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Chronique Livre :
L'ange gardien de Jérôme Leroy

Chronique Livre : L'ange gardien de Jérôme Leroy sur Quatre Sans Quatre

photo : le port de Lisbonne, la capitale portugaise abrite toute la première partie du récit (Wikipédia)


L'extrait

« On veut tuer Berthet.
C'est une assez mauvaise idée.
D'abord parce que Berthet s'en est rendu compte, ensuite parce que Berthet ne va pas se laisser faire, et enfin parce que Berthet est un habitué de la chose. Cela le ferait presque sourire, à la longue. La mort violente fait partie de la vie de Berthet depuis tr ès longtemps. Berthet n'irait pas jusqu'à parler d'une habitude car Berthet sait que le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face.
Mais tout de même, à la longue, Berthet relativise. Surtout que Berthet a plus de soixante ans. L'âge légal de la retraite est dépassé pour Berthet. Et comme Berthet a commencé jeune et que son travail doit être, d'une certaine manière, affecté d'un fort coefficient de pénibilité, on pourrait trouver injuste socialement que Berthet soit encore sur la brèche. »


Le pitch

Berthet a une expérience professionnelle exceptionnelle dans son milieu. Plus de soixante ans et encore vivant alors qu'on a passé une grande partie de sa vie à tuer, efficacement, minutieusement, avec application, pour le compte de l'Unité, une police parallèle ultra-secrète, c'est une forme d'exploit sans précédent. L'Unité, c'est un état dans l'état, incontrôlé et autonome, qui n'hésite pas à éliminer ses agents après une mission ni des citoyens au hasard pour vérifier la loyauté de ses sbires.

Berthet devient trop dangereux, il en sait trop, il sait qu'il doit être effacer pour la tranquillité d'esprit de ses employeurs. Surtout qu'il joue sa propre partition depuis trop longtemps, cette idée fixe de protéger Kardiatou Diop, jeune femme d'origine sénégalaise, qu'il couve depuis qu'elle est adolescente. Personne ne sait l'origine de cet acharnement mais il y met tout son cœur et toutes ses ressources. C'est même la seule chose qui compte pour lui désormais, avec la poésie qui lui est vitale, la gastronomie et Lisbonne.

Afin de mener à bien la mission qu'il s'est fixée, Berthet va avoir besoin d'une plume mémorialiste. Ce sera Martin Joubert, ancien prof, auteur de polars, la cinquantaine délabrée, angoissé, hypocondriaque, geignard, procrastinateur acharné, poète à ses heures, qui pige à droite et à gauche - et même très à droite - pour survivre. Pour tenter de sauver, peut-être, un couple en lambeau s'évaporant dans les effluves des alcools, dont il abuse, pour dissoudre ses paniques anxieuses et les brumes des psychotropes qu'il avale comme des cacahuètes lors de ses libations.

Kardiatou Diop, 35 ans et belle à se damner, est désormais est au gouvernement. Un poste de secrétaire d'état, certes, mais elle est l'étoile montante de la gauche au pouvoir. Berthet veille toujours sur elle. Il sait les combats à venir, les risques qu'elle encourt, sa vie menacée autant par ses amis que par ses ennemis. L'extrême-droite, représentée par le Bloc Patriotique et sa chef Agnès Dorgelles qui a succédé au vieux Roland, son père encore plus facho qu'elle, navigue à vue, Kardiatou a les faveurs de l'opinion et il est délicat de l'attaquer trop ouvertement.

Trois personnalités hors du commun plongées dans une tambouille politique aux équilibres instables, épicée d'une bonne dose de barbouzes et de salopards habiles, font des vagues dans le bouillon démocratique !


L'avis de Quatre Sans Quatre

Bienvenue au royaume des barbouzes ! Berthet est une icône du meurtre politique, discret ou pas, selon les commandes ou l'intérêt de cette fameuse Unité, de l'invisibilité et de la clandestinité. Il n'est certes pas un ange mais il est gardien de Kardiatou, Cerbère attentif, il a tout risqué pour la protéger, faciliter sa vie et lui permettre de valoriser son potentiel qu'il avait deviné énorme.

En deux actes, Jérôme Leroy présente les forces en présence, distille les informations sur les clans, les rivalités, les stratégies possibles et amène ses personnages à l'acmé qui sera débriefée dans une troisième partie révélatrice. Le lecteur navigue dans les eaux putrides et glauques des services d'ordres fascisants, des officines gouvernementales crapuleuses, des dénis de démocratie et de cette Unité dont personne ne sait si elle est encore réellement dirigée, par qui et pourquoi.

Tout au long de la première partie du roman, Berthet revient sur ses nombreux souvenirs d'opérations fatales, de rencontres ultra-secrètes et de l'adolescence de Kardiatou. Polar puissance dix évidemment que L'ange gardien mais, aussi, formidable roman d'amour platonique, obstiné et absolu d'un homme à l'extrême limite de la marge pour une jeune fille belle et intelligente. Ces qualité ne suffisent pas à expliquer ce fanatisme qui risque de lui coûter la vie. Le bilan d'une existence hors-normes mêlé à la réalité de plus en plus prégnante du danger qui accompagne chacun de ses pas. Une déambulation aux frontières de l'anéantissement et de la volonté sauvage de préserver celle à qui il a voué toute son énergie.

Martin Joubert entre en scène dans une seconde partie musclée et pleine de surprises. Un looser de compèt qui ne sait ni garder sa compagne ni la quitter ou, du moins, la laisser partir. Un magnifique portrait d'écrivain raté, d'alcoolo pleurnichard, capable de sursauts moraux convulsifs mais inapte à se prendre en main. Berthet/Joubert, c'est l'alliance de la carpe et du lapin, la poésie en commun mais des expériences totalement étrangères, opposées, incompatibles.

Kardatou enfin, comme pour tout expliquer, justifier le récit, le sublimer. Un troisième acte superbe, transpirant d'amour, Kardiatou seule fleur à embellir le fumier du réel. La seule à bénéficier de son nom, Berhet a des identités à revendre, Joubert est un pseudonyme d'auteur, Kardiatou Diop est elle-même, fière de son identité, n'hésitant pas à « faire sa négresse » pour agacer les imbéciles. Elle a le don de susciter l'admiration et l'amour fou, elle, l'enfant du ghetto de La courée rouge à Roubaix, normalement dévolue aux troisième ou quatrième rôle par la société.

L'ange gardien est indubitablement un thriller hautement politique, comme Le Bloc (Série Noire 2012), il décrypte la montée rapide de l'extrême-droite et les complicité et manipulations qui aident à cette montée. On est loin de l'oeuvre totalement imaginaire, L'Unité a l'odeur du SAC, le parfum de projets aussi dangereux que GLADIO. Jérome Leroy écrit sans concession, sans servir la soupe à quiconque mais superbement juste et efficacement. Un polar salutaire, utilement iconoclaste et, surtout, passionnant de bout en bout. Un cocktail amour fou, poésie, politique qui fonctionne merveilleusement !


Notice bio

Jérôme Leroy est né en 1964. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres (romans, nouvelles et poésies). Après Le Bloc, paru également à La Série Noire qui a reçu le prix Michel-Lebrun 2012, consacré à l'irrésistible ascension d'un parti d'extrême-droite dans une France en crise profonde, il continue sur un sujet très proche avec L'ange gardien, prix Quais du Polar 2015.


La musique du livre

Berthet lit beaucoup de poésie, des éditions rares mais il écoute également de la musique, comme lorsqu'il part en voiture pour Étretat avec sa maitresse Amina et qu'un concert de Jacques Loussier passe sur France Musique, l'Allegro du Concert Italien. Rentrés à Paris, Berthet lui fait découvrir le duo Jean Ferrat – Christine Sèvres qui interprête La matinée.

Kardiatou se dandine sur la banquette arrière de sa voiture de secrétaire d'état sur The Delfonics, Means I love you, et enfin, Kardiatou toujours qui montre à son amie Nouara comment fonctionne un jukebox qui se met à jouer Un été de porcelaine de Mort Shuman.

 

L'ange gardien – Jérome Leroy – La Série Noire – 332 p. août 2014

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