Chronique LIVRE :
L'AMOUR DE MA VIE de Clare Empson

Publié par Dance Flore le 27/06/2019
Clare Empson est une journaliste britannique qui est rédactrice en chef et fondatrice du site lifestyle www.countrycalling.co.uk
L’Amour de ma vie est son premier roman.
« Quatre mois plus tôt : Lucian
En plein milieu d’un vendredi de débauche comme un autre, j’apprends que ma mère est morte. Il n’y a pas de moment idéal pour recevoir une telle nouvelle, mais 1 heure du matin, torché à la tequila, est une conjoncture particulièrement inopportune. Je suis engourdi par le champagne, la vodka et le gin-tonic, ainsi que par les trois shots de tequila que je viens de descendre, c’est sans doute pourquoi je ne réagis pas à ce que m’annonce ma sœur.
« Lucian ?
- Oui ?
- C’est Emma. »
Emma. Le simple fait d’entendre son prénom me donne l’impression d’un nuage de pluie déversant de très haut son contenu.
« Maman est morte cet après-midi. Une crise cardiaque soudaine, ça a été immédiat. »
L’utilisation infantile de « maman » venant d’une femme de quarante ans. Ces pensées déplacées cognent dans ma tête et me clouent le bec jusqu’à ce que le silence à l’autre bout du fil devienne impossible à ignorer.
« Mon Dieu. » C’est tout ce que je trouve à dire.
« L’enterrement aura lieu à Londres. Tu viendras ? »
À travers le brouillard de tequila, je comprends que je n’ai pas le choix.
« Bien sûr que oui.
-Lucian ?
- Oui ?
- Je sais que nous n’avons pas été en contact ces dernières années, mais je voulais te dire... »
Le silence s’éternise. Je m’aperçois que ma sœur est en train de pleurer.
« Tu seras toujours mon frère. »
Emma raccroche et je me tiens immobile, le téléphone collé à l’oreille, écoutant la tonalité. La mort de ma mère, la tentative de réconciliation de ma sœur, c’est presque trop de choses à digérer.
J’ai organisé la fête de ce soir pour souhaiter la bienvenue à la nouvelle femme de Harry. En tous cas c’était mon intention. En vérité, peu de gens sont parvenus à entrer dans le cercle fermé des amis que je considère comme ma famille. (Avec une famille comme la mienne, n’importe qui chercherait des alternatives.) Il y a Jack, que je connais depuis presque toujours, depuis l’internat à huit ans, l’école privée, l’université et le festival d’amour et de drogue de nos vingt ans. Nous avons rencontré Harry à treize ans et l’avons traîné à l’université de Bristol, où nous ont rejoints les filles, Rachel et Alexa.
Quand je regagne la bibliothèque, mes amis sont assis bien droit sur les antiques fauteuils Chesterfield. Je sens la chaleur de leur regard tandis que je leur annonce la nouvelle, les lèvres serrées et sèches.
« Ma mère est morte cet après-midi. D’une crise cardiaque, apparemment. »
Jack et Rachel se précipitent vers moi et je me retrouve étreint des deux côtés, l’épaisse chevelure blonde de Rachel, au parfum de mandarine, me frôlant le visage comme la queue d’un cheval. C’est trop. Je recule d’un pas.
« Pas de ça, s’il vous plaît. Vous savez bien qu’on ne s’entendait pas. Je suis juste un peu sous le choc, c’est tout. » (p. 26, 27, 28)
Attention, intrication extrême qui demande beaucoup d’attention ! Le roman se déroule sur trois périodes : il y a quinze ans, il y a quatre mois et maintenant, et deux narrateurs se partagent le récit.
Catherine et Lucian se sont rencontrés il y a quinze ans. Étudiants tous les deux, ils tombent radicalement amoureux, totalement passionnés l’un par l’autre. Rien ne les destinait cependant à cela car Catherine vient d’un milieu simple, elle est sage et douce, et a déjà un amoureux, un type dans son genre, tendre et doux, Sam, alors que Lucian fait partie de cette jeunesse extrêmement favorisée qui n’a fait que vivre dans le luxe et l’opulence, dans des maisons magnifiques et immenses, dans des lycées du dernier chic et qui passe donc son temps à boire et se droguer, tous oisifs, drôles, fantasques et fantaisistes par devoir, pâles imitations de Scott Fitzgerald, traînant bien sûr un mal de vivre décadent, des relations familiales complexes et une arrogance inaltérable.
Catherine et Lucian peinent à être seuls car Lucian est sans cesse environné de ses amis, deux garçons, Harry et Jack qu’il connaît depuis très longtemps et deux femmes, Rachel et Alexa, qui se sont agrégées à eux plus tard. Tout ce petit monde-là vit dans la poche les uns des autres, les fêtes se succèdent et s’enchaînent et le groupe semble être en permanence titubant et affalé sur des canapés au son de la musique d’alors. Il faut dire que Lucian a perdu son père, qui s’est suicidé alors qu’il n’était encore qu’un enfant, que sa mère est alcoolique et qu’il a trouvé refuge chez ses amis, un refuge et une famille.
Jack et Alexa couchent ensemble de temps en temps, comme le faisaient Lucian et Rachel, Harry ne couche avec personne, jusqu’à Catherine qui désorganise le clan. Elle sent bien qu’elle est une pièce rapportée, quelqu’un qui peine à trouver sa place parmi toute cette jeunesse huppée qui s’ennuie, qu’elle n’est pas habituée à se saouler, pas consommatrice de coke, qu’elle doit travailler et assurer son avenir, parce que ses parents n’ont que des ressources limitées.
Néanmoins, l’amour qui unit les deux jeunes gens est indiscutable, Rachel ravale sa jalousie et l’avenir paraît sûr.
Puis, un jour, tout à trac, elle s’en va. Elle griffonne quelques mots d’excuses sur son carnet de croquis et la voilà partie alors que Lucian s’était absenté pour la nuit au chevet de son oncle.
Le ciel tombe sur la tête de Lucian à son retour, rien ne sera plus jamais pareil pour lui, et tout le monde blâme Catherine, l’accusant de l’avoir quasiment mené au suicide.
Elle retrouve la sécurité de l’amour de Sam et se marie avec lui, a deux enfants, une vie stable et heureuse.
Heureuse ? Oui, mais le fantôme de ce premier amour, de cette passion fusionnelle si intense demeure là, et ne pas en parler ne l’efface pas.
Elle ne peut s’empêcher de chercher son nom dans les journaux, dans le récit des fêtes mondaines, de regarder les photos de lui, il lui arrive même de le croiser et de le regarder sans qu’il s’en doute puisqu’ils vivent dans la même ville depuis que, subitement, Sam s’est mis en tête de les faire déménager loin de Londres où elle adorait vivre, cependant.
Un jour, elle revoit Lucian, et rien n’a changé, rien n’a vieilli, on dirait que le temps s’est arrêté en attendant ces retrouvailles.
Aujourd’hui, c’est elle le fantôme. Dans sa chambre d’hôpital, elle ne parle plus, plus un son, les mots restent coincés, impossible de dire quoi que ce soit.
Ses enfants, son mari, Liv, son amie de toujours, le psy, l’infirmière, tous essaient, tous échouent.
C’est qu’elle a un secret, Catherine, un énorme secret. Un vieux et douloureux secret. Un secret dangereux.
Divertissant et bien fichu, on a envie de savoir le fin mot de l’histoire, même si on le pressent, bien entendu ; difficile d’en dire davantage sans divulgâcher, ce qui serait bien sot de ma part.
Les personnages sont un tantinet classiques, un peu attendus, mais la narration ne manque pas de charme et ce procédé en trois époques et deux narrateurs permet de garder le suspense très longtemps et d’explorer une même scène deux fois, vue par chacun des protagonistes principaux, ce qui est toujours intéressant.
Musique :
Jolie bande son, qualité supérieure !
Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : The Rolling Stones (Sticky Fingers, Fool to my Black and Blue, Exile on Main Street) et Screamadelica
Sigur Rós - Hoppípolla
Clarence Smith - Pinetop's Boogie Woogie
Rolling Stones : Wild Horses
Bob Dylan : Blood on the Tracks
Janis Joplin : Pieces of my Heart
Blur : Boys and Girls
L'AMOUR DE MA VIE - Clare Empson – Éditions Denoël - 448 p. juin 2019
Traduit de l’anglais (R.U.) par Jessica Shapiro
photo : Visual Hunt