Chronique Livre :
J'AI D'ABORD TUÉ LE CHIEN de Philippe Laidebeur

Publié par Dance Flore le 12/04/2019
Philippe Laidebeur est journaliste et écrivain. J’ai d’abord tué le chien est son premier roman et est lauréat du prix Matmut 2019.
« Je viens de tuer un homme. C’est une chose que je n’avais encore jamais faite.
J’ai tué le chien, aussi.
J’ai d’abord tué le chien. Un berger allemand de plus de cent livres, une bête énorme, dangereuse. Elle s’est jetée sur moi, gueule ouverte, crocs menaçants, mauvaise. J’avais mon rasoir à la main : un vieux coupe-chou de barbier que je maintiens toujours en état, par prudence. Un coup sec, précis, je n’ai même pas entendu le monstre gueuler. Il s’est affalé à mes pieds. Un flot de sang poisseux a giclé de sa gorge. Puis de grosses bulles rouges se sont formées au bord de sa blessure, au rythme de sa respiration finissante. Sa gueule produisait un drôle de sifflement. Ses yeux jaunes me fixaient avec une angoisse sauvage. Les bulles sont vite devenues plus petites. Le souffle plus court. Puis tout a été fini. Au total, cela n’a pas duré plus de trois secondes.
Le type a marqué un temps d’hésitation. Son chien, je ne sais pas s’il l’aimait, mais c’était sans doute son arme favorite. Il a baissé les yeux sur moi, plus haineux que désemparé. Moi, je n’ai pas eu le temps de réfléchir. J’ai lu immédiatement le danger dans son regard. Un second coup, sec, puis un autre. Gauche, droite, et le type est tombé. De toute façon, il ne valait sans doute pas mieux que son chien ! En tous cas, il est mort pareil. Avec des bulles de plus en plus petites. Et un regard d’épouvante. » (p. 13 et 14)
C’est fou comme c’est facile de devenir SDF. Un divorce acrimonieux, la perte de sa maison, les dettes qui s’accumulent, l’alcool pour oublier, le licenciement qui s’ensuit fatalement…
Surtout qu’elle l’a plaqué pour le mari de sa meilleure amie, traîtresse sur tous les plans, la Carine. Après 20 ans de vie commune, sans qu’il ait le sentiment d’avoir fait grand-chose pour mériter ça, voilà qu’il se retrouve avec un divorce à ses torts pour adultère – la bonne blague, elle en avait un autre ! - et abandon de domicile conjugal – c’est-à-dire qu’elle l’avait mis à la porte, oui !-. Il a tout perdu, y compris ses enfants. La chute déjà bien amorcée, l’atterrissage dans la rue n’était plus qu’une question de temps. Et avec le RSA amputé des pensions alimentaires, il ne reste pas de quoi se mettre un toit sur la tête, même pas collectif. Voyez vous-mêmes, avec 5 euros par jour, on ne va pas loin...
« « SDF » sonne à l’oreille comme une erreur administrative. Comme une chose contre laquelle personne ne peut rien, contre laquelle personne, au fond, vraiment personne, ne veut rien. Une chose que l’on peut faire semblant d’avoir vaguement l’intention de réparer, un jour… lorsqu’il n’y aura rien de plus important à faire ! Une générosité que l’on peut mettre sans risque dans un programme électoral : on sait qu’il est trop tard, que personne n’y croira. Cela ne coûte donc rien. « SDF » : le mot ne dit bien entendu rien de l’injustice, de la blessure intime, de la détresse, rien de ce qui est l’aboutissement d’une galère implacable, rien de l’alcool qui abrutit lentement, de la faim qui déchire le ventre, du froid qui engourdit le corps, rien de la mort qui rôde, du harcèlement des flics, de l’indifférence des passants, des dangers de la rue. Un coup de lame pour un fond de rouge, pour un coin à l’abri du vent, pour un vieux duvet puant la merde. Un coup de tatane pour une boîte de sardines.
Le mot ne dit rien de l’identité qui se dilue, lentement. »
On apprend la débrouille, les choses à éviter, les petites combines, les bons coins et les précautions à prendre. Si on n’y arrive pas très vite, la réalité se charge de vous apprendre ses leçons sans ménagement, du bout de bottes auxquelles on a ajouté des lames de rasoir, comme ce skin tendance nazi qui vient déloger notre clodo.
Et pourtant, il ne sait pas à qui il s’attaque car ce SDF-là, ce n’est pas le genre habituel, c’est un type qui tue vite et bien, sans état d’âme, pour une histoire de planches volées, pour commencer.
Une fois que le pli est pris, et comme il faut bien admettre que la mort des importuns facilite bien des choses, notre ami n’a plus qu’à continuer à tracer sa route à coups de cadavres.
Il s’approprie un petit terrain abandonné qui jouxte une superbe maison et se construit un abri de fortune. Bien entendu, le propriétaire vient lui demander de déguerpir mais le clodo résiste et le propriétaire cède - le terrain ne lui appartient pas - et, en échange d’une grande discrétion, le tolère, lui apporte même des vêtements usagés et lui demande de faire un peu de jardinage, au noir bien sûr. C’est amusant car ils se ressemblent, le rupin et lui, les habits sont parfaits, les chaussures aussi, et, par jeu, le nouveau venu décide de se laisser pousser la moustache pour lui ressembler.
Les choses ne sont pas si infernales, avec ce semblant de logis et il fait la connaissance d’une jeune femme noire, Angelina, qui est employée, disons plutôt exploitée, comme bonne à tout faire chez des patrons esclavagistes. Ensemble, ils discutent, notre SDF retrouve un semblant d’humanité. Entre la manche et la générosité de quelques bonnes gens, la vie est à peu près acceptable, maintenant que le toit – même constitué de quelques planches – est assuré.
Mais voilà que deux SDF, dont l’un porte de magnifiques santiags en peau de serpent, viennent lui disputer son petit morceau de tranquillité si chèrement acquis. Et tout d’abord, notre ami leur demande gentiment de déguerpir puis, devant leur insistance, accepte de les laisser planter leur tente, sous réserve qu’ils ne s’introduisent pas chez lui. Les choses s’organisent plutôt pas mal, courses et popote en commun, mais chacun chez soi.
Bien entendu, un jour, la ligne rouge est franchie et la cabane – objet de convoitise – est réquisitionnée. Bien sûr, les négociations sont courtes et abruptes, évidemment la réponse est violente… euh non, archi violente car nous voilà avec deux morts de plus sur les bras, dont il se débarrasse facilement en les jetant dans la Seine. Tuer pour ne pas être tué, se défendre, tuer d’abord : faut bien vivre.
Le proprio vient poser des questions sur les deux autres SDF maintenant disparus. Sentant le danger, le rasoir reprend du service et voilà le proprio beaucoup moins curieux. Hélas, la jeune Angelina choisit ce moment pour rendre une petite visite amicale à son copain et là, que voulez-vous, pas d’autre solution que de la tuer, c’est dommage mais c’est ainsi.
Pas gêné ni repentant pour deux sous, c’était un réflexe de survie qui l’a guidé à trancher la gorge des uns et des autres avec son coupe-chou, il dispose des cadavres et décide, mû par on ne sait quel sentiment étrange, d’entrer dans la maison maintenant vide. Et, tout naturellement, il prend sa place. Toute sa place, il devient lui. Ça se fait si facilement, personne ne questionne son identité et il devient Charles de Montesquieu, né en 1945, très très riche, mais, bizarrement, pas de numéro de sécu.
Des documents en espagnol au nom de Carlos de Riveros, des papiers argentins, des photos, des souvenirs nazis, un pistolet allemand et une valise remplie de statuettes amérindiennes volées au Museo de la Plata de Buenos Aires…
Il semble que le vieux soit un ancien militaire et ait un passé bien chargé en meurtres et idéologie fasciste…
Il paraît si facile de se couler dans la vie de cet inconnu, il semble même à l’usurpateur qu’il se souvient de certains épisodes de la vie de l’autre, qu’il devient lui progressivement, des pensées étrangères à son univers habituel lui traversent l’esprit, il se surprend à modifier ses attitudes et son regard sur le monde qui l’entoure.
Quand la femme de ménage arrive, comme d’habitude, il est quand même un peu surpris de constater qu’elle est employée, en plus de la charge inhérente à toute soubrette, à satisfaire ses caprices sexuels sans exception.
Cette nouvelle vie recèle bien des satisfactions, finalement, et tout ce que l’argent - investi dans une banque suisse à la discrétion légendaire – peut offrir de bien-être matériel et acheter de bonne volonté féminine, Charles se l’accorde avec grand plaisir.
Charles, ou bien est-ce Carlos ?, serait prêt à passer pas mal de temps comme ça, et l’homme qu’il remplace l’envahit de plus en plus, mystérieusement, sans qu’il y puisse rien. En farfouillant ici et là, il trouve un coffret qui révèle la vie antérieure – sa vie antérieure - : une carrière au service de la Junte, une solide formation de pianiste qu’il met, dans les galas, au service de sa femme mezzo-soprano tant il est vrai qu’on peut très bien torturer et tuer à tour de bras tout en étant un pianiste raffiné. Las, les communistes clandestins Justicia Roja le poursuivent de leur colère et, dans l’incendie de sa maison, sa femme perd la vie. Le général Riveros disparaît en 1982, au moment de la guerre des Malouines et tout porte à croire qu’il réapparaît à Paris sous l’identité de Charles de Montesquieu.
Mais voilà, la justice veille. Charles reçoit des mails menaçants signés ¡ Patria o Muerte !, puis des appels téléphoniques tout aussi flippants, avant d’être arrêté par le commissaire Domergue.
Charles, mais est-il Charles ?, se rend compte que la soubrette était une espionne, et qu’il va falloir maintenant renoncer à faire des galipettes avec elle et envisager même de l’appeler Capitaine Vargas au lieu de Carolina.
À partir de là, ses multiples personnalités s’enchevêtrent, et lui-même a bien du mal à faire la part des choses : de simple tueur en série, il devient le Tueur de Stalingrad, le Vampire de Mataderos, un père qui tue son propre fils opposant politique et qui a participé au massacre d’Ezeiza…
Tant de sang, tant de morts, et la personnalité dont il n’est pas maître et qui prend toute la place en lui est monstrueuse.
En devenant un autre, il se perd lui-même et endosse des crimes qu’il n’a pas commis, bien qu’il sente qu’il ait pu, dans une autre vie, les commettre… C’est à devenir fou ! Mais qui vous dit qu’il ne l’est pas ? Ou bien… ?
Je n’est pas un autre, il est plusieurs autres… Une seule certitude : la mort, quand elle n’est pas son métier, est assurément un loisir pour lequel il a d’intenses dispositions.
Roman étonnant, absolument immoral et donc très amusant, qui aborde mine de rien les grandes bestialités du passé et les injustices du présent, en particulier le sort des SDF, leur existence misérable, le danger et la violence, et l’inlassable complication de chaque minute du quotidien, le tout sous l’oeil blasé au mieux, haineux au pire de ceux qui ont un chez-eux.
J'AI D'ABORD TUÉ LE CHIEN - Philippe Laidebeur - Éditions Denoël - 185 p. mars 2019
photo : Pixabay