques sombres. Il est impossible de renoncer totalement à cette coutume et à ses artistes exceptionnels qui encrent la mythologie nippone sur le corps des Japonais. L'histoire nippone est brisée, salie, enlaidie. Les irezumis lui redonnent ses couleurs et sa splendeur. Sous les vêtements rayonnent des dessins qui exaltent l'identité nationale sous sa forme mythologique. Les scènes sont nombreuses où l'on évoque la douleur des aiguilles, les convulsions du corps enfiévré, les gémissements et les cris étouffés des femmes nues qui offrent la blancheur de leur peau au tatoueur.

Les femmes tatouées sont marquées, elles franchissent, par l'abandon de la virginité de leur peau, le fossé qui les séparera à jamais des femmes respectables. Elles deviennent prostituées, amies des yakuzas, maîtresses entretenues et cachées. La plupart se tatouent par amour, parce que leur amant ou mari, dans le cas du Dr Tatouage par exemple, l'exige pour avoir des rapports sexuels avec elles. Mais pas Kinué. Fille d'un maître tatoueur exceptionnellement doué, elle veut qu'il la tatoue, elle désire ce tatouage, un orochimaru de toute beauté qui couvre son dos et ses épaules et se répand sur ses bras et ses cuisses, comme elle désirerait un homme, passionnément.

Le roman raconte cela d'abord, avant le crime et l'enquête qui en découle et qui n'aboutit à rien tant que Kyôsuké Kamizu, récemment démobilisé lui aussi, n'apparaît pas.

Elle piétine grave l'enquête ! Tant d'éléments semblent impossibles à comprendre, jugez-en plutôt : 4 membres et une tête sans tronc sont retrouvés dans une salle de bain fermée de l'intérieur. Deux autres crimes seront commis ensuite, un apparent suicide et un cadavre dépecé. Les suspects ont tous des alibis, ni l'argent ni l'amour ne semblent constituer des mobiles pour ces crimes qui tournent tous autour de Kinué, la femme-serpent dont plusieurs hommes sont amoureux et dont on ne retrouve pas le tronc. Car c'est elle la victime, son visage en atteste.

Quand Kyôsuké Kamizu s'empare de l'affaire, tel un deus ex machina, tout ce qui semblait insoluble se résout en quelques raisonnements puissamment cartésiens et deux parties de shogi. Il a le coup d'oeil radical de Sherlock Holmes, la puissance des petites cellules grises d'Hercule Poirot et la maîtrise du bluff de Columbo. Le voir s'orienter dans le labyrinthe de cette affaire aussi simplement et trouver le coupable est un régal !

Irezumi est le premier des nombreux romans dans lesquels revient le personnage de Kyôsuké Kamizu. Pour l'heure, c'est encore un jeune homme qui s'amuse à percer le mystère sur lequel tous se sont cassé les dents, son optimisme et sa joie de vivre contrastant avec la mélancolie des autres.

Un roman policier en forme de témoignage d'une époque troublée, aux rues tristes, aux bouges crasseux et aux filles perdues, vendues, tatouées.


Non, pas de musique...

Mais tout de même, femme tatouée, Japon, ça évoque le shamisen, autant se plonger dans l'ambiance, même si Wagakki Band utilise les instruments traditionnels pour une musique plus moderne que celle de l'époque du roman, 1947, Tengaku


IREZUMI - Akimitsu Takagi – Éditions Denoël - collection Sueurs froides - 289 p. septembre 2016
Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon

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