Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
L'ESPION INATTENDU de Ottavia Casagrande

Chronique Livre : L'ESPION INATTENDU de Ottavia Casagrande sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir un grand-père digne d’un roman !

La narratrice de ce livre est la petite-fille de Raimondo Lanza di Trabia, un prince sicilien, dandy extravagant et charmeur qui fut, pendant les neuf mois qui suivirent le début de la Seconde Guerre mondiale, l’espion de confiance de Galeazzo Ciano, ministre des Affaires étrangères et gendre de Mussolini.

Sa mission ? Mener une bataille secrète contre l’entrée en guerre de l’Italie aux côtes du Reich, la préserver des agissements du «petit caporal» Hitler et déjouer l’influence des va-t-en-guerre auprès du Duce. Pour cette mission (et pour son plaisir…) il fit tomber dans ses filets amoureux Cora, une ravissante espionne britannique débutante.

Après avoir infiltré une cellule nazie dans le Sud-Tyrol, évité le pire à Cinecittà, traversé la France en pleine Débâcle et rencontré en tête à tête Churchill… de péripéties en aventures rocambolesques (mais véridiques) les deux tourtereaux perdirent la bataille! Tout en laissant matière à écrire une histoire à suspense digne des meilleures séries.


L'extrait

« La fenêtre de la lucarne claqua violemment et une rafale de vent envahit la pièce, effleurant les deux corps nus étendus sur le lit. Les jeunes gens sursautèrent d'effroi, se croyant découverts, mais ce n'était que le souffle annonciateur de l'orage qui menaçait. À contrecoeur, Raimondo s'arracha aux bras de Cora et se leva pour refermer la fenêtre.
« Alors, dis-moi, depuis quand m'as-tu découverte ! »
La jeune femme frissonna et glissa ses longues jambes sous le drap de coton rêche. La masse de ses cheveux épais et brillant recouvrait l'oreiller telle une vague sombre.
« Je te le répète : j'ai compris tout de suite. »
Raimondo ramassa son pantalon par terre et fouilla sa poche à la recherche de ses cigarettes. Il en alluma une, et rejoignit Cora dans le lit.
« Mon nom aussi ?
- Ça a été le premier indice. Il y avait des étiquettes portant ton vrai nom cousues partout, sur toute ta lingerie... »
Cora écarquilla les yeux et lui flanqua une chiquenaude affectueuse sur la nuque... « sur tes culottes, sur tes soutiens-gorge, sur tes bas...
- Même sur mes bas ?
- Surtout !
- Quelle erreur de débutante ! S'exclama-t-elle, vexée de sa propre naïveté.
- Certains ont perdu la vie pour moins que ça : des boutons de veste ou des monogrammes sur des chemises, entre autres... » Raimundo la regarda, elle semblait vraiment en colère contre elle-même. « Ensuite, c'était facile de deviner le reste. Cette histoire de dépression ne tenait pas la route, par exemple.
- Et tu ne m'as rien dit ? » Une autre chiquenaude tomba sur la nuque de Raimondo, un peu moins affectueuse, cette fois-ci.
« Je te le répète : je ne voulais pas saper ta confiance en tes qualités d'espionne.
- Tu m'as laissée me mettre en danger tous les jours ?
- Ce sont les risques du métier.
- Tu m'as envoyée au casse-pipe sans aucun scrupule ! Je ne sais pas si je te le pardonnerai un jour...
Moi ? Je te rappelle que tu travailles pour l'Intelligence Service britannique. Ce sont eux qui t'ont poussée dans le grand bain sans préparation : jeune, vulnérable et inexpérimentée, droit dans les bras de l'ennemi au sens littéral », plaisanta Raimundo en la serrant contre lui
Soudain, les yeux limpides de Cora s'assombrissent et son ton se fit grave : « Tu m'as fourni de fausses informations ? »
Raimondo hésita.
« Disons que nous avons entamé une conversation constructive avec tes supérieurs », lâcha-t-il enfin, avec prudence. » (p. 34-35)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Le prince Raimondo Lanza di Trabia revient tout juste des États-Unis, envoyé là-bas en émissaire spécial par son ami, Galeazzo Ciano, ministre des Affaires étrangères et gendre de Mussolini. But de la mission : évaluer la réelle menace d'une arme, réputée apocalyptique, que les Américains seraient en train de mettre au point dans le plus grand secret, après avoir mobilisé pour cela la crème des scientifiques, mathématiciens, physiciens, chimistes, qu'ils ont pu convaincre de participer à ce projet. La guerre gronde en Europe, la Pologne est envahie, la France et l'Angleterre, conformément aux accords d'assistance mutuelle signés, ont déclaré la guerre à l'Allemagne. Une grande inconnue persiste : l'Italie va-t-elle prêter main forte aux rêves hégémoniques de Hitler et ouvrir un nouveau front au sud ?

Ciano y est opposé, farouchement, il sait l'armée italienne en piteux état et prévoit un effondrement de son pays et du fascisme. Dans l'entourage de Mussolini, quelques généraux corrompus et leurs corrupteurs, industriels ayant intérêt à l'engagement de l'Italie aux côtes de l'Allemagne poussent, au contraire, à déclencher les hostilités. Dans chaque camp tous les moyens sont bons pour triompher, c'est à cette lutte souterraine que participe Raimondo, au cours de laquelle il devra affronter les plus hauts gradés des services de renseignement militaires.

Les nouvelles ramenées d'Amérique par l'espion du ministre ne font que confirmer ses craintes : bientôt les alliés vont disposer d'une arme de destruction massive, et ce n'est pas George Bush qui le dit, l'information, bien que parcellaire, est crédible. La guerre serait une catastrophe pour la péninsule, et signerait la fin du régime. Membre du SIM, les services de renseignement militaire fasciste, Raimondo se voit alors donner pour objectif de manipuler des groupes du Tyrol italien, pro hitlériens, afin de fomenter une révolte qui mettra un terme à l'amitié germano-italienne et enterrerra une bonne fois pour toute les ambitions belliqueuses des marchands d'armes.

Il embarque dans ses bagages Elisabeth White, officiellement professeur dans un collège catholique romain, officieusement espionne pour le compte de l'Angleterre. Celle-ci était sur le point de se faire arrêter. Il faut avouer qu'elle n'est pas une James Bond, loin de là. Novice dans cet art, la jeune femme a reçu pour simple feuille de route de noter les mouvements de la marine italienne et les transmettre à Londres. En plus de ses activités, Elisabeth, ou Cora, son véritable prénom, est la maîtresse de Raimondo. Une des maîtresses de Raimondo, séducteur impénitent, logeant dans les meilleurs hôtels, dépensant sans compter la fortune familiale, tenue par sa grand-mère, propriétaire d'une immense latifundia en Sicile. Cora est sur le point d'être découverte par le contre-espionnage, Raimondo, pour la sauver, l'entraîne avec lui dans son périple alpin. Ce ne sera que le début d'une longues suites de péripéties au cours desquelles, aussi bien l'agent secret italien que l'espionne anglaise vont devenir les proies d'une course-poursuite démentielle à travers l'Europe en guerre.

Peu à peu, au contact de Raimondo et devant les mille dangers encourus, Cora va se révéler, prendre de l'expérience, montrer elle-aussi de réelles qualités de survie en milieu hostile. Nous sommes en 1940, la nazisme n'a pas encore donné toute sa mesure, on ignore les camps, on ignore les horreurs de l'est, et la noblesse anglaise n'est pas insensible aux théories fascistes, on peut même dire qu'elle y est, dans une large partie favorable. L'Italie n'est pas un ennemi, qu'Elisabeth White fréquente un partisan du Duce, sans être révulsée, n'est donc pas extraordinaire. Cora est une patriote, elle sert son pays, Raimondo également, mais avec une rouerie étrangère à sa compagne qu'il manipule sans scrupules afin de lui faire envoyer de fausses informations.

Raimondo a tout du Jean-Paul Belmondo des Tribulations d'un Chinois en Chine, l'aplomb, le mépris du danger, les exploits inventifs pour se sortir d'un mauvais pas à l'ultime seconde, un dandy aristocrate, embringué dans les arcanes du renseignement fasciste, par désœuvrement et par amitié, pas un politique. Il n'a pas plus de colonne vertébrale idéologique que d'attachement au régime de Mussolini, un voyou, comme le dit sa grand-mère qui ne digère pas la réforme agraire voulu par Rome. Cet aspect du régime fasciste apparaît clairement dans L'espion inattendu : la prise du pouvoir par les grands industriels aux dépends de la noblesse historique des campagnes. 

Ce n'est rien révéler de l'intrigue que de dire que les efforts du gendre du Duce et de Raimondo vont échouer, puisque l'Italie entrera en guerre contre les alliés en juin 1940. Auparavant, L'aristocrate espion et sa compagne auront tout tenté, poursuivis par une meute d'assassins lancés à leurs trousses par les factieux, victimes de petits fonctionnaires tatillons de la police politique. Le ministre lui-même risque gros à s'opposer à ces personnages de l'ombre.

Ciani et Raimondo n'essaient en rien de renverser le régime, bien au contraire, ils ont pour ambition de le protéger car ils savent que celui-ci ne pourra survivre à un conflit. Raimondo va tout oser, avant une fuite sur les routes encombrées de réfugiés de l'Exode de juin 40 en France, avec, à ses trousses, ses rivaux des services de renseignements. C'est là la partie historique de ce texte, les affrontements au cœur du pouvoir, la corruption, les cabales d'officiers de haut rang, la machinerie totalitaire des petits fonctionnaires censeurs à l'affut de la moindre trace suspecte dans un courrier, que même la position de Ciani ne peut totalement écarter.

« Il éprouva de la nostalgie de son père dont la prophétie s'était avérée. Le fascisme avait échoué, pas uniquement à cause de la corruption qui infestait ses rangs, de la violence de ses idées et de ses méthodes, et de la myopie de sa politique, mais parce qu'il n'avait pas produit, comme il avait prétendu le faire, d'hommes meilleurs. »

Cela n'empêche que Raimondo s'est tout de même engagé dans les troupes italiennes ayant été prêter main forte à Franco lors de la guerre d'Espagne. Et pas pour y faire de la figuration, ses décorations en font foi. Raimondo a sur les mains le sang des Républicains espagnols et les milliers de morts déjà provoqués, à l'époque, par les miliciens en chemises noires du régime à travers l'Italie. Le roman le présente sous des traits sympathiques, il l'est, attachant, ce qu'il fut sans aucun doute. Un peu dilettante, fêtard, séducteur, n'hésitant pas à risquer sa vie pour sauver celle de Cora, qu'il aime sincèrement. Un aventurier au sens littéral du terme. Pourtant, il n'y a pas de gentil fasciste dédiabolisé qui tienne, participer à cette folie meurtrière que fut l'instauration du régime mussolinien et son cortège d'exécutions sommaires n'a pu que vous salir à jamais. Quel que fut votre rôle.

Roman d'action, les aventures de Cora et Raimondo sont palpitantes, rocambolesques, nourries en anecdotes par les carnets de l'agent secret italien, donc de faits réels, par sa petite-fille, autrice de cet ouvrage. Une belle histoire d'amour au milieu des pires convulsions de l'histoire, qui nous conduit des plateaux de la Cinecitta aux embouteillages de la Débâcle en France, ou auprès de Churchill himself ! Une jeune femme courageuse, déterminée, un espion solaire, lumineux, gravitant autour de l'astre noir du fascisme, un sacré duo.

Souvent drôle, pétillant, fantasque, plein de suspense, de coups de théâtre et de rebondissements, une lutte au sommet du pouvoir fasciste italien à propos de l'entrée en guerre...


Notice bio

Ottavia Casagrande a étudié au Goldsmiths College de Londres et obtenu un diplôme en Drama and Theatre Arts. Elle a mis en scène des pièces de théâtre en Italie, au Royaume-Uni, en France et en Russie. Avant d'écrire L'espion inattendu, elle a publié une biographie de son grand-père mythique, en collaboration avec Raimonda Lanza di Trabia, sa mère.


La musique du livre

Franz Schubert – Trio pour piano et cordes N°2 - Renaud Capuçon, Gautier Capuçon et Frank Braley

Emile Carrara – Les Yeux Noirs

Giuseppe Verdi – Rigoletto


L'ESPION INATTENDU - Ottavia Casagrande – Éditions Liana Levi - 264 p. février 2020
Traduit de l’italien par Marianne Faurobert.

photo : Wikipédia

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