Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
L’AFFAIRE SILLING de Stéphane Keller

Chronique Livre : L’AFFAIRE SILLING de Stéphane Keller sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Quelques semaines avant le mois de mai 1981 et l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Norbert Lentz, un ancien flic devenu « opérateur spécial » pour les services occultes de la République est chargé de récupérer, quels que soient le prix et les dommages collatéraux, une pellicule photographique très compromettante. Elle contiendrait des images ignobles mettant en scène de hauts responsables politiques lors de parties fines dans la demeure d’un acteur célèbre.

Une mission de débutant pour cet homme aguerri, brutal, revenu de tout et de tous.

Mais les choses deviennent vite plus compliquées et la simple possession de ces photos fait de lui un maillon compromis, un élément à supprimer.

Pourtant, le calcul de ses donneurs d’ordres est mauvais : Norbert n’a plus rien à perdre et il décide de tout faire pour lever le voile sur l’indicible.


L’extrait

« Lentz prit place sur une banquette, frôlant un type installé à une table toute proche. Le type n’était pas seul, ils étaient quatre, assis, à le regarder, soudain dérangés par sa présence. Ils en étaient encore à se demander à qui ils avaient affaire. L’ancien petit inspecteur, surprenant leurs regards, ouvrit son manteau et exhiba le Manurhin qu’il avait pris soin d’emporter avec lui.
- J’en ai rien à foutre de votre business, d’accord ? J’suis venu me soûler la gueule, alors me faites pas chier.
- Sinon quoi !? Qu’est-ce qui va se passer ? T’es seul et on est quatre.
L’un des types, peut-être le plus jeune ou le plus inexpérimenté n’avait pas envie qu’on lui dicte la conduite à adopter. Norbert se prit la tête à deux mains. Il ne voyait pas d’inconvénient à ce qui allait suivre. Il n’avait plus de filtre et depuis longtemps. Depuis qu’il avait tué, vingt ans auparavant, le meurtrier de sa femme, il n’avait plus de limites.
Il soupira, sortit son arme et explosa le nez du petit caïd en blouson de cuir, il lui fracassa le crâne contre le bord de la table, se leva et plaqua le canon sur la nuque du type groggy, le soutenant par le col. Ses compagnons n’avaient pas eu le temps de réagir.
- Police ! Tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher se barrent d’ici ! N’oubliez pas les pourboires ! Allez, on se lève, on paye et on se casse !
Il avait hurlé à travers tout le café. Les types interdits, après un temps d’hésitation, commencèrent à balancer les biftons froissés qu’ils laissaient sur la table. À l’un des garçons qui commençait à faire les comptes, le patron lui dit de ramasser le fric et d’oublier la monnaie.
- Les aaaaacteurs peuvent rester... ajouta Lentz à l’adresse des quelques comédiens sidérés par la scène.
Le café se vida en quelques secondes. Restaient quelques musiciens et leurs instruments recouverts de leurs housses, quelques fêtards, ravis d’assister à une scène digne d’un film qu’ils pourraient décrire à des mijaurées horrifiées, restaient enfin les trois compagnons du type encore sonné, que Lentz tenait toujours au bout de son arme. Cette fois, il baissa le ton de façon à ce que seul le quatuor puisse entendre.
- Votre copain va me tenir compagnie, mieux même, c’est lui qui va payer ma biture. L’attendez pas ! Et cherchez pas à me faire ma fête quand je sortirai d’ici. Même bourré, je vise juste et je suis archicouvert, la République peut rien me refuser. Vingt ans que je dézingue pour elle.
Les types se regardèrent et sortirent sans un mot. Après tout leur pote avait ouvert sa gueule quand il fallait juste la fermer. Lentz lâcha son « otage » qui s’affaissa sur sa chaise. Il fouilla ses poches, un rasoir, un peigne, un couteau, pas de calibre, du fric, ça oui... et de quoi fumer. » (p. 23-24)


L’avis de Quatre Sans Quatre

La France, du moins une certaine France, panique. En ce printemps 1981, le spectre des chars soviétiques sur la place de la Concorde se précise de jour en jour, la Gauche, en la personne de François Mitterrand, est aux portes du pouvoir suprême, et le vieux renard socialiste s’est allié avec le diable communiste, couteau entre les dents, mangeur d’enfants et, surtout, partisan d’un partage des richesses. On lorgne vers les discrets points de passage menant en Suisse ou au Luxembourg dans l’espoir d’y dissimuler des fortunes, peu ou prou mal acquises, qui ne manqueront pas d’être saisies par la racaille qui, si l’on en croit les sondages, peuplera bientôt les ministères. Les travailleurs exultent, la bourgeoisie tremble, ou fait semblant afin d’accréditer la thèse d’un vrai changement possible, les esprits sont surchauffés.

Dans les services de renseignements, l’heure est à la réorganisation, à la destruction d’archives compromettantes pour la Droite, qui n’a pas quitté le palais de l’Élysée depuis la fondation de la cinquième république, c’est peu dire qu’il y a du nettoyage à effectuer. Le moindre scandale serait encore plus malvenu qu’à l’accoutumée, surtout s’il mêle personnalités du showbiz, sportifs de haut niveau, magistrats et politiques de premier plan, photographiés dans des postures plus qu’inconvenantes, au cours de soirées orgiaques organisées au domicile de la plus grande star du cinéma français, Nicolas Lovat. À peu près tout ce qui est sexuellement répréhensible serait présent sur ces clichés, pris en catimini par le majordome de l’acteur, Paolo de Sisti. Le bel Italien est retourné depuis dans son pays, et menace de vendre au plus offrant ses négatifs, dépit amoureux et intérêt bien compris, on ne change pas les hommes.

Devant l’urgence, le colonel de Préville, commandant une des nombreuses officines dépendant de la DGSE, charge son meilleur « exécutant », Norbert Lentz, de régler le problème définitivement, sans négociation. Une mission discrète, à l’étranger, délicate, qui ne saurait souffrir de la moindre anicroche. Mais Norbert, un tueur au palmarès impressionnant, n’est plus ce qu’il était, il vieillit et vient de vivre un événement déroutant : la nuit passée a été difficile et très arrosée - une sale histoire de famille, une de plus. Bien entendu, rien ne va se passer comme prévu et la récupération ne se fera pas sans heurts. Dans un éclair de lucidité, Lentz s’aperçoit qu’il est désormais le seul, en-dehors de son commanditaire, à avoir vu les images scabreuses, et qu’il existe de fortes chances qu’il soit le prochain à devoir être éliminé de l’équation afin que les éminents sujets photographiés respirent au calme. Commence donc alors pour lui une cavale au cours de laquelle chaque coin de rue peut être le dernier qu’il dépassera, chaque hôtel pourrait abriter son ultime sommeil, Lentz connaît mieux que quiconque les moyens et la qualité des hommes de main du service.

Afin de ne pas fuir idiot, Norbert suit une piste dénichée en visionnant les photos, un nom étrange, Silling, un paysage montrant un château où il ne doit pas se dérouler que des histoires de contes de fées... Dans une ambiance de fin de règne, alors que la société française attend le grand bond en avant social qui ne viendra pas - on le sait désormais - Lentz va lancer ses dernières forces dans une quête de justice pour de petites victimes d’un trafic immonde. Espoir de rédemption ou ultime pied-de-nez à sa hiérarchie qui lui a toujours répété qu’il n’avait pas été engagé pour réfléchir ou décider mais simplement exécuter, dans tous les sens du terme ? Le sait-il vraiment lui-même ?

Dans une atmosphère de paranoïa généralisée, du sommet de l’État aux simples exécutants, Norbert, en cette fin de trilogie, revisite sa vie, son mariage catastrophe, quelques-uns de ses « contrats », tout en surveillant ses arrières et en poursuivant ses investigations, flingue en main. Il s’attaque à gros, une confrérie de notables dingues et pédophiles, prête à tout pour se protéger, et ne peut compter sur aucune aide, ou alors avec mille précautions parce qu’il ne peut être assuré que celle-ci n’est pas la personne chargée par ses chefs de l’éliminer.

Lentz se heurte de front à la corruption, aux compromissions, trafics d’influence, complicités dans la police et la justice, comme on en a tant vu au cours de l’histoire de la cinquième République, dans les précédentes également d’ailleurs, permettant l’expression en toute impunité des bas instincts de hautes personnalités. Il va réfléchir, donc désobéir, décider, au péril de sa vie qui ne lui est plus si chère, agir enfin, lui l’ex-flic, l’ex-soldat, en-dehors des ordres directs, sachant qu’il fait là une croix sur tout espoir de parvenir à un âge avancé...

Stéphane Keller utilise avec finesse cette époque un peu trouble afin de donner de la profondeur à son intrigue, et de démontrer également qu’à un certain niveau de pouvoir, les bouleversements n’ont pas les retombées que l’on s’évertue de nous faire croire. Peu importent les régimes, les faces sombres demeurent et les mêmes ignobles personnages perdurent. Polar pessimiste, très noir, beaucoup de rythme, d’actions, de suspense, une méfiance parano omniprésente, hypocrisie et entourloupes à tous les étages, L’Affaire Silling oscille en permanence entre le passé de Norbert, les développements de sa traque, et les tentatives de mettre fin à son « enquête » de ceux qui le pourchassent. Une chose est sûre, dès le début, il n’y aura pas de quartier, et aucune chance de rédemption, pour qui que ce soit.

Très bon polar, intrigue à suspense, en mai 1981, un bal des assassins où proies et prédateurs échangent sans cesse leurs rôles sur fond de trafic d’enfants...


Notice bio

Né à Clichy dans les années 1960, Stéphane Keller est scénariste pour la télévision et le cinéma. Il a entre autres écrit bon nombre des épisodes de la série policière Caïn pour France 2. L’Affaire Silling est le dernier volet de sa trilogie « gaulliste », après Rouge Parallèle et Telstar, mettant en scène Norbert Lentz.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Dalida - Bambino, Korgis, Richard Sanderson, Annie Cordy - Tata Yoyo, Mozart, The Who, Charlie Parker, Demis Roussos - We Shall Dance...

Dynastie Crisis - Faust 72

Joy Division - Disorder

Barry Ryan - Red Man

Ottowan - Haut les mains

Sex Pistols - No One Is Innocent


L’AFFAIRE SILLING - Stéphane Keller - Éditions du Toucan - collection Toucan Noir - 235 p. juin 2020

photo : MikeGunner pour Pixabay

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