Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
L'EMPREINTE de Alexandria Marzano-Lesnevich

Chronique Livre : L'EMPREINTE de Alexandria Marzano-Lesnevich sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Étudiante en droit à Harvard, Alexandria Marzano-Lesnevich est une farouche opposante à la peine de mort. Jusqu’au jour où son chemin croise celui d’un tueur emprisonné en Louisiane, Rick Langley, dont la confession l’épouvante et ébranle toutes ses convictions. Pour elle, cela ne fait aucun doute : cet homme doit être exécuté.

Bouleversée par cette réaction viscérale, Alexandria ne va pas tarder à prendre conscience de son origine en découvrant un lien entre son passé, un secret de famille et cette terrible affaire qui réveille en elle des sentiments enfouis. Elle n’aura alors cesse d’enquêter inlassablement sur les raisons profondes qui ont conduit Langley à commettre ce crime épouvantable.

Dans la lignée de séries documentaires comme Making a Murderer, ce récit au croisement du thriller, de l’autobiographie et du journalisme d’investigation, montre clairement combien la loi est quelque chose d’éminemment subjectif, la vérité étant toujours plus complexe et dérangeante que ce que l’on imagine.


L'extrait

« Le dernier jour, nous attendons sur le tarmac d'un aéroport l'avion qui va nous ramener à la maison. Retour aux samedis où débarquent mes grands-parents, retour aux soirées que mon père passe à boire à la table de la cuisine, retour aux crissements de ses pneus qui chassent le gravier quand il part au milieu de la nuit. Je me rappelle une lourdeur nouvelle dans mon corps mais peut-être est-ce l'oeuvre du temps, une impression rétrospective. Sur le tarmac, le soleil de l'île ricoche sur les engins métalliques à l'arrêt, si vif qu'il me fait mal aux yeux.
Mon frère est debout devant moi. Il est encore maigre, pas encore tout à fait à l'abri des périls de notre naissances, et la coupe en brosse que ma mère lui a fait faire pour le voyage souligne la forme de son crâne, faisant ressortir ses yeux ronds et interrogateurs. Tandis que nous attendons, il replie ses mains sous son menton comme de petites pattes et avance ses dents du bas. Avec ses grands yeux et sa tête toute menue, c'est un vrai petit écureuil. Nous rions, mes sœurs et moi. Déjà, c'est le comique de la famille, celui qui, malade pendant si longtemps lorsqu'il était petit, veut désormais faire rire les autres. Ensuite, il raconte une blague. Il y est question de sept frères chinois. Pour la chute, l'un d'entre eux grille sur la chaise électrique.
« Qu'est-ce que c'est ? » je demande.
Je suis une enfant fière, et je suis vexée de devoir poser la question, mais quelque chose dans l'expression « chaise électrique » exige d'être compris.
Le temps que je comprenne ses mots, je suis contre la peine de mort. La mort, c'est ce dont j'ai peur. La mort, c'est ce qui a emporté ma sœur ; la mort, c'est ce que les adultes redoutent pour mon frère ; la mort, c'est ce dont je fais des cauchemars. À travers les livres de ma mère et les histoires de mon père, j'ai commencé à envisager la Constitution comme un document d'espoir. La loi que j'aime tant peut donc imposer la mort ? Peu importent les raisons évoquées dans les livres de droit. C'est là que ça commence : avec horreur. À partir de cet instant, je serai toujours contre la peine de mort. » (p. 146-147)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Attention chef d'oeuvre !

« Il n'existe pas d'histoire simple. Il n'existe pas d'histoire achevée. »

Un chef d'oeuvre, c'est dit. Parce que, lorsqu'on en croise un, il ne faut pas avoir peur de le proclamer et L'empreinte est cette trempe, de celle des grands livres dont l'histoire et les personnages ne vous quittent pas, qu’ils vous hantent très longtemps après en avoir tourné la dernière page. Est-ce un roman ou une biographie ? Franchement, peu importe le flacon, l’ivresse et tout le toutim, ce bouquin séduit, ravi, captive et vous déconnecte les neurones pour vous envoyer au coeur même du récit. Ce genre de classification superfétatoire pourrait conduire certains, ou certaines, à se priver de cette magnifique lecture et ce serait bien dommage. Tranchons pour en finir avec ce détail inepte que c'est une biographie qui se lit comme un roman, un roman dont un des personnages principaux porte le nom de l'autrice, et n'en parlons plus. C'est encore le meilleur moyen de ne pas passer à côté du principal : la maîtrise du récit, le talent d'écriture et la profondeur de ce qui est offert aux lecteurs.

Alexandria, jeune étudiante en droit à Harvard, décide de suivre son premier stage d'avocate dans un cabinet de Louisiane, spécialisé dans les cas de clients pouvant encourir la peine de mort. Les défenseurs y obtiennent de remarquables résultats devant les tribunaux, très peu d’échecs et elle veut contribuer à leur lutte. La première affaire à laquelle l'étudiante va être confrontée est la bonne, ou la pire, celle qui va transformer radicalement sa vie, puisqu'elle va entrer peu à peu en résonance avec ses propres traumatismes d'enfance. Traumatismes dont elle n'a qu'en partie conscience et qui vont resurgir au fil de sa lecture du dossier judiciaire - trente mille pages ! La jeune femme, farouche opposante à la peine capitale, une opposition viscérale, va se découvrir une telle répulsion pour le criminel dont elle étudie l’affaire qu’elle prend conscience que, sur ce cas précis, elle souhaite la mort de l’assassin. Une prise de conscience qui la conduira à mettre un terme à son stage et à changer d’orientation professionnelle.

Le tueur, c’est Rick Langley, un homme chétif, plus petit que la moyenne, ayant toujours paru plus jeune que son âge. Il a avoué avoir étranglé le petit Jeremy, 6 ans, ensuite ses versions divergent selon ses interlocuteurs. on ne sait pas réellement s’il l’a violé - du sperme a été trouvé sur les vêtement du petit garçon -, ou s’il a abusé de son corps après son décès. Entre ses vantardises auprès de ses compagnons de cellule et ses aveux puis dénégations successives, tout devient vite flou.

Langley était un voisin du gamin, il gardait les enfants du couple qui l’hébergeait dans une maison délabrée, malgré plusieurs condamnations et arrestations pour attouchements sur mineurs. Son forfait accompli, il participera aux recherches après avoir caché le corps dans le placard de sa chambre durant trois longs jours. Rick, c’est presque un archétype de l’abuseur, enfance difficile, sa mère, désormais alcoolique et toxicomane, l’a attendu et a accouché dans des conditions démentes, après un accident de la route lui ayant coûté une jambe et la vie de deux de ses enfants dont un très jeune garçon qui hante Rick. Un frère décapité avec qui il entretient des conversations hallucinatoires. Ce qui fera douter les jurés de sa santé mentale et de son accessibilité à la peine capitale, à laquelle il sera pourtant condamné en première instance.

Au moment où Alexandria fait la connaissance du dossier Langley, sa condamnation a été commuée en prison à vie et s’ouvre un troisième procès. La jeune stagiaire, profondément choquée par ce qu’elle découvre, laisse affluer à sa mémoire sa propre histoire. Les mains de son grand-père remontant ses jambes, les soirs d’été, lorsque sa sœur, Nicola, et elle dormaient dans la maison de vacances sur l’île de Nantucket, sous la garde de leurs grands-parents. Au fur et à mesure qu’elle avance dans les pièces de l’accusation, la main de l’aïeul monte de plus en plus haut, les agressions se font plus précises, plus crues. Elle et sa soeur sont victimes de ses abus chaque nuit, contraintes au silence par la peur inspirée par le vieil homme, ôtant son dentier, démontrant ainsi qu’il est un sorcier et qu’il peut les anéantir. Elle se revoit uriner au lit afin d’être repoussante, cacher son corps sous des couches informes de vêtements trop grands.

« Mon corps était un artefact inimaginable emmaillotté dans des vêtements informes de couleur sombre, une chose que je tentais de toutes mes forces d'oublier. »

Elle en parlera à ses parents, après des années de sévices, leur réaction fut aussi étonnante qu’insuffisante. Alexandria est descendante d’une lignée d’avocats, sa mère, son père, son grand-père. Elle a passé son enfance environnée de livres, reliés de cuir, contenant les divers aspects de la loi, de la justice. La mort et la maladie l’accompagnent depuis sa naissance, naissance multiple avec une soeur décédée très vite et un frère toujours maladif, couvert de cicatrices opératoires. Le corps d’emblée objet de souffrance, bien avant d’être siège de plaisir. Atteinte par la maladie de Lyme, elle ne pourra suivre le parcours scolaire des enfants de son âge, et sera enseignée à domicile jusqu'à l'université, ce qui ajoutera sans doute à son isolement, même si elle préfère qu'il en soit ainsi. Qu'a vécu sa mère lorsqu'elle était enfant avec ce père devenu grand-père abuseur ? Qui viole le soir et regarde la messe en priant le dimanche matin en quête de pardon divin ?

« Je la mettais au défi, je me mettais au défi, et je me débarrassais de quelque chose, espérant que le temps viendrait ensuite de s'en remettre. Je me suis armé intérieurement. »

Pour la jeune Alexandria, la loi peut tout expliquer, tirer la substance d’un dossier et répondre à toutes les questions. Peu à peu, ce socle, ces fondations de sa pensée vont se fissurer et laisser émerger une autre manière d’appréhender le monde et les êtres qui le peuplent. Pas question de remettre en cause le bien fondé des textes, mais apprendre, pas à pas, une approche plus globale, faire l’apprentissage des différents points de vue et être capable de les admettre pour se détacher des réactions instinctives émotionnelles qui brouillent la vision et gênent la lucidité.

L’empreinte est un univers à part entière, impossible à résumer, une double quête mais un but unique et impossible : la vérité. Vérité sur le crime de Rick Langley, vérité sur ce qui est arrivé à la petite Alexandria et à sa soeur. Et résilience. Comprendre les mobiles qui poussent le grand-père ou Langley à commettre l’innommable, disséquer les ressorts des protagonistes du dossier, en particulier Lorilei, la mère de la victime, qui, malgré sa douleur immense, refuse l’exécution de l’assassin de son fils pour ne pas arracher à la vie l’enfant d’une autre femme.

« Lorilei a expliqué qu'elle avait commencé à éprouver de l'empathie pour Ricky parce qu'elle s'est reconnue en Bessie. Elle ne pouvait pas arracher son fils à une autre femme. »

Alexandria Marzano-Lesnevich se dévoile page après page, reprend un à un les cailloux semés dans le dossier de Langley pour se les approprier, apprend à se comprendre et à se reconstruire avec ces briques a priori étrangères. Il y a de la synchronicité de Jung dans ce livre, cette affaire devient soudain signifiante pour elle, elle a rendez-vous avec ce crime et cet assassin pour lui permettre de digérer ce qui lui est arrivée dans son enfance, pour assumer pleinement qui elle est. Elle nous fait le merveilleux cadeau de ses confidences, sans doute par besoin, sans doute également parce qu’elle les sait utiles pour d’autres ayant connu le même calvaire. Alexandria Marzano-Lesnevich a la grâce de se mettre plus que nue avec une élégance absolue, avec des mots sublimes qui exposent et expliquent, sans jamais rien taire, en allant au bout de son sujet, le moindre détail a son importance, l’ignorer gâcherait tout. L'angoisse de monter se coucher, la terreur du pas hésitant du vieillard dans l'escalier, l'araignée de ses doigts sous la chemise de nuit, la chambre qui devient lieu de torture, tout y est, tout est dit et la force du livre vient que le lecteur le découvre en même temps que l'auteur.

« L'homme au centre de ce procès, dont la personnalité sera interminablement discutée et débattue, interminablement reconstituée et disséquée dans un dossier qui finira par faire trente mille pages, cet homme restera en ce sens une énigme. Il est bien possible que ce que l'on voit en Ricky dépende davantage de qui l'on est que de qui il est. »

Superbement écrit, avec une sincérité et une humanité exceptionnelle, ce livre rare, touchant aux thèmes sensibles de l'inceste et de la peine de mort, très émouvant, est un bijou précieux, un témoignage terrible et un formidable exemple de résilience et d’intelligence, dont ne sont capables que ceux qui ont accepté de regarder l’essence de leur être et ont eu le courage de l’accepter.


Notice bio

Alexandria Marzano-Lesnevich est la fille de deux avocats. À l’instar de ses parents, elle a fait des études de droit avant de s'en détourner pour des raisons qui nourrissent son oeuvre. Elle est l’autrice de L’Empreinte, salué par la critique, notamment par The Guardian. Amazon qui l'a désigné comme un des meilleurs livres de 2017.

Ce premier récit littéraire lui vaut de remporter le Chautauqua Prize ainsi que le Lambda Literary Award for Lesbian Memoir en 2018. Elle a également reçu un Rona Jaffe Award en 2010 (un prix qui récompense chaque année des autrices débutantes) ainsi que plusieurs bourses et résidences d'artistes.

Passionnée par l’écriture et le journalisme, elle a contribué à des journaux prestigieux tels que The New York Times ou Oxford American. Alexandria Marzano-Lesnevich a collaboré avec d’autres autrices pour proposer une anthologie intitulée Waveform : Twenty-First-Century Essays by Women célébrant le rôle des femmes essayistes dans la littérature contemporaine.
Alexandria Marzano-Lesnevich vit à Portland dans le Maine et enseigne la littérature.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués dans le livre : The Pink Floyd, Bob Marley, Alpha et Antonio Vivaldi...

Giacomo Puccini - La Tosca - E lucevan le stelle – Luciano Pavarotti

Pixies - Where Is My Mind

Waylon Jennings - Are You Sure Hank Done It This Way

Garth Brooks - Ask Me How I Know

Yes - Owner of a Lonely Heart

Bette Midler – The Rose


L'EMPREINTE – Alexandria Marzano-Lesnevich – Sonatine Éditions – 465 p. janvier 2019
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié

photo : Pixabay

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