Chronique Livre :
L’AFFAIRE N’GUSTRO de Jean-Patrick Manchette

Publié par Psycho-Pat le 02/07/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Qui est Henri Butron, petit malfrat et grand salaud, sympathisant d’extrême droite par défaut, en mal d’argent et de gloire ?
Comment cet homme, aujourd’hui traîné dans la boue et conspué par ceux qui ont eu le malheur de croiser sa route, s’est retrouvé en affaire avec le dissident N’Gustro, leader tiers-mondiste enlevé puis exécuté à Paris ?
À se frotter de trop près aux complots des autres, on se met en danger. Butron l’aura payé de sa vie. Il a cependant le bon goût de laisser derrière lui un enregistrement racontant son parcours, ses méfaits et de quelle manière il se retrouva lié à « l’affaire N’Gustro ».
L’extrait
« Henri Butron est assis tout seul dans le bureau obscur. Il porte une veste d’intérieur à brandebourgs. Sa figure est pâle. Il sue lentement. Il a des lunettes noires sur les yeux et un chapeau blanc sur la tête. Devant lui, il y a un petit magnétophone, qui tourne. Burton fume de petits cigares et parle devant le magnétophone. Il trébuche sur certains mots.
La nuit est avancée et le silence total autour de la demeure, éloignée de Rouen.
Butron a terminé. Il se lisse la moustache et arrête le magnétophone. Il rembobine l’enregistrement. Il a l’intention de l’écouter. Sa propre vie le fascine.
La poignée de la porte grince. Butron bondit du fauteuil. La sueur jaillit de son front comme d’une olive pressée l’huile. La porte ne s’ouvre pas aussitôt parce que la serrure est fermée. Butron hoquette. Il n’y a aucune issue au bureau, que cette porte. Il aurait dû s’installer dans une autre pièce. Il est trop tard pour y penser. Quelqu’un envoie un coup de talon dans la porte, à la hauteur de la serrure ; ça casse, c’est ouvert. Butron essaie niaisement de s’incorporer au mur opposé. Il veut y enfoncer son dos. Ses mains griffent le papier à fleurettes, ses ongles pénètrent le plâtre qu’ils éraflent, ils se cassent.
Deux hommes, pas pressés, marchent dans le bureau. Le Blanc, en manteau de cuir, jette un coup d’œil à Butron, le juge inoffensif et oblique vers le magnétophone. La bobine s’est complètement réenroulée et tourne fou, la queue de la bande fouettant l’air. Le Blanc arrête la machine. L’autre type, un Nègre qui porte une petite casquette de drap bleu marine et un imperméable genre Royal Navy s’arrête devant Butron et sort de sa poche un automatique espagnol Astra muni d’un silencieux bricolé. Butron n’a plus le contrôle de ses fonctions naturelles. Il souille son pantalon. Le Nègre lui tire une balle qui lui perfore le cœur, ressort dans le dos, sous l’omoplate gauche, par un trou grand comme une tomate ; de la chair et du sang giclent sur le mur éraflé ; le cœur de Butron a éclaté. Sa tête cogne contre le mur et il rebondit en avant, et tombe sur le visage au milieu du tapis. Ses excréments continuent de sortir pendant trois ou quatre secondes après qu’il est mort.
Le Nègre ôte de l’Astra le silencieux tiède et le met dans sa poche, puis jette l’Astra par terre au pied du mur.
Le Blanc met la bobine enregistrée dans une enveloppe, colle l’enveloppe et la fourre à l’intérieur de son manteau de cuir.
Cependant le Nègre décroche le combiné téléphonique proche du magnétophone, et forme un numéro.
- Butron vient de se suicider, annonce-t-il. Vous pouvez venir. » (p. 15-16)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Qu’a bien pu faire un minable du calibre de Henri Butron pour mériter une exécution en règle par des agents, appartenant, sans aucun doute possible, aux services de renseignement ? Et qui est Butron ? « Un ahuri d’extrême-droite » comme le définit lui-même Jean-Patrick Manchette dans une lettre figurant en postface du roman, republié aujourd’hui par la Série Noire, ou un opportuniste sans envergure, prêt à tout pour quelques billets et sortir de son ennui affecté ? Les deux sans aucun doute. Il a certes fricoté avec l’OAS, après une période militaire en Algérie durant le conflit, période durant laquelle il ne prit part à aucune opération de combat, mais se blessa stupidement à l’œil (oui, ça rappelle quelqu’un... et pas que la blessure à l’œil...). De retour en France, il laissa courir la rumeur d’une blessure de guerre, gonfla son rôle, en profita pour obtenir des contacts avec diverses officines d’extrême-droite, mais également pour agrémenter son tableau de chasse de filles éblouies par ses supposés méfaits, tortures et exécutions sommaires de prisonniers.
Fils de médecin de Rouen, Henri Butron se voulait unique, cynique, brillant, nihiliste, riche, il n’était rien de tout cela. Il était simplement médiocre et mythomane, pourvu d’un vernis et d’un culot suffisants pour abuser quelques crédules. Il agrémenta son CV de voleur de voitures par un attentat, et quelques années de taule, qui lui ouvrirent les portes du louche milieu des barbouzes et des trafiquants d’armes. Jusqu’à se trouver mêler à l’étrange disparition d’un militant révolutionnaire du Zimbabwin, chef d’une guérilla africaine, le camarade N’Gustro. Relations qui lui valent les deux balles dans la peau en tout début du roman.
L’intrigue ? Henri Butron s’enregistre sur un petit magnétophone, se raconte, il dit tout de sa vie, de l’enfance à l’exécution. Une confession, largement embellie, qui aurait dû être une assurance-vie. Hâbleur, misogyne, raciste, caricature d’intellectuel à la culture mal digérée, sans aucune colonne vertébrale idéologique, Butron répugne. Il consomme les femmes, joue avec leurs sentiments, comme il se vautre dans les complots et les coups tordus, en parasite, fier de ses pensées profondes aussi creuses que les excuses minables à sa conduite qu’ils se dénichent.
« Toutes les idées empêchent de jouir, je dis. »
À aucun moment, l’individu ne peut paraître sympathique. Pas plus que les deux membres du pouvoir zimbabwinien dont on peut suivre l’attente de l’exécution de Butron : le maréchal George Clémenceau Oufiri, qui espère bien prendre bientôt la place de chef de l’État de son pays, et le colonel Jumbo, responsable des services de renseignement... Ces deux personnages importants du régime attendent l’annonce de la fin du problème Butron, avec la complicité des agents français, en partageant leurs visions du futur de leur pays, de leur avenir surtout, et une fille ivre morte comatant dans une chambre à l’étage. Ils ne sont guère plus reluisants que ce salaud de Butron, mais permettent à Manchette de nous réjouir de son humour féroce.
« Le sexe, c’est Satan, songe Oufiri. Il s’est fait une règle de tuer un communiste de ses mains pour chaque maîtresse qu’il prend. Il faut compenser. »
Le décor est planté, inutile d’en savoir plus, le reste est à découvrir par la plume magnifique de Manchette. Il faut s’imprégner de ce court texte qui contribua largement à dynamiter le roman noir français, à faire du passé table rase pour plonger les intrigues dans un réel politique et social dont tous les auteurs qui comptent aujourd’hui en sont encore les héritiers. Comment s'en étonner en constatant la construction millimètrée des phrases où la place de chaque mot a manifestement été réfléchie, travaillée, l'avancée implacable de l'intrigue, les digressions profondes ou son art de poser un personnage en deux coups de pinceau, lumineux de précision ? Et quelle intrigue ! Un anti-héros minable, détestable, plongé dans un imbroglio françafricain comme il en existe encore actuellement - ce polar aurait pu être écrit le mois dernier sans en changer une virgule -, deux ambitieux politiciens africains, voraces rapaces, l’ingérence de l’ancien État colonial, des trafics d’armes, de l’argent en cash, le monde tel qu’il est, sans fard, sans super gentil pour amener un peu de morale dans cette chienlit qui donne la nausée.
Au fil de son histoire, Henri revient sur ses croyances, dérive lentement du nervi fasciste au truand glauque, comme la plupart des individus de son acabit, ce qui laisse le champ libre à l’auteur pour glisser quelques paragraphes explosifs, hélas toujours d’actualité. Manchette démontre son talent d’analyste politique lorsqu’il fait dire, par exemple, à Butron : « Un moment j’avais cru qu’il pouvait exister quelque chose comme l’idée de Nation qui soit aussi réel qu’un objet, mais j’avais tort. J’avais pas bien regardé cette petite fourmilière puante qu’est la Terre. Il y a des frontières, certes, mais elles ne servent qu’à faire gagner de l’argent aux dirigeants, parce qu’ils s’opposent toujours entre eux pour rire, et ils opposent l’intérieur et l’extérieur, et l’extérieur, c’est le Mal ; ils induisent donc tout le monde de l’intérieur à s’unir derrière eux contre le Mal. C’est comme ça qu’ils restent au pouvoir, les bœufs. »
Écrit dans une France à peine remise de la guerre d’Algérie, un pays où fleurissent les officines fascisantes (Ordre Nouveau, GUD), les barbouzeries du SAC gaulliste de Pasqua, dans laquelle bien des anciens collabos se sont retrouvés à l’abri des ors de la République (Papon) ou dans un parti politique balbutiant (le Front National), L’Affaire N’Gustro s’appuie pour son intrigue sur un fait réel : la disparition de leader d’opposition marocain, Medhi Ben Barka en 1965, affaire jamais résolue, du moins officiellement. Jean-Patrick Manchette trouve là un terreau parfait pour faire éclater son talent et imprimer profondément sa marque sur la littérature noire.
Un polar historique, point de départ du nouveau roman noir, une intrigue politique d’une portée rare, une bombe dont le souffle se ressent encore aujourd’hui. IMMANQUABLE !
Notice bio
Jean-Patrick Manchette (1942-1995) est l’un des écrivains les plus remarquables du roman noir français. Fer de lance du néo-polar, ses romans mêlent aventure, critique sociale et humour féroce. Résolument politique, l’Affaire N’Gustro, inspirée de l’enlèvement et l’assassinat du dissident marocain Mehdi Ben Barka en 1965, est le second roman de Manchette à la Série Noire.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Gerry Mulligan, The Jazz Messengers, Charlie Mingus, Françoise Hardy, Sylvie Vartan...
Jackie Mac Lean - Melody For Melonae
Stan Getz - Indian Summer
Duke Ellington - Satin Doll
The Herbie Mann Afro Jazz Sextet + Four Trumpets - Uhuru
Claude Nougaro - Sous ton Balcon
L’AFFAIRE N’GUSTRO - Jean-Patrick Manchette - Éditions Gallimard - collection Série Noire - 220 p. juillet 2020
Préface inédite de Nicolas Le Flahec
photo : gard113 pour Pixabay