Chronique Livre :
L'AMOUR PROPRE d'Olivier Auroy

Publié par Psycho-Pat le 21/05/2018
Le pitch
Au salon de massage de M. Victor, rue de Courcelles, Waan semble jouir d’un statut de favorite. Est-ce parce que le propriétaire des lieux l’a vue grandir ?
Depuis qu’elle est devenue orpheline, Waan sait gré à M. Victor de lui avoir évité la fin tragique de la plupart des filles de sa condition en Thaïlande. Mais toute protection a un prix, et si l’écrin somptueux dans lequel elle pratique aujourd’hui n’a rien à voir avec les arrière-cours miséreuses de Chiang Rai, depuis quelques semaines Waan ressent une inquiétude diffuse.
Il y a ce ministre qui la harcèle de questions, et ce reporter dont elle attend les visites avec davantage d’impatience qu’elle ne veut bien l’admettre. Il y a surtout les silences de M. Victor, qui semblent dissimuler le passé derrière les tentures opaques du salon. Waan envisage alors de tout plaquer. De ne plus masser le corps des hommes. Mais a-t-elle vraiment le choix ?
L'extrait
« Aussi loin que Waan se souvienne, les hommes étaient toujours entrés en elle par effraction. Le premier avait été l’oncle Sin. Elle venait d’avoir treize ans. C’est un peu tôt pour profaner l’intimité d’une fille et pourtant, personne ne s’était scandalisé dans ce pays où la virginité est volontiers sacrifiée sur l’autel de la luxure. Le spectacle du sang sur ses jambes resta longtemps gravé dans sa mémoire. Sur le moment, elle crut que « c’était arrivé ». Une camarade classe lui avait tout expliqué. « Tu verras, un jour, tu saigneras et tu auras mal. Ça voudra dire que tu peux avoir des bébés. »
Avoir des bébés ? Pour quoi faire ? Dans l’abri précaire où elle logeait avec sa mère, ses tantes, ses cousins et ses cousines, ils s’entassaient à sept ou huit. Il lui était impossible d’établir avec certitude les liens de parenté qui unissaient les femmes aux enfants. Qui était la mère de qui ? Qui était la fille de qui ? Un ventre s’arrondissait, un nouveau-né faisait son apparition, aggravant la promiscuité dans l’indifférence générale. Non, faire des bébés, ça ne la faisait pas rêver. Il y en avait tellement autour d’elle. Ils passaient de bras en bras, finissaient dans les siens et l’obligeaient à prodiguer des gestes maternels qu’elle apprenait de ses aînées en les imitant maladroitement. » (p. 5-6)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Waan n'a jamais eu le choix, personne ne lui a vraiment demandé son avis en ce qui concerne sa vie, encore moins sur ses désirs et l'usage qu'elle souhaitait faire de son corps. La mort de son père, un Français aisé faisant commerce de pierres précieuses, tué par des voleurs l'ayant agressé sur les routes peu sûres du Triangle d'or, les plonge, sa mère et elle, dans la misère. Elles doivent toutes deux survivre dans la bicoque surpeuplée d'une tante thaïlandaise. Violée par son oncle à l'adolescence, l'adolescente poursuit sa route dans les salons de massage spéciaux qui fleurissent dans les sites touristiques de sa région, bouges dans lesquels, Waan et son amie transgenre Apsara, masturbent à la file paysans en goguette ou touristes en mal de sensation. Là encore, la jeune fille est abusée par un client, sa virginité mise aux enchères par le tenancier. Et tombe enceinte.
Sa mère décédée de pauvreté et de chagrin, ne lui reste que son oncle et le tenancier du semi-bordel où elle exerce. Viktor, ami et ex-associé de son père, la tire de ce mauvais pas, la rapatrie en France et l'emploie dans son salon de massage où, enfin, il n'est réellement question que de relaxation. En compagnie de deux autres filles, elle s'occupe de clients fortunés et s'acquitte plutôt bien de sa tâche. Jusqu'à ce qu'au début du roman, un client choyé par la responsable du salon, personnage important, membre du gouvernement, lui pose au fil de leurs rencontres, d'étranges questions personnelles, puis qu'il en soit de même avec un journaliste, bel homme, détonnant dans le lot habituel des hommes fréquentant sa table de massage. Waan est de plus en plus troublée par le questionnement de l'un et l'attirance ressentie pour l'autre... et revient sur son propre passé.
Deux romans en une seule histoire dans L'amour propre, l'enfance et l'adolescence thaïlandaises tragiques de Waan qu'elle raconte étape par étape, la façon dont les hommes ont abusé d'elle, son amitié avec Apsara, les circonstances louches de la mort de son père et la protection singulière dont elle bénéficie par ce monsieur Viktor qui en a fait sa maîtresse, et la prise de conscience de la jeune femme, son désir de liberté et d'indépendance qui va peu à peu mûrir dans sa tête. Volonté d'émancipation et de vérité également, son existence est largement couverte de zones d'ombre et elle sait que sa libération passera par la découverte des événements qui l'ont conduite dans ce salon parisien huppé. Waan est en mutation, lentement, elle se transforme, remet les vérités en cause, prend des initiatives, enquête avec la complicité du journaliste se rendant régulièrement sur les lieux de son enfance, dans ce Triangle d'or, zone de trafics de toutes sortes, hors de tout contrôle légal.
Double récit donc, équilibré, bien construit, dans lequel les deux aspects du roman se répondent et progressent de concert. Éclairer son passé, c'est illuminer son avenir et comprendre son présent, seul moyen de se libérer de ses chaînes, quelles qu'elles soient. Reconquérir son corps, analyser sa relation avec Viktor, identifier ses désirs propres, disséquer les ressorts de ce qui s'est mis en place depuis le décès de son père et enfin dissiper les brouillards qui entourent la chute sociale vertigineuse de sa famille.
L'amour propre est une belle réflexion sur l'appropriation du corps des femmes, du difficile combat de celles qui ont été abusées pour se libérer. L'histoire est écrite par les vainqueurs, les dominants, la rude tâche du dominé est de se réapproprier la leur pour parvenir à se libérer des chaînes sous lesquelles elles croulent. Très bien écrit, sans pathos, loin du plaidoyer, Olivier Auroy constate dans un premier temps, analyse ensuite et donne les pistes de la résistance, de la lutte nécessaire pour que la vraie Waan existe enfin.
Un bien sombre scénario que le destin cette femme en reconquête d'elle-même et de sa propre histoire, de ses désirs et de sa libération, peuplé de secrets lourds et louches venus du passé qui vont ressurgir et lui permettre de reprendre le contrôle de sa vie et de son corps, chercher la résilience essentielle afin de continuer à espérer. On y trouve du suspense, des personnages troubles, de l'amour, de la solidarité, des trahisons et des sordides marchés, la misérable existence de Waan et de sa mère, le sort funeste qui fut le sien ne parviennent à brider l'espoir, tant mieux.
Un beau roman noir, un personnage féminin attachant, entouré de mystères actuels et anciens, qui dénonce l'appropriation masculine, la confiscation du corps des femmes.
Notice bio
Olivier Auroy travaille depuis plus de vingt ans dans le monde de la communication en France et à l’étranger. Il est l’auteur, sous le pseudonyme de Gabriel Malika, des Meilleures Intentions du monde et de Qatarina, publiés aux éditions Intervalles. Après Au nom d’Alexandre, paru en 2016, L’Amour propre est son quatrième roman.
La musique du livre
Erik Satie – Gnossiennes N°1
L'AMOUR PROPRE – Olivier Auroy – Éditions Intervalles – 264 p. avril 2018
Photo : Pixabay