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Chronique Livre :
J'AI ÉTÉ JOHNNY THUNDERS de Carlos Zanon

Chronique Livre : J'AI ÉTÉ JOHNNY THUNDERS de Carlos Zanon sur Quatre Sans Quatre

photo : Pixabay


Le pitch

Monsieur Frankie est un ancien guitariste de rock ravagé par la came et la gnôle. En fin de cinquantaine, couvert de dettes et sans un rond, il revient vivre chez son père dans le quartier de Barcelone qui l'a vu grandir. Il est en quête de normalité. Un truc bien banal : bosser, rembourser ses créanciers, reprendre contact avec ses enfants en payant les arriérés de pension alimentaire, arrêter les toxiques. Il veut redevenir Francis, comme avant la folie des concerts, comme celui qu'il était avant de devenir Monsieur Frankie. C'est pas demander la lune quand même ?

Son père et lui n'ont jamais été trop copains. Même s'il a joué avec quelques grands en déclin plus qu'avancé, Monsieur Frankie n'est pas Clapton et le monde de la musique peut tourner sans lui. Par contre Francis a oublié la vie de tous les jours. Il a perdu de vue les réalités et les difficultés pour survivre quotidiennement sans le secours d'un rail ou d'un verre.

Au milieu de ceux qu'il a connu dans son enfance, Francis va expérimenter toutes les facettes de la normalité, replonger dans de vieilles histoires, sous le regard perplexe de Monsieur Frankie qui n'est jamais bien loin...


L'extrait

« - J'ai jamais été célèbre. Sorti du quartier, les gens me reconnaissaient pas. Marisol était gamine et elle a tendance à exagérer les choses. Mais, non, c'est pas facile. Les gens, en vieillissant, finissent pas encaisser la défaite. Tous les trucs qu'ils ont voulus et qu'ils auront plus jamais. Selon moi, c'est juste qu'on arrête de croire qu'on grandira jamais, qu'on peut obtenir tout ce qu'on veut sans même en avoir envie ; on finit par savoir que la partie est déjà finie pour de bon, bien trop tôt.
- Bon, t'es toujours en vie.
- Tu sais pourquoi je suis encore là ? Parce que j'étais lâche. Je me voyais glisser dans la merde et ça me foutait les boules, et alors j'arrêtais un temps. Chaque fois, j'arrêtais les produits. Et puis au bout de quelques mois, je replongeais. Autour de moi, ils tombaient tous comme des mouches.
- Ouais, tous les junkies racontent ce genre d'histoires.
- Tu veux une autre histoire qui ressemble à celle de tous les junkies ? Je te dis ça parce qu'aujourd'hui je suis d'humeur romantique. Tu commences toujours à te défoncer pour les mêmes raisons. Parce que tu es tombé amoureux d'une nana qui en prend, et se défoncer, c'est comme prouver que tu l'aimes, une sorte de complicité, une façon d'entrer dans son univers privé. C'est aussi simple et aussi con que ça. C'est pas une histoire de transgression. Une chatte, une paire de lolos, et c'est tout. Toujours la même histoire. »


L'avis de Quatre Sans Quatre

"Et ce junky, c'est Thunders, merde. C'est lui, bordel de Dieu. Voilà pourquoi aujourd'hui et rien qu'aujourd'hui, après avoir pissé, Mr Frankie se lavera les mains. En signe de respect."

La baffe ! Immédiate ! Violente. Dès le premier paragraphe, on sait où on met les pieds, et rien par la suite ne vient décevoir. C'est le portrait de Dorian Gray dévoilé. Le rocker en roue libre qui croise le miroir et se dit que, non, vraiment, ce n'était pas ce qui était convenu avec la vie. Monsieur Frankie lui a bourré le mou à Francis, niqué grave. Il lui a conté des fadaises et le réveil fait mal aux cheveux, au cœur et à l'âme. À force de jouer à, Francis s'est pris pour... Comme ces New York Dolls qu'on savait même pas si c'était des mecs ou des meufs, de la luxure ou du luxe pur, du rock ou de la provoc.

" Jusqu'à ce qu'un matin, tu te regardes dans le miroir, tout seul et cassé, regrettant de ne plus jamais connaître l'amour sans le sexe..."

Enfin, quand je dis l'âme, c'est juste façon d'évoquer ce qu'il en reste. Ce qui n'a pas fini collé sous les semelles des santiag's, dans les culottes des groupies affamées ou remballé avec les câbles XLR au fin fond de la flight-case, tant il était pressé d'aller s'en pousser une bonne dose pour oublier que les rêves de gloire n'étaient pas pour lui. Plus de thune, le tribunal au cul, l'envie de décrocher, pour voir si la vie repasse les plats et s'il y a moyen de négocier une normalité fabriquée des quelques bouts de ficelle qui restent à sa disposition.

"...chaque nuit apporte la solution au mystère des nuits d'avant."

Derrière une intrigue passionnante qui narre les péripéties des fausses amours imposées et des trafics dans l'ancien quartier de Francis, Carlos Zanon s'attaque avant tout, avec force et brio, à une belle question : que deviennent les soutiers du rock lorsque les spots s'éteignent ? Tous les fantasmes d'existence baroque, la musique qui hurle, le line check fébrile, les premiers accords.... Le public qui acclame ou qui s'en fout. La fête avant, ensuite, pendant. Dingue. Éblouissante. Infinie. Mais cette saloperie d'aube finit par se pointer et il faut bien à ce moment faire le point. C'est là que ça claque fort. Quand la famille n'est plus qu'un père quitté il y a longtemps, une mère morte, une demie-soeur disparue et des enfants dont la principale caractéristique se limite aux pensions alimentaires impayées. Quand les seuls rails à prendre sont ceux du tramway pour se rendre au boulot et épargner chaque sou après une vie dispendieuse de dandy défoncé.

"N'oublie jamais ça, Mr Frankie, même un pote dealer n'est rien d'autre qu'une merde, un petit requin qui te prend pour un con."

Un bilan au milieu d'une vie de mirages en forme d'atterrissage d'urgence d'un 747 sur une piste de brousse. Ça secoue, c'est acrobatique et il faut toute la maîtrise de l'auteur pour rendre ce récit totalement captivant d'un bout à l'autre. Il tranche dans le vif, dévoile les nerfs et les os de ses personnages marionnettes et marionnettistes, poussés au cul par une rage de vivre et une folle pulsion de mort. Un ride plus loin, descendu de la moto, reste la gueule de bois et une incompétence totale à la marche à pied du commun des mortels.

Monsieur Frankie disparaît, jamais prêt à assumer ses conneries, cachetonneux à deux balles qui se voyait trop beau du fond de sa seringue. Il largue Francis, seul avec sa merde, son manque et son inadaptation au quotidien. Un costume trop lourd, enlevé à la hâte, qui a écrasé longtemps le pauvre Francis qui ne sait plus réellement qui il est. Il a été Monsieur Frankie qui a été Johnny Thunders, pour quelques minutes, une suite d'images apparemment semblables mais qui se rétrécissent , jusqu'à ne plus savoir qui est derrière le reflet.

"Y'a pas soixante secondes dans toutes les minutes."

C'est pas de la mauvaise volonté, Francis est perdu, KO debout, désemparé. Au milieu de son quartier d'enfance, de ceux qui ont un peu suivi sa petite ascension, qui ont partagé ses bidouilles minables de l'adolescence, il doit changer de peau. Totalement. Perdre les habitudes, les réflexes de Monsieur Frankie, retrouver le banal, la lutte du travailleur pour finir le mois, la bourre le matin pour être à l'heure au taf. Surtout ne pas succomber à la tentation qui tapine toujours à portée de la main comme une garce qui ne veut pas lâcher son esclave, empêcher toute tentative de rédemption.

Le calvaire de Francis se construit autour de lui, il lui est presque étranger, il grimpe au Golgotha mine de rien, se persuadant d'être sur le bon chemin . Il possède les réponses de Monsieur Frankie, celles de l'autre monde, mais a oublié les siennes. L'ex guitar pas hero assiste à la fin d'une histoire qu'il a quitté longtemps, il y saute en marche comme il le peut.

Un chef d'oeuvre de roman noir, ardent, urgent, émouvant et plein d'autres trucs encore. C'est l'histoire d'un mec et c'est ça la vraie littérature !


Notice bio

Carlos Zanon est né à Barcelone en 1966. Poète, scénariste, parolier et critique littéraire, il est également romancier. Soudain Trop Tard et N'appelle pas à la Maison, ont assis sa carrière d'auteur de noir.


La musique du livre

Éditions Asphalte et donc playlist de très grande qualité à la fin de l'ouvrage, concoctée par l'auteur lui-même. Le lecteur trouvera également des références musicales dans le récit, mais ce n'est pas le sujet principal, J'ai été Johnny Thunders est avant-tout un immense roman noir, pas un recueil de souvenir d'un guitariste en décrépitude.

Très partialement, j'ai extrait :

Johnny Thunders - Blam it on Mom, Flamin Groovies - Shake Some Action,The Avett Brothers - Live and Die, The Clash - Train in Vain

Depuis le temps que je rêvais de trouver les Flamin Groovies dans un roman, c'est fait ;-)

J'AI ÉTÉ JOHNNY THUNDERS – Carlos Zanon – Asphalte Éditions – 321 p. mars 2016
Traduit de l'espagnol par Olivier Hamilton

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